La fuite – Chapitre 3
Aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, 20 janvier 2020, 12 h 20. Vol AF 1740, Airbus A320, à destination d’Amsterdam. Classe affaires.
Ma tête est calée confortablement sur le coussin donné par l’hôtesse. Je savoure l’instant. Le sommeil vient happer mon esprit pour le plonger dans les songes et l’univers fantastique de mon imagination. Malgré moi, je réalise un rapide et douloureux bilan des dernières vingt-quatre heures écoulées. Ma vie, que je considérais parfaite s’est fondue dans un enfer sans nom.
Je soupire et secoue mes cheveux pour espérer chasser les idées noires.
Mon frère et moi avons échangé quelques mots au téléphone il y a quelques jours. Il s'inquiète de la réaction d’Hannyah quand elle va découvrir l’identité de son sauveur. Il a promis de m’en dire plus après son entrevue. Pour ne pas l’accabler davantage je me suis gardé de lui révéler les circonstances de ma rupture, nul doute qu’il l’apprendra bien assez tôt. Mon ex est un de ses anciens amis, je refuse qu’il se sente coupable plus que de raison de me l’avoir présenté.
Je me tortille sur mon siège. Mon connard de fiancé a réduit mes rêves à néant. Ma détermination de lui rendre la pareille ne faiblit pas. Je vérifie une dernière fois mon téléphone et l’éteint avant de le ranger dans mon sac à main. Il n’y a personne près de moi. J'observe la cabine et ferme les paupières. Je suis une anonyme parmi les anonymes, rien ne peut m'arriver, il ne peut pas me trouver ni deviner où je vais et surtout, il ne se doute pas que je cherche à détruire sa vie.
Amsterdam, 20 janvier 2020, 14 h 15. En route pour le Conservatorium hôtel.
Finalement, je me suis assoupie et c’est un rayon de soleil un peu trop insistant qui me fait ouvrir et cligner des yeux. L’hôtesse me propose un rafraîchissement et une serviette chaude. En quelques minutes, tout s’accélère, l’avion atterrit et je m’engouffre dans un taxi.
Installée sur la banquette arrière, je ressasse quelques souvenirs de mon ex, un abruti qui ignore comment conjuguer les verbes, confiance, amour et respect. La voiture roule et mon esprit poursuit son long travail d’exutoire. Les anniversaires ratés, les restaurants annulés, les soirées gâchées par les entraînements et matchs de foot entre copains.
Isolée dans ma bulle, je ne vois rien de ce qui se passe dehors. Je m’interroge sur mon avenir une fois mon plan achevé. Pour moi, Paris, c’est terminé. Je ne suis pas attachée à cette ville. Sauf obligations, je n’y retournerai pas. Je n’éprouve pas non plus d’attrait particulier pour Amsterdam. Le simple fait qu’il possède un bureau ici me dissuade de m'attarder.
Il sera rayé de ma vie très prochainement, mais je vais commencer par lui laisser quelques souvenirs impérissables.
Docile, j'ai accepté trop longtemps de fermer les yeux sur son comportement, aujourd’hui je paie mon excès de confiance. La passion, je n’en veux plus. Mon cœur, broyé et meurtri, fume de ses dernières cendres chaudes. Elles s'éteignent et laissent place à une coquille vide et fêlée.
Plus jamais je ne tomberai amoureuse, c’est bien trop bête. Personne ne te prend au sérieux et je suis fatiguée de rencontrer de gros connards. C'est le deuxième homme qui se moque de mes sentiments. Le premier m'a menti dès le début de notre relation, juste pour s'assurer qu'il n'avait aucune chance de séduire mon frère, son véritable amour. Et moi, pauvre gourde, je lui avais tout donné. Vraiment tout. Du haut de mes dix-huit ans, je pensais qu’il m’aimait. Notre liaison, basée sur un mensonge, m’a valu six mois de thérapie pour me redonner confiance en moi.
