La fuite - Chapitre 2

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Séoul, 19 janvier 2020 20 h 13. Arrondissement de Gangnam-Gu, quartier de Sinsa-dong.

Je suis lessivé de ma journée de castings et feindre l’intéressement est une torture. Impossible d’apprécier pleinement le décor cosy de ce restaurant. Ici, je ne me suis jamais senti à l’aise malgré le personnel aux petits soins et les plats délicats. Ce lieu est devenu mon endroit favori pour les ruptures amoureuses. Ce soir, ce sera déjà la cinquième en six mois. Je n’ai aucune appréhension, aucun doute sur ma décision.

L’impatience d’en finir avec cette mascarade me pèse et la jolie brune assise en face de moi commence à me taper sur les nerfs.

Elle ne fait que parler de ses « Followers » et autres abonnés Instagram. Depuis qu’une photo de nous deux a circulé sur Facebook, son nombre de vues explose les compteurs.

Je n’ai pas envie d’en entendre davantage ni de l’observer se dandiner comme une dinde. Il s’agit de notre second rendez-vous et c’est un fiasco. Outre nos différences d'intérêts, à deux reprises elle a renvoyé son plat et le vin qu'elle jugeait trop chaud. J’ai dû intervenir pour qu’elle présente ses excuses au serveur pour son attitude inconvenante, sans obtenir le moindre résultat sur son comportement.

Je perds mon temps.

— Soo-In, nous devons arrêter de nous voiler la face. Je sais que nos mères respectives veulent nous marier, mais je ne suis pas disposé à t'épouser. Il y a à peine quelques mois que je suis libéré de mes obligations militaires et je désire m’engager sur des projets à long terme. Plusieurs déplacements à l’étranger sont prévus, ainsi que des tournages de films et séries. Je devrais m’absenter souvent et pour plusieurs semaines. J’ajouterais que je n'éprouve pas de sentiment particulier pour toi.

Elle m’observe un instant, s’imprégnant de mes paroles et je suis témoin de son visage qui se décompose quand elle comprend la teneur de mes propos.

— Nous pouvons rester amis si tu le désires.

Sur ce dernier point, je mens, car j’espère sincèrement qu’elle disparaîtra pour de bon de ma vie.

Pour elle, je ne suis qu’un faire-valoir. Si j’analyse tout ce qu’elle m’annonce depuis tout à l’heure : je booste sa visibilité sur Facebook, son Instagram explose quand elle publie un message qui parle de moi et sa vidéo virale du moment sur Tik-Tok porte sur son choix de vêtement pour la soirée. A ses yeux le sujet publicitaire qui attire les foules et les marques, c'est moi.

Face à elle je n'éprouve que de l'indifférence. Sa compagnie, sa beauté, rien n’interpelle mon cœur qui demeure sourd à toutes ses tentatives à mon égard. Les mains à distances suffisantes des siennes si jamais l’envie lui prend de poser deux minutes son téléphone pour essayer une nouvelle approche.

— Nous ne pouvons pas rompre. Nos mères espèrent beaucoup de notre relation. D’un point de vue professionnel, cela t’apporterait une plus grande communauté de fans, puisque je suis l’une des plus suivies sur Instagram.

Je l’observe tandis qu’elle pianote sur son mobile, elle ne lève pas même la tête pour croiser mon regard et ne semble pas mesurer l’impact de mes mots. Je me demande sérieusement comment elle peut cumuler autant d’abonner sans décrocher quelques minutes de son appareil pour échanger avec une personne, sans passer par un écran. Peut-être sa recette douteuse de crêpes nature et bio à base de sirop d’érable importé du Canada. J’ai eu beau essayer plusieurs fois, je ne m’explique toujours pas son succès. Si ce n’est peut-être pour son visage gracieux et son accent prononcé du sud du pays. Sa plastique aussi, en maillot de bain, au bord de la piscine, quand elle prépare d’improbables cocktails. Ce joli brin de femme serait parfait avec un Jet-Setteur, ou encore un homme d’affaires qui rechercherait de la compagnie pour se divertir.

— Restons-en là. Bonne soirée.

Agacé, je me lève et quitte la table sans me retourner. Même quand elle m’interpelle et que j’entends les murmures désapprobateurs autour de nous. Les remords et la tristesse m’accompagnent quand je pense à ces jeunes femmes, alors que j’agis uniquement dans leurs intérêts. L’amour les attend quelque part, mais pas moi.

