Ils sont partis !
Dimanche 5 mars 1871
Glacial. Ce dimanche matin est glacial et le soleil qui parcourt lentement un ciel sans nuages n’y change rien. Il fait scintiller le givre qui recouvre la vallée mais ne l’entame pas.
Le village retient son souffle. Çà et là, une porte s’ouvre sans bruit, une silhouette se presse jusqu’au tas de bûches et au moment de rentrer, s’immobilise, saisie par un silence inhabituel.
Sur la place de l’église, les deux sœurs de la Providence, retenant d’une main leur voile, avancent prudemment. Elles lèvent les yeux vers le presbytère dont l’abbé Bouin vient d’ouvrir une fenêtre, scrutant les rues vides du village.
« Ils sont partis … » L’abbé semble encore hésiter à le croire.
Les murs du presbytère résonnent encore des festivités de la veille. Dans l’après-midi du 3 mars, l’ordonnance du colonel avait convoqué l’abbé et le maire dans la grande salle du presbytère où se tiennent habituellement les réunions, celles du conseil municipal comme celles de la fabrique de l’église. Une salle que le colonel et son état-major réquisitionnent depuis 10 jours, alors que leurs troupes occupent le village, rançonnant, menaçant, humiliant les sougéens jusque dans les fermes isolées. Il n’y a guère que les caves qu’ils évitent, les grottes comme ils disent.
Ce 3 mars donc, l’abbé Bouin et Félix Guérineau se tiennent dans le coin le plus éloigné de la grande cheminée devant laquelle le jeune lieutenant s’est immobilisé, leur tournant le dos. D’un geste vif il se retourne et apostrophe Félix Guérineau :
« Monsieur le Maire persiste à refuser de répondre à nos convocations !
- Mr Gaudissard a contracté la vérole, il est très malade, nous ne savons pas à ce jour s’il s’en remettra.
L’abbé a répondu avec plus de vivacité qu’il n’aurait voulu et Félix Guérineau reprend :
- Vos soldats vous en ont sans doute informé, ceux qui sont allé chez Mr le maire quand vous êtes arrivés chez nous et qui ont pris le temps de faire griller un cochon dans sa cour, juste devant sa chambre ….
Le lieutenant ne relève pas et poursuit : « Nous avons reçu un ordre de marche, nous allons devoir vous quitter. Le colonel souhaiterait vous dire aurevoir correctement et vous prie d’organiser un repas de fête pour ses officiers, repas auquel vous assisterez. Demain soir. Il faudra aussi s’assurer du ravitaillement de nos soldats avant leur départ.
- Nous n’avons plus rien, et vous le savez !
- Cherchez bien, Mr Guérineau …. Monsieur l’abbé, nous vous rendrons demain soir la clé de votre église, bien entendu. Messieurs …
« Monsieur l’abbé ! » Rémy Auriau, le sacristain, est sur le perron de l’église et l’appelle. Une dizaine de personnes ont rejoint les sœurs sur la place, d’autres arrivent. On se regarde, on s’interroge, à voix basse d’abord, craintivement encore. Rémy Auriau reprend : « Monsieur l’abbé, on est dimanche ! »
L’abbé Bouin s’ébroue comme au sortir d’un cauchemar, attrape la grosse clé de l’église et gagne vivement la place.
Pendant que le sacristain et les deux sœurs s’affairent à préparer l’autel pour l’office, le premier depuis des mois, l’abbé regarde ses ouailles arriver. Chacun cherche du regard ceux dont il est sans nouvelles après ces mois terribles et alors qu’à la guerre et à l’occupation s’ajoutent des épidémies qui déciment les campagnes plus radicalement encore que les uhlans les plus sauvages !
Elles sont là, les veuves de cette guerre. Elles se sont regroupées, sans un mot, serrées dans l’espace clos de leurs chagrins. Il y a celles de la Gasnerie, Agathe Audebert et Héloïse Samson, dont les maris sont morts le 26 janvier dernier. Héloïse s’assoit, elle est épuisée et s’inquiète pour l’enfant qu’elle attend et qui se tient tellement sage depuis ce 26 janvier. Le petit Louis s’installe sur ses genoux tandis que la petite Valérie se blottit contre elle. Elles sont bientôt rejointes par Eulalie, du bas du cimetière, avec ses deux petits et puis par Odile, de Saint-Amador et ses deux garçons.
Deux jeunes filles tenant une fillette et un garçonnet par la main s’avancent dans l’allée centrale. L’abbé Bouin s’adresse à l’ainée : « Comment va ton père ? » Eugénie Gaudissard hausse simplement les épaules et pousse ses frères et sœurs vers un banc.
A ce moment-là, Félix Guérineau et son fils remontent d’un pas décidé jusqu’au chœur de l’église : « ils sont partis, plus un prussien à la Grand’Voie ou aux Ponts de Braye, plus personne non plus à Neuilly, ni au Camp de César ! Plus un uhlan à l’ouest du village !»
« Les derniers ont pris la route de Montoire, au petit matin. On les a vus passer, de Villée, toute la journée d’hier et on les a entendus toute la nuit. Ça y est, ils sont vraiment partis. » Jacques Richard est essoufflé, il est venu aussi vite qu’il a pu.
L’église bruisse. Au soulagement se mêlent les questions, nombreuses. Il y a, très prosaïquement, toutes ces familles, dépouillées méthodiquement par l’occupant, mais aussi par des armées françaises en haillons, affamées, désarmées. Des familles qu’il va falloir nourrir.
Et puis il y a les hommes, soldats d’une armée en déroute, dont on est sans nouvelles, embarqués dans une équipée aveugle, égarés par une déflagration qui laisse le pays entier assommé.
« Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ? Pourquoi ? » La jeune femme qui vient de se lever impose le silence. Sa voix est haute et claire. Elle ne tremble pas, elle est impérative, elle veut des réponses. Elle veut qu’on lui rende son fiancé, elle veut se marier, ici, dans sa belle robe blanche. Valérie attend Jules. Jules Sirugues, ce jeune médecin venu de sa Bourgogne natale, s’installer ici et bien décidé à ne plus en repartir, pour elle.
Sa question rebondit dans la grande nef de l’église, chacun l’attrape, la relance. Oui, comment ? Pourquoi ?
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