Je presse mon sac à main contre moi, comme un doudou. Je fuis le regard du chauffeur qui insiste un peu trop, car il a sûrement vu les larmes couler sur mes joues. Je les essuie discrètement tandis que la voiture s’arrête devant l’entrée de l’hôtel. Machinalement, je lis l'heure sur ma montre.
L’apocalypse qui venait de rayer ma vie personnelle de la carte datait déjà de la veille. Je ne pensais pas expérimenter un jour la sensation de passer de l’amour à la haine en quelques heures. Pire, ce que je m’apprête à réaliser est vraiment contre ma nature. Pourtant, rien ne m’arrêtera et une fois mes méfaits accomplis, je disparaîtrais loin de lui. Pour toujours.
Cette idée m’obsède : mettre le plus de kilomètres entre lui et moi.
Je m’imagine que la distance apaisera mes blessures. Sans amour, survivre. Ne plus endurer cette douleur qui étrille mon cœur et broie mes capacités de raisonnement.
Je remercie le chauffeur dans un anglais parfait et lui donne un généreux pourboire.
Le portier vient à ma rencontre, me salue et me devance pour m’ouvrir le passage.
Vers ma nouvelle vie ? Non, pas encore.
Place à la vengeance.
Amsterdam, 20 janvier 2020, 14 h 45. Conservatorium hôtel.
Je sors de mon sac à main un vieux marque-page sur lequel est griffonné le numéro de ma réservation. Le concierge, poli, me tend mécaniquement une clé, puis un petit carton qu’il m’invite à signer.
— Je voudrais vous régler tout de suite, je ne pense pas rester plus de quelques heures.
Je me rends compte que j’ai presque murmuré, impressionnée par l'aspect sévère du maître d'hôtel devant moi. Je redresse mes épaules et ma poitrine, cette personne se mettra en quatre pour m’apporter satisfaction si je lui demande quelque chose. Je dois me détendre et ne pas me sentir agressée par tous les hommes que je croise.
— Bien sûr, madame, répond-il avec un pauvre sourire.
Il m’entraîne vers un endroit moins voyant, éloigné de l’accueil. Il m’imprime une note et la dépose sur le comptoir. Il prépare aussi le terminal de paiement.
Discrètement, par plusieurs coups d’œil en douce, je m’assure que je suis seule dans ce petit salon. Il est décoré avec raffinement dans le style Art déco. Hier encore, je n’aurais pas pu m’offrir un dîner dans l’un de ses nombreux restaurants.
Je plonge la main dans mon sac, à tâtons, je trouve la pochette métallique qui renferme la nouvelle carte bancaire.
Je prends une longue inspiration et l'insert dans le boîtier pour réaliser le paiement.
À sa vue, l’employé change de physionomie. Il observe rapidement son terminal et se redresse brusquement. Mes doigts se crispent alors que je tape le code secret. Je n’ose plus croiser son regard. Il substitue la clé de la chambre avec une nouvelle plus vite qu’un battement de cils.
Ma carte, entièrement noire, possède un unique symbole doré et brillant en forme de couronne sur l'une de ses faces. C’est la deuxième fois que je m’en sers. Elle est rattachée au compte personnel de mon père. Son magnifique design m'a interpellé quand il me l'a tendu hier après-midi. Une fois que j’eus fini de pleurer dans ses bras et exposer mes intentions pour sortir ce petit cafard de ma misérable vie.
Mon père avait séché mes larmes, sans un mot. Il avait décroché son téléphone qui sonnait depuis plus de quinze minutes à intervalles réguliers. Je n'avais pas compris la conversation, je savais qu’il discutait avec Jarvis pour avoir entendu son prénom en fin de communication. il lui a confirmé qu’il avait bien agi en accédant à ma requête et aux suivantes si besoin. Il s’était isolé en second lieu dans son bureau. Me laissant entre les mains de ma mère. Moins d’une heure plus tard, il était revenu et m’avait tendu un boîtier qui contenait une carte bancaire.
