Chapitre X : Le métaupien
- L’orée de la forêt !
Clématite sursauta et se retourna à l’annonce de Cerfeuil. Ils n’avaient quitté le vallon vert qu’un quart d’heure plus tôt. Le spectacle devant elle était étonnant. Une immense plaine remplaçait soudain les arbres qui cernaient en permanence les voyageurs à Colonboï. Pas un terrain large et coloré, couvert de fleurs et d’herbes joyeusement balancés par le vent, comme à Mijoyax. Simplement un désert, sombre et humide, sans la moindre élévation, plat à l’infini. Seulement de la terre. En voyant sa couleur, Clématite comprit immédiatement pourquoi cette région portait ce nom : Noïter.
Cerfeuil déclara sur un ton de guide touristique :
- Mesdames et Messieurs, vous vous quittez la région de Colonboï. Nous vous remercions de votre visite.
Elle rit, mais son regard restait rivé sur cette étendue désolée. Le ciel non plus ne semblait pas de la meilleure humeur.
- Nous n’avons plus besoin de fourmis. Nous prendrons le métaupien à la prochaine station.
- Mais qu’allons-nous en faire ?
- Il y a un bureau qui les récupère à l’entrée du métau.
- C’est encore loin ?
- Pas trop, mais je pressens qu’on va se prendre une bonne radée.
- Oui, je crois aussi, confirma Clématite en observant les lourds nuages qui surplombaient la scène.
A peine eût-elle terminé sa phrase qu’une goutte de pluie s’écrasa à peine à deux centimètres d’eux. Une goutte de pluie peut s’avérer très dangereuse quand on mesure 0,5 cm. Chacun des impacts creusait un petit cratère dans la terre meuble et la rendait encore plus noire. Impacts qui se multipliaient rapidement. Clématite et son Guide seraient inévitablement touchés, d’un instant à l’autre. Une goutte suffisait. Mais, puisqu’ils suivaient la lisière, les feuilles des arbres représentaient un danger supplémentaire : elles retenaient l’eau sous forme de petits lacs ; une fois qu’ils dépassaient le poids que la feuille pouvait supporter, elle s’affaissait, libérant une masse d’eau qui écrasait tout ce qui se trouvait en dessous sans espoir de survie.
Le visage de Clématite était constellé d’éclaboussures boueuses. Une goutte atterrit près d’elle et trempa l’arrière de 205. L’insecte réagit immédiatement en se cabrant, ce qui projeta à terre sa cavalière. Elle rappela la fourmi, mais celle-ci avait fui. Cerfeuil non plus ne l’entendait pas. Ses habits trempés et salis par la terre mouillée se confondaient avec le sol. Elle se leva et courut comme elle put, trébuchant et essuyant convulsivement ses yeux pour garder un minimum de visibilité. Elle ne vit pas la large feuille au-dessus d’elle, qui lâcherait d’un instant à l’autre.
Cerfeuil détestait la pluie. Ce qui n’avait rien d’étonnant pour un Myrmidon. Aussi ne fut-il pas spécialement heureux quand les premières gouttes criblèrent la surface du champ labouré. Il garda les sourcils froncés pendant un moment, tentant de discerner l’entrée du métaupien. Sous la terre, ils seraient à l’abri. La pluie ne les épargnerait pas longtemps. Régulièrement, le Guide scrutait d’un œil inquiet les feuilles qui risquaient de faiblir à tout moment. A Colonboï, tout le monde connaissait le danger que représentaient les feuilles par temps de pluie.
Enfin, l’image brouillée de l’entrée du métaupien se dessina sur l’horizon indistinct. Il sourit, retint un cri de joie et se retourna pour annoncer la bonne nouvelle à Clématite. Il perdit aussitôt son sourire. 205 ne portait plus de cavalière. Paniqué, il hurla de tout son souffle.
- Clem ! Clem !
Il entendit un faible cri. Il fit pivoter 339 et galopa en sens inverse.
- Clématite !
Il venait de repérer la petite silhouette qui s’agitait, ainsi que la feuille qui commençait à ployer, juste au-dessus. Il accéléra encore, priant les arbres et la forêt d’arriver à temps.
