Chapitre VI : Hors de la cité
Ils hurlèrent de joie quand la lumière du jour éclaira leurs visages terreux, puis se regardèrent. Leurs péripéties souterraines les avaient épuisés. Clématite, pour sa part, ne demandait plus rien d’autre qu’un bon lit et une goutte d’eau pour qu’elle puisse se débarbouiller. D’un geste, elle vérifia qu’elle portait toujours la boussole magnétique autour du cou. Puis elle se retourna et tira sur la longe de sa fourmi.
- Allez, bouge…
Cerfeuil lui sourit.
- On va retourner à l’hôtel. Personnellement, j’ai eu ma dose pour la journée, et même pour la semaine !
- Prépare-toi à pire, je n’en ai pas fini avec toi ! menaça la Myrmidone avec un large sourire. Qui disparut quand son ventre grogna bruyamment.
- Je n’ai rien mangé depuis ce matin, se défendit-elle en riant.
Elle s’arrêta net en songeant à la brioche de ce matin, à l’hôtel avec Coquelicot. Cela lui semblait si loin… La nostalgie lui serra la gorge un instant à l’idée de son ami, sans doute déjà à Perchette. Il valait mieux qu’elle retrouve sa sœur le plus vite possible. Elle leva les yeux en se demandant pour la millième fois qui pouvait bien la détenir.
- Hé, Clem, c’est par là !
La Myrmidone secoua la tête et obliqua sur la droite pour suivre son guide qui la regardait d’un œil inquiet.
- Tout va bien ?
- Pas vraiment. Je m’inquiétais pour Mauve. Mais…Tu m’appelles Clem, maintenant ?
Cerfeuil détourna vite la tête.
- Oui…Pourquoi, tu ne veux pas ?
- Si, si, il n’y a pas de problème. Ce sont mes amis qui m’appellent comme ça.
- Je te promets que nous partirons le plus tôt possible, mais ce soir, dans notre état, ce serait de la folie.
- D’accord, admit Clématite, se demandant pourquoi il avait changé de sujet.
Cerfeuil toqua à la porte de l’hôtel.
- Où peut-on laisser les fourmis ?
Mmh, là, gronda le cuisinier, rouge et bouffi.
Le Guide ouvrit la porte de l’écurie, libérant une agréable odeur d’herbe sèche. Étant donné le faible taux de fréquentation de cet hôtel mal placé, ils n’eurent aucun mal à trouver une loge libre.
- Comment s’appelle la tienne ?
- La…205, répondit Clématite en consultant le petit numéro gravé sur le thorax.
- Et la mienne 339. Tu sais monter à fourmi, au fait ?
Elle déboucla le harnais. La fourmi secoua la tête et grignota une feuille dans sa mangeoire.
- Jamais essayé. Mais je sais monter l’abeille. Je vole depuis mes douze ans.
- Tu m’apprendras ? Je n’ai jamais vu d’abeilles.
- Jamais vu ?!
- Il n’y en a pas ici.
- Avec plaisir ! Quand tu viendras chez nous.
Cerfeuil s’enferma brusquement dans un silence buté. Perplexe, elle caressa une dernière fois sa fourmi et quitta l’écurie. Dès qu’elle eut trouvé sa chambre, elle s’écroula sur son lit. Les pensées dansaient une ronde effrénée dans sa tête. Inondée, elle ferma les yeux et s’endormit presque instantanément.
Elle se réveilla avec un immense sourire sur les lèvres sans même savoir pourquoi. Elle se leva et revêtit une tenue chaude, avec une veste doublée de fourrure de bourdon. Elle observa d’un œil critique sa silhouette dans le miroir. Elle n’était pas grande pour son âge, à peine cinq millimètres. Elle tressa ses longs cheveux bleu nuit, puis sourit à son reflet. Son visage était encore presque enfantin, bien qu’elle ait bientôt dix-sept ans. Ses yeux aux iris pourpre semblaient sourire en permanence. Elle pinça l’arête de son nez pointu comme celui d’une souris. Son visage ne portait aucune trace des fatigues de la veille.