— C'est la tienne tant que tu le veux. Ne l’utilise pas, ou peu. Tu m'entends bien ?
Son clin d’œil m’avait arraché un sourire.
Mon frère et moi, nous ignorons les secrets de notre père et la source de l'essentielle de sa fortune. Et jusqu'à présent, je me persuadais qu’il me donnait sa carte personnelle pour compenser ma précarité bancaire. Il accepte notre indépendance et nous félicite souvent pour notre capacité à ne pas nous contenter de vivre une vie dorée de jeune bourgeois, mais il est obsédé par la sécurité et notre bien-être. Pour encore quelques heures, je partage mes revenus avec mon fiancé et même si j’assumais l’essentiel de nos dépenses, mes deux jobs d’étudiante et le sien en tant qu’avocat débutant nous permettaient tout juste de boucler les fins de mois dans la vie parisienne. Pour la première fois, j’avais utilisé le compte de mon père et au lieu d’un voyage économique, je m’étais vu proposer plusieurs choix, dont un jet privé. J'ai vite décliné l'offre et opté pour un vol en business classe.
— Il fallait nous le dire, madame Nolan.
Ces mots me ramènent brusquement à la réalité et je retire doucement la carte du terminal pour la ranger rapidement dans son précieux étui en or blanc. Je ne réponds rien, car ma voix joue les abonnées absentes. Perdue dans les tréfonds de ma conscience, brisée par mes pleurs incessants de la dernière nuit.
— Vous disposez d'une voiture qui vous conduira où vous le désirez et la suite la plus luxueuse de l'hôtel. Bon séjour parmi nous, Madame Nolan.
Il me sourit très franchement cette fois.
Je ramasse la note et je jette le tout dans mon sac. Je n’ai pas même regardé le montant débité. Mon père m’a fortement conseillé d’éviter de le vérifier.
— Merci.
Je ne sais pas quoi ajouter d’autre.
Un valet m’accompagne jusque dans ma chambre. Il me tend la main et je lui abandonne un billet. Il referme la porte sur moi avec un grand sourire. Je viens de lui offrir cent euros.
Posséder une aussi grosse somme d'argent m’étourdit et m’inquiète. Je tiens l’un des sacs Vuitton de ma mère avec le contenant assorti. Ma valise fait partie de sa collection. Je n’ai rien refusé de tout ce qu’ils m’ont proposé. Abasourdie par la situation, concentrée sur mon plan, rien ne doit me détourner de lui. Pas même les considérations matérielles.
Je ne prends pas la peine de regarder le tableau de maître accroché au mur, la décoration épurée et confortable. Un bouquet de roses trône sur une desserte et diffuse son odeur écœurante, j'ai toujours détesté ces fleurs que je trouve trop artificielles.
Seule ma mission compte.
Tout de suite là, je ne vois plus rien. Je suis trahie par mon cœur mourant qui revient à l’attaque et lutte pour rester en vie. Des larmes chaudes s’échappent et courent sur mes joues rougies par le chagrin. Je cherche un mouchoir dans mon sac, et je tombe sur ma nouvelle carte. Elle me ramène à la source de mon départ précipité.
Mes jambes se dérobent sous mon poids.
Ma vue est brouillée, le sel pique mes lèvres. Tout mon corps tremble et j'ai froid. Je rejette la tête en arrière et un long sanglot surgit de ma gorge. C’est le cri d’un animal à l’agonie. La douleur comprime ma poitrine et l'air me manque, pardon, maman, papa, c'est trop difficile.
Recroquevillé sur le sol en position fœtale j’ignore combien de temps je reste ainsi.
Je me relève péniblement en m'appuyant sur le dossier d'une chaise. Je sèche mes joues. Je me sens vidée de l’intérieur, comme une ne boîte à bijoux à laquelle on a enlevé le mécanisme qui fait danser la ballerine.
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Si vous êtes arrivés jusqu'ici, merci. N'hésitez pas à me laisser vos impressions et suggestions.
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