41. Fin d'une ère - Partie 6

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Tout à coup, les chaînes arrachèrent Amos de l'eau pour le suspendre la tête en bas, le visage blême, marqué par l'effort désespéré de s'accrocher à la vie. Il recracha violemment l'eau qui encombrait ses poumons et put péniblement aspirer un peu d'air. Son souffle rauque ne fut qu'un murmure de douleur : "Papa, pourquoi… ?"

"Laisse-moi tranquille !" se lamenta Mezhelan. Cette question, ces mêmes mots répétés par son garçon des dizaines et des dizaines de fois, s'incrustaient dans son esprit. Et à chaque écho, la culpabilité le rongeait davantage, érodant peu à peu sa raison.

Le démon s'approcha pour murmurer à son oreille : "Ƭu veux ɋuə çɐ ƨ'arrête ? Ʌloʁƨ enchaîne-ʇoı. Renonce á ʇɐ ʌolonʇę, əʇ ɉə ʇə pʁoɯəʇƨ ɋuə lɐ douleur cessera ənɟın pouʁ đə ɓon."

Mezhelan sentit un frisson de terreur lui parcourir le corps. Bien qu'il ne parlait pas sa langue, il arrivait de mieux en mieux à la comprendre. Il lui demandait de s'enchaîner, promettant la fin de ses souffrances, et même s'il ne voulait pas renoncer, il était à bout de forces. Cette chose le poussait dans ses derniers retranchements, ne lui laissant aucune minute de répit et jouait avec ses peurs et ses regrets : "Non… je ne veux pas…" balbutia-t-il.

Le monstre tira encore plus fort sur les chaînes d'Amos, provoquant de nouveaux cris de supplice chez le jeune homme. Des corps pâles et meurtris, pleurant des larmes de sang, apparurent autour de lui les uns après les autres : ses domestiques, le roi, Soren et même Alina, telle qu'elle était la dernière fois qu'il l'avait vue. Chaque hurlement de son fils résonnait dans son crâne comme une sentence. Mezhelan sentait sa résistance faiblir : il ne supportait plus toutes ces visions insoutenables, qui se répétaient avec chaque jour une nouvelle méthode innovante de torture. Sa volonté, autrefois si forte, faillait fatalement sous le poids de l'horreur.

"D'accord… je vais le faire." murmura-t-il dans un souffle, souhaitant que cela cesse, ne serait-ce qu'un instant. Il saisit les chaînes avec hésitation, puis les passa autour de ses pieds avec amertume. Les chaînes se resserrèrent instantanément et s'enroulèrent autour de ses poignets. La lourdeur du métal semblait absorber toute sa chaleur, le rendant presque insensible. Il regarda Amos d'un regard terne et ne ressentit bientôt plus qu'un immense vide en lui, qui ne s'emplissait que de déception envers lui-même à chaque seconde écoulée.

Le démon se pencha vers sa nuque pour chuchoter : "Il était temps, ɉ'ɐı ɟɐıllı perdre patience."

Son haleine était si proche et si brûlante, comme si la créature s'était placée là pour le dévorer. Et combien de fois l'avait-elle fait, déjà ? Il ne s'en souvenait même plus, il avait perdu les comptes il y a déjà un moment.

Mezhelan ouvrit doucement les yeux, tandis que la sensation laissée par les chaînes de son cauchemar était encore très vivace. Chaque fois qu'il se réveillait, il priait pour qu'il ne soit rien arrivé à ses proches, mais la douleur, la nausée et la culpabilité ne disparaissaient jamais à son réveil. Il se sentait vidé, épuisé par ce combat incessant, mais eut néanmoins l'impression d'avoir un peu moins mal, cette fois. Le démon avait gagné cette bataille et il se demanda combien de temps il lui restait avant de se perdre complètement… Avant de disparaître. Il savait qu'il perdait déjà peu à peu son humanité et que bientôt, il ne serait plus qu'une marionnette entre ses mains.

Pendant qu'il se dirigeait vers la bibliothèque quelques semaines plus tard, Lise l'interpella avec inquiétude : "Maître, vous êtes particulièrement pâle. Puis-je vous apporter quelque chose ?"

Mezhelan sentit une vague de colère monter en lui sans prévenir : "Je t'ai demandé quelque chose ? Dégage !" aboya-t-il.

Lise, choquée, s'éloigna précipitamment, des larmes lui montant aux yeux.

Mezhelan s'en voulut immédiatement, mais ne parvint pas à l'extérioriser. La culpabilité et la honte le rongeaient de l'intérieur, alimentées par la présence malveillante de cet invité indésirable. Il passa le reste de la journée à se terrer dans son bureau, évitant tout contact humain. Il savait que son comportement devenait de plus en plus erratique, mais il ne pouvait rien y faire. Ses humeurs, ses paroles et le ton qui les accompagnait, tout cela lui échappait complètement.

Le mage avait malheureusement conscience que le démon avait gagné un terrain considérable ces derniers mois. Parfois, il ressentait des picotements étranges sous sa peau, comme des insectes grouillant en lui. Chaque respiration se transformait en épreuve, chaque battement de cœur en douleur sourde. Même ses pensées devenaient un chaos incompréhensible, des fragments de souvenirs torturés se mêlant aux voix obsédantes qu'il entendait.