Dehors, je suis saisie par la température glaciale. J’envoie un SMS à mon chauffeur qui se présente quelques instants après le long du trottoir. Je m’engouffre à l’arrière du véhicule et sans un mot, lui donne le signal du départ.

Sur le chemin du retour, j’observe les rues par la fenêtre teintée. Les commerces défilent, essentiellement des petits cafés aux façades soignées, des arbres nus ajoutent une touche d’austérité dans l’hiver coréen. De rares passants bravent les températures négatives. La vision de quelques couples enlacés me ramène à mes propres démons. J’ai beau rivaliser d'efforts, les femmes que je fréquente finissent par m’ennuyer, parfois dès le premier rendez-vous. Tiraillé entre mon travail et ma vie personnelle, le temps me manque pour me consacrer à une relation et lui laisser l’opportunité de s’épanouir. Libéré de mes obligations militaires, ma carrière d’acteur va prendre un nouvel essor et je peux espérer obtenir des rôles d’envergures dans des longs-métrages ou des séries.

J’ai passé deux auditions ce jour : la premières pour un film produit aux États-Unis, dont le tournage est prévu cet été et un Drama qui débute au printemps. La seconde pour un long métrage très attendu, car il s'agit d'une adaptation d'un roman historique qui met en scène une romance d'amour entre la fille du roi et l’un de ses conseillers, sur fond de guerre.

Mon emploi du temps de l'année dépend de ces deux rendez-vous. Je suis tellement stressé que j’ai du mal à penser à autre chose que mes prestations. Le téléphone vibre dans ma main. J’aspire une grande bouffée d’air avant de vérifier l’expéditeur du message.

King Gon-Min. Mon agent.

« Félicitations, Yoon, tu es retenu pour les deux rôles. Le début du tournage du premier film est avancé en juin plutôt qu’en juillet. Tu devras te rendre à Hollywood, dans les studios. Et cerise sur le gâteau, tu es invité à plusieurs auditions d'importance, pour une plateforme vidéo, entre autres. Il te faudra être accompagné. Je te donnerai plus de détails demain matin. Bonne soirée. »

Mes épaules se détendent et je m’autorise à poser la tête sur la banquette de la berline. Soulagé de constater que malgré mes deux années d’absence, je ne dois pas repartir de zéro. Ce soir, contrairement à ces dernières nuits, je n’aurai aucun mal à m'endormir.

La lumière chaude du salon sublime la vue depuis les baies panoramiques. Un peu moins spectaculaire que celle de mon appartement, mais je ne m’en lasse pas. Depuis que je gagne suffisamment d’argent pour lui octroyer une pension confortable, j’ai réussi à lui trouver un trois-pièces spacieux dans ma résidence. Ma mère habite à quelques étages en dessous de mon propre logement. Nous pouvons contempler le fleuve Han et la verdure qui l’entoure, ainsi que de nombreux ponts. La tombée de la nuit rehausse le contraste saisissant avec la ville moderne.

Je repose délicatement la tasse en porcelaine quand son regard me transperse et qu’une main crochue s’agrippe à mon bras.

— Comment ça tu as déjà rompu ?

Sous le choc de mon annonce, elle a presque criée.

— Je ne souhaite pas revenir sur cette expérience. S’il te plaît, arrête de me présenter des femmes. Il n’est jamais question de sentiment ou d’amour avec celles que tu choisis. La seule chose qui les intéresse c’est ma notoriété. La dernière ne parlait que d’Instagram et de ses abonnés. J’imagine que sa mère va te rencontrer dans quelques jours pour essayer de comprendre.

Elle agite la tête de droite à gauche,

— Je m’inquiète pour toi. C’est tout.

— Tu ne devrais pas. Mes projets professionnels se concrétisent au-delà de nos espérances.

— Je ne t’ai pas élevé pour que tu ne me donnes pas de petits-enfants.

J’explose de rire et lui serre la main. Ma magnifique maman prend de l'âge. La mort brutale de mon père, trois ans plus tôt, d’une crise cardiaque, l’a brisée. Pourtant, elle a su rester digne et commence même à accepter les invitations de ses amies.

— Je te promets que tu seras grand-mère un jour.

Ma mère soupire et vide sa tasse, sans relever. J’en profite pour prendre congé.