Satisfaite, elle descendit dans la grande salle de l’auberge presque vide qui sentait l’alcool et la soupe. Elle commanda un petit déjeuner et parcourut la salle du regard. Un jeune couple murmurait derrière elle d’un air effarouché. Clématite se retourna pour voir l’objet de leur crainte : un vieil homme en guenilles qui fumait une lourde pipe ouvragée.
- Étrange, un objet aussi luxueux pour un homme aussi pauvre…
Elle se retourna et son visage s’illumina d’un sourire lorsqu’elle reconnut Cerfeuil.
- C’est vrai. Bon, quelle est la suite du programme ?
Le Guide paraissait sombre et épuisé.
- Aujourd’hui, on ira à dos de fourmi jusqu’à la lisière de la forêt, où on campera. Puis on prendra le métaupien qui nous emmènera à Noïter. Si on arrive à traverser le canal, on sera tirés d’affaire pour un moment…
Clématite hocha la tête et croqua un croissant au pollen qui lui rappela la cuisine de Gentiane. Elle recouvrit ensuite une tartine de pain de confiture de menthe, mais après réflexion la tendit à Cerfeuil qui n’avait encore rien avalé. Il eut un faible sourire et la prit.
- Merci.
Elle sortit sa carte et étudia le trajet.
- Cerfeuil, quelque chose me tracasse…
- Oui ?
- Comment les ravisseurs de Mauve ont-ils atteint la maison des Mégas si rapidement, en juste trois heures, alors qu’il nous faudra trois jours ? Toi qui voyage beaucoup, tu sais comment c’est possible ?
Il réfléchit un moment, faisant cliqueter sa cuillère sur son verre. Puis il se redressa.
- Il n’y a qu’une seule espèce vivante qui puisse aller si vite, à ma connaissance…
- Alors ?
Sa voix vibrait d’impatience contenue.
- …les Mégas eux-mêmes.
Clématite sentit son sang se glacer.
- Donc ce sont les Mégas qui l’ont enlevée ?
Ces créatures géantes, de plus d’un mètre, la terrifiaient.
- Non, non…Il est possible qu’ils soient passés en…passagers clandestins, disons. Mais à mon avis c’est le seul moyen.
- Et on peut faire pareil ?
Il la regarda avec surprise.
- Pas à ma connaissance. Je me demande comment ils ont fait…
Elle se servit un verre de jus d’ortie.
- On verra ça en temps voulu, l’essentiel, c’est qu’on y arrive.
- Mmh. Pas faux.
- Mais on y arrivera.
- Je te l’ai promis.
Ils se regardèrent un instant. Clématite sourit, termina son verre et se leva.
- Bon, alors qu’est ce qu’on attend ?
Le temps qu’il se lève, la jeune fille avait disparu en direction de l’écurie. Abasourdi par sa pétulance, il la suivit. Il n’avait pas récupéré comme elle de leurs aventures de la veille. Le Guide ébouriffa ses cheveux avec un geste épuisé. Il aurait aimé avoir la même énergie. Heureusement, Clématite excellait dans l’art de lui redonner confiance et courage. Un sourire se dessina sur son visage.
Il harnacha sa fourmi assez vite pour la rattraper. Elle l’attendait dans la cour moussue, le visage radieux.
- Première leçon ?
Après deux ou trois chutes et pas mal de jurons, la Myrmidone parvint à maîtriser à peu près l’animal qui s’agitait entre ses jambes. La conduite s’apparentait à celle des abeilles, mais les fourmis sont plus nerveuses. Elle parvint cependant à suivre Cerfeuil qui évoluait avec aisance le long d’un tronc coupé, probablement par les Mégas. Clématite frémit en songeant aux Myrmidons qui devaient l’habiter. D’où venait cette manie des Mégas de mettre par terre tout ce qui était plus grand qu’eux ? Leur orgueil démesuré ?