Après autant de temps à se débattre psychologiquement et à court d'options, Mezhelan prit finalement une décision drastique. Il ne pouvait plus supporter cette situation. Il retira lentement son bracelet d'agates pour le déposer délicatement sur son bureau puis, saisit le couteau dans l'assiette devant lui, observant un instant la lame briller d'un éclat blanc. Le métal froid lui semblait étrangement réconfortant. Pourtant il tremblait, mais pas par peur de la mort, plutôt par peur de l'échec. Il savait que le démon le surveillait constamment et doutait que cette tentative puisse réellement aboutir. Si mourir était la seule solution pour mettre fin à ses tourments et protéger ceux qu'il aimait, alors il le ferait. Il devait au moins essayer.

Fermant les yeux, il leva l'arme improvisée et la pointa vers son cœur, résigné. Mais au moment où il s'apprêtait à enfoncer la lame, une force invisible le retint. Le couteau lui échappa des doigts, s'écrasant sur le sol dans un bruit dissonant. Des secousses traversaient ses mains, comme si elles cherchaient à se défaire d'une pression invisible.

Il n'en pouvait plus.

Mezhelan ouvrit tout à coup un portail pour se jeter dedans. Il courut vers une falaise, juste devant lui, mais son corps se stoppa avant de pouvoir sauter dans le vide. Ses muscles se contractaient, se crispaient, l'obligeaient à obéir à une volonté qui n'était plus la sienne : "PUTAIN !" rugit-il de toutes ses forces : "Tu ne me laisses même pas mourir en paix…"

"Ƭu es á ɯoı…" raisonna une voix dans sa tête.

La dernière part de Mezhelan qui résistait réalisa soudain qu'il n'avait plus aucune échappatoire, plus aucun espoir. Il n'avait même plus le contrôle de sa propre mort. Les murmures incessants et les visions d'horreur étaient sur le point de le rendre fou. À l'intérieur, il pleurait, se débattait, cherchait encore cette once de lumière dans les ténèbres qui l'envahissaient. Mais plus il luttait, plus le démon semblait se repaître de ses failles, étendant ses griffes dans chaque recoin de son être. Alors qu'il se sentait s'effondrer, épuisé, il murmura d'une voix éteinte : "D'accord…"

L'entité profita de cet instant de faiblesse pour renforcer son emprise. Une coquille vide prête à être remplie par les ténèbres : l'homme se sentit aussitôt submergé. Ses pensées devinrent confuses, ses émotions anesthésiées.

Un ordre impérieux s'insinua en lui, absolu, indiscutable : ouvrir un portail vers les enfers. Ce commandement s'imposa à son esprit comme une vérité universelle, éteignant le moindre élan de révolte. Il n'était plus qu'un pantin, déconnecté de lui-même, et il devait accomplir cette mission coûte que coûte.

Aussitôt, Mezhelan se téléporta dans les rues endormies d'Iserlohn. Les derniers habitants qui erraient le saluèrent distraitement, ignorant l'horreur tapie sous son calme apparent. Aucun d'eux ne pouvait deviner que cet homme, qu'ils associaient à la sécurité et à la sagesse, portait désormais en lui le présage de leur mort imminente.

Le mage les ignora, ses pupilles fendues et son regard vide maintenant fixés sur l'immensité du lac. Lentement, il s'avança sur un ponton pour lever des mains tremblantes mais déterminées. La visualisation était limpide et il commença à se mettre à l'œuvre : une porte immense dans un cadre pourpre, dont le cœur était d'un noir d'encre. Chaque détail semblait gravé dans sa mémoire, comme s'il l'avait déjà vue.

Une aura noire jaillit de la surface en s'élevant progressivement dans les airs, et ses contours éthérés s'éparpillèrent en mille morceaux. L'espace se dilata et se fractura, jusqu'à former un portail rond de plus en plus imposant, sombre et menaçant. Les eaux, habituellement calmes, commencèrent à tourbillonner sous la chaleur insoutenable qui émanait du portail, mais également à s'engouffrer à l'intérieur. Et les pontons les plus proches s'embrasèrent aussitôt.

Mezhelan baissa les bras petit à petit en souriant face à son œuvre, éreinté mais satisfait d'avoir répondu à l'ordre d'Astaroth. Son portail s'étendait sur une centaine de pieds d'envergure et puisait son énergie directement des profondeurs du lac. Il était inéluctable : jamais personne ne pourrait surpasser la puissance de cette énergie, et jamais personne ne serait en mesure de le refermer.

Une silhouette d'au moins deux mètres cinquante fut la première à émerger des ténèbres, s'avançant sur le ponton en feu. Elle vint aux côtés de Mezhelan pour le féliciter, plaçant sa large main griffue sur son visage : "Brave petite chose obéissante." dit-il.

L'esprit toujours brumeux, l'homme leva les yeux vers son maître, un étrange et incompréhensible sentiment de joie émergeant en lui à ces félicitations.