Il est tard et je me délecte d’entrer dans les draps propres quand mon téléphone vibre sur la table de nuit. D’un coup d’œil je vérifie la provenance du message. Jung Ji-Hwan. Mes lèvres s’étirent malgré moi, des souvenirs d’enfance m’assaillent, et certains après-midis de castings remontent dans ma mémoire : lui pour percer dans la chanson, moi en tant qu’acteur. Nous y avons rencontré notre troisième camarade de jeux, Chang Bin.

« Coucou. Après-midi prévu avec Chang Bin. Ne te défile pas ! »

À mon tour, j’envoie un message :

« Salut ! OK pour moi. Qu’est-ce que tu nous as réservé cette fois ? Je te préviens, mon agent m’a interdit de refaire du karting. Il n’a pas dû apprécier l’émeute que nous avons provoquée quand la fille des glaces nous a perçus à jour. »

Nous avions envie d’une boule de vanille pour clôturer notre parfait moment d’insouciance. Peine perdue, les regards insistants de Ji-Hwan sur la petite vendeuse lui ont mis la puce à l’oreille. Chang Bin, elle l’avait démasqué rapidement. Fan du groupe de K-pop de mon ami, rapidement, elle avait fredonné quelques un de ces plus grand succès. Nous avions dû être exfiltrés par nos gardes du corps. Les nombreuses photos et vidéos de cette fin de journée circulent depuis sur Internet, alors que les faits remontent à décembre dernier.

« On a fait la une de la presse à scandales, genre on ne peut pas sortir ensemble et juste s'éclater entre potes ?! J’ai proposé la piscine à Chang Bin. Il m’a répondu : t’es fou ! J’ai pris trois kilos à cause de ma mère, elle cuisine pour moi en ce moment. »

Je ne m’imagine pas une telle sortie avec les températures hivernales que nous endurons.

« Se baigner ? Il fait cinq degrés au plus chaud de la journée. Non merci. T’es un grand malade. Pourquoi pas un karaoké ? »

Je m’esclaffe tout seul dans ma chambre de ma proposition en pensant déjà à la réplique de mon ami.

« Oui. Mais non merci. T’es mon pote et je t’adore. Tu joues hyper bien la comédie, mais tu chantes franchement très faux. Et on a de la chance, il ne neige pas en ce moment. Laisse-nous la chanson ! Sinon ta piscine chauffe toujours à vingt-huit degrés ? Rendez-vous le 24 janvier, pour une randonnée en vélo ! Bonne nuit Yoon. »

La vue de ma terrasse s’offre à moi, arborée, couverte, climatisée et légèrement éclairée. Une furtive sortie nocturne dans cette eau turquoise me tenterait. Un tunnel aquatique permet de rejoindre la piscine depuis mon salon sans passer par l'extérieur. Un grand luxe dont il m’arrive d’user de temps à autre certains soir, pour me détendre.rd.

La solitude me pèse.

Je suis seul dans un appartement immense, je ne manque de rien sauf de l’essentiel : l’amour. J’ai beau essayer, me rendre accessible, me plier à toutes les sorties et exigences de mon entourage. Je ne ressens rien. Tandis que je me lamente sur ma situation, le ciel de cette nuit, étonnamment clair, me permet de distinguer quelques étoiles avant que mon regard soit happé par une lumière qui vient de ma gauche, de l'autre côté de ma terrasse. Le duplex jumeau du mien est occupé.

Je me plais à imaginer des soirées autour de la piscine avec mes amis et voisins. Images fugaces et chimériques car cet été je voyagerais et travaillerais aux États-Unis. Depuis quelques jours, en accord avec mon agent, j’envisage de m’installer là-bas quelque mois. Le travail me rattrape à nouveau et me sort de mon introspection : des essayages sont prévus dès demain matin.

J’enlève la montre que je porte et la range dans un écrin avant de l’enfermer dans le coffre de la chambre. Ma garde-robe, signée par de grandes marques de luxe, occupe la moitié des placards du dressing. Tout cela ne m’apporte aucun réconfort car le vide de mes penderies me ramène à ma solitude. Un gouffre sépare ma situation matérielle de ma vie sentimentale.

Sur la table de nuit, ma mère a déposé le flacon de mon nouveau parfum. Il est confectionné à mon intention par un grand parfumeur du centre. Les détails m’échappent, mais il est élaboré d’après mon odeur personnelle. A l'ouverture un agréable bouquet distille des notes de bois de cèdre. Quelques gouttes versées dans le cou et sur le torse me permettront de juger de sa tenue et fragrance sur ma peau. Lasse, je bascule sur le lit et m'enroule dans l'épaisse couette et enfin le sommeil m’emporte.

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