205 accéléra brutalement pour rattraper la monture de Cerfeuil et Clématite dut se cramponner.
- Nous allons quitter la cité, l’informa son guide en désignant une rampe hélicoïdale qui s’enroulait le long d’un pin. Nous ferons tout le chemin en passant d’arbre en arbre par les airs.
Elle leva les yeux pour tenter d’apercevoir la cime de l’arbre et eut le tournis rien qu’à l’idée de l’atteindre. Le Myrmidon la devança.
Il n’y avait quasiment pas de vent cette fois, et dès qu’ils eurent quitté l’ombre des arbres, le soleil commença à cogner. L’automne était encore chaud. Clématite regretta sa veste fourrée et la retira. Ce mouvement irrita sa fourmi qui accéléra brutalement et percuta celle de Cerfeuil par derrière. Beaucoup de monde cheminait sur ces rampes larges de trois centimètres de largeur. Clématite était fascinée par les échoppes multicolores et animées qui bordaient la route. Des marchands proposant tout et n’importe quoi attiraient les clients en criant et gesticulant. Des odeurs florales ou capiteuses montaient de certains étals.
- Des foulards de Mijoyax, mademoiselle ? Colorés aux écailles de papillons. Regardez-moi cette finesse ! Ces couleurs !
- Non, merci, répondit Clématite en détournant la tête.
L’évocation de sa région natale l’avait remuée. Celle des papillons aussi. Aucun de ces joyaux ailés ne virevoltait ici, ils ne vivaient qu’à Mijoyax et parfois à Noïter. Le scintillement flou de leurs ailes cristallines lui manquait. Coquelicot aussi.
- On va quitter la ville proprement dite.
Elle mit un certain temps à revenir à la réalité. Il n’y avait plus personne autour d’eux et les boutiques avaient disparu.
- Hein ?
- Là, reprit Cerfeuil en désignant un cabanon situé plus haut, c’est le poste des gardes-frontières. Nous allons quitter la cité.
Clématite s’apprêtait à poser une question lorsqu’un claquement rapide retentit et une ombre énorme cacha le soleil. Elle eut le temps d’apercevoir un bec acéré et un œil rond avant qu’il ne disparaisse. Mais qu’est-ce que c’était ? Les nerfs à vif, elle héla Cerfeuil.
- C’est quoi, cette bestiole ?!
Il se retourna vers elle, surpris.
- Un oiseau. Il n’y en a pas chez toi ?
- Si, bien sûr, mais on ne les voit que de loin, très haut dans le ciel, à peine une silhouette. Je n’aurais jamais imaginé que c’était si gros !
- Tu plaisantes ? Il était petit, celui-là !
Clématite déglutit.
- Et… il y en a beaucoup, par ici ?
- Pas mal, répondit Cerfeuil en souriant de toutes ses dents.
Peu rassurée, elle fit accélérer sa monture pour le rattraper. Il quitta la rampe pour s’engager sur la branche qui portait le cabanon. Elle le suivit prudemment, s’efforçant de ne pas regarder en bas.
- Holà ! Deux voyageurs !
Un homme gras et rougeaud sortit en maugréant de la cabane.
- Qu’es qu’y a ?
- Un Guide et sa cliente, répondit-il sans s’émouvoir.
L’homme examina le certificat qu’il lui tendait.
- Bon. Et vous, mam’zelle, vot’ passeport ?
Elle obéit et vit le garde-frontière sourire en lisant le nom de Clématite Pointsemé.
- Correct. Vous pouvez passer, mais moi, à vot’place, j’irai pas bien loin…
- Adieu, monsieur, le coupa-t-elle avec hauteur.
Cet homme lui inspirait une crainte mêlée de dégoût. Sa monture, percevant sa colère, démarra au quart de tour et dépassa son ami.
Elle quittait Futaix. Le voyage commençait.
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