D'autres démons passèrent rapidement la porte, traversant devant eux en courant à quatre pattes comme des bêtes sauvages. Leurs yeux rouges fendus brillaient dans les ténèbres de la soif de sang. Et leurs jambes bestiales les propulsaient avec une agilité terrifiante. Ils envahirent les rues comme une marée noire, leurs griffes raclant les pavés et leurs hurlements s'élevant dans la nuit. Leur peau noire donnait l'impression qu'ils étaient des ombres mouvantes, se déplaçant à toute vitesse.

Les premiers cris de terreur retentirent lorsque les créatures tombèrent sur les quelques habitants encore présents dans les rues. Un vieil homme, qui avait salué le magicien quelques instants plus tôt, fut l'une des premières victimes. L'un des monstres se jeta sur lui, déchirant ses vêtements et sa chair avec une facilité effrayante. L'homme eut à peine le temps de hurler d'effroi avant que ses membres ne soient arrachés un par un, son corps déchiré par des mâchoires avides.

Son sang éclaboussa Mezhelan, mais il ne cilla pas, observant la scène avec une indifférence glaciale. Et les bruits de la victime se résumèrent rapidement plus qu'à des gargouillements sanglants.

Un groupe de jeunes, encore insouciants, fut rapidement pris au dépourvu et encerclé. Un des garçons tenta de fuir, mais un démon le rattrapa en un instant, plantant ses griffes dans son dos et le tirant au sol. Les autres jeunes furent rapidement submergés, leurs cris se mêlant aux rugissements gutturaux de leurs bourreaux.

Les lamentations des habitants tirés brutalement de leur sommeil résonnaient dans l'air, mais semblèrent étonnamment lointaines aux oreilles de Mezhelan. Les gouttelettes pourpres qui glissaient sur son visage ne provoquaient rien en lui. Tout ce qu'il ressentait, c'était un vide immense. Il observa avec indifférence ces choses se jeter sur les corps, car il n'était plus vraiment là, désormais. Il n'était plus qu'une ombre parmi les ombres.

Certains démons se contentaient d'observer, paraissant quant à eux presque surpris ou perdus face à ce qu'ils voyaient. Mais la plupart se jetaient immédiatement dans les maisons, fracassant les portes et les fenêtres. Ceux qui n'étaient pas tués immédiatement furent violemment tirés de chez eux pour leur simple amusement, accompagnés de terrifiants bruits de casses et de destruction.

Les rues d'Iserlohn, habituellement paisibles, devinrent rapidement un véritable champ de bataille. Le sol se joncha de débris et de corps mutilés, tandis que les maisons furent saccagées. Les plus chanceux étaient massacrés rapidement, car d'autres étaient victimes de jeux sadiques ou dévorés vivants sans pitié dans des hurlements d'agonie. L'air s'emplissait de l'odeur âcre du feu et du sang, rendant l'atmosphère encore plus suffocante et cauchemardesque qu'elle ne l'était déjà.

Mezhelan, l'âme brisée et captive, n'était quant à lui pas une cible. Appartenant désormais à leur camp, ce dernier scruta les sujets qu'il avait juré de protéger, qui tombaient entre leurs griffes démoniaques. La descente aux enfers était complète, sonnant la fin d'une ère de paix.

"Il ne reste plus qu'un petit détail… n'est-ce pas ?" chuchota Astaroth en se penchant sur l'oreille de Mezhelan : "Allons détruire tes dernières entraves."

Le mage hocha la tête, puis ouvrit un portail pour apparaître dans la bibliothèque des quartiers magiques, plein d'anticipation pour les tortures qu'il allait pouvoir infliger.

"Maître ?" interrogea une voix féminine dans son dos.

Il se tourna pour apercevoir Lise.

Les yeux de la femme se remplirent de terreur à mesure qu'elle comprenait ce qu'elle voyait. Elle essaya presque aussitôt de prendre la fuite dans un moment de panique.

Mais Mezhelan l'attrapa et la plaqua violemment contre l'une des bibliothèques : "Aaah, Lise… Si tu savais tout ce que j'ai envie de te faire…" dit-il en forçant son corps contre le sien. Elle cria, mais il étouffa sa voix en abattant fermement la main sur sa bouche. Le regard empli de mauvaises intentions, il se sentit excité par ce sentiment de supériorité. Ses doigts contre la peau tendre de sa victime, il savoura l'angoisse qu'il exerçait sur elle. Le monstre tapi dans les ténèbres se délectait de cette soumission forcée, appréciant la douce sensation qui grandissait entre ses jambes. Une soudaine érection qu'il pressa contre la gentille Lise, si charmante et si candide. Quelle saveur cela aurait-il de la goûter, de la détruire ? Ses mains bougeaient d'elles-mêmes, ses doigts traçant des lignes sur sa poitrine comme un chat jouant avec une petite souris. Il regarda dans ses yeux pour y lire toute sa terreur, toute sa confusion et tout son dégoût.

Oh oui, peu importe la naïveté dont pouvait faire preuve cette fille, elle avait très bien compris ce qui l'attendait.

Prochainement : Amos

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