Se projeter sur quelqu’un pour l’éloigner d’un danger ne marche que dans les films. C’est pourquoi Cerfeuil ne descendit pas de sa monture lancée au grand galop. Il se contenta de saisir Clématite sous les aisselles pour l’éloigner du point de chute et la hisser sur la fourmi. Malheureusement, il avait mal estimé la force de ses bras et la corpulence de la Myrmidone, à peu près égale à la sienne. Il fut emporté par son poids et ils roulèrent tous les deux pêle-mêle sur la terre mouillée. Mais il avait réussi à la maintenir assez longtemps pour qu’ils soient hors de danger. Lorsque le chargement d’eau éclata sur le sol, ils ne reçurent qu’une vague, insuffisante pour les écraser, mais pas pour les pousser fortement dans le dos. A nouveau leurs corps s’entrechoquèrent ; le coude de Cerfeuil heurta quelque chose, sûrement une mâchoire. Puis tout s’arrêta. Il toussa et se releva péniblement. Clématite se tenait la cheville en grimaçant. Une entorse peut-être ? Tant pis. Il se laisserait attendrir plus tard.
- Clem ! Debout, vite !
Elle obéit et clopina jusqu’à 339 restée à proximité, s’installant sur la selle. Son Guide la rejoignit et grimpa devant. Elle savoura la chaleur de son corps sur le sien frigorifié et trempé. La fourmi galopa vers la bouche du tunnel contenant le métaupien.
Deux Myrmidons, employés sans doute, leur faisaient signe d’accélérer. Ils refermèrent la porte derrière eux et tout se calma soudainement. La chaleur brusque fit naître des larmes dans leurs yeux. Clématite descendit et essora ses cheveux, puis les dénoua pour qu’ils sèchent plus vite. Cerfeuil tordait sa veste et un filet d’eau boueuse s’en échappa.
- Cerfeuil !
Il la regarda, surpris. Elle semblait étonnée.
- Tu m’as sauvée ! Encore une fois ! Merci, merci ! Je ne te le dirai jamais assez. Tu es revenu pour moi ! Tu aurais pu mourir cent fois !
- Et toi au moins mille, et c’est de ma faute. J’aurais dû te prévenir pour les feuilles, j’avais encore oublié que tu n’étais pas colonboise.
Un des Myrmidons qu’ils avaient aperçus vint vers eux.
- Excusez-moi, vous êtes... ?
- Un Guide, et voici Clématite, ma cliente. Nous souhaiterions emprunter le métaupien.
- Bien sûr, on est là pour ça. Entrez.
L’homme ouvrit une autre porte qui menait à la gare elle-même. Les deux Myrmidons furent aussitôt frappés par le bruit et la chaleur qui émanait de la foule. Ils s’avancèrent dans la cohue. 639, perturbée par l’agitation et par la disparition de 205, refusa d’avancer. Ils durent s’y mettre à trois pour qu’elle accepte de bouger, puis de les suivre jusqu’à la boutique Bouillon.
- Bonjour ! Une fourmi à rendre.
- Bien, bien ! Inscrivez-vous là, je vous prie. Le numéro et votre nom.
- Mais, Cerfeuil...,glissa Clématite, nous ne les avons pas vraiment empruntées, ton nom n’y sera pas...
Il eut un regard mystérieux et répondit tout bas :
- Qui sait ? J’ai peut-être un ami chez Bouillon, et peut-être même qu’il m’aiderait à en prendre une quand j’en ai besoin...Qui sait ?
Puis il se retourna vers l’employé et, plus fort :
- Voilà, monsieur ! Vous seriez peut-être bien inspiré de lancer une mission de recherche, nous en avons perdu une dehors. La pluie, comprenez...
- Bien sûr, bien sûr, à votre service !
Cerfeuil quitta l’échoppe avec un sourire satisfait.
- Bravo, c’était génial.
- Merci, Clem.
Le métaupien est assez ancien dans l’histoire des Myrmidons, et celui de Noïter est le plus vieux de tous. Les équipements fonctionnent tout de même, mais la plupart sont assez rudimentaires. Le train circule dans les galeries de taupe qui sillonnent cette région et beaucoup d’autres et s’arrête environ 20 min dans chaque station. Le problème essentiel vient de la taupe. Une caméra la surveille en permanence et les horaires du train sont programmés en fonction de ses moments de sommeil. Si elle se réveille durant un voyage, une évacuation rapide est possible par les couloirs latéraux et le train entre dans une sorte de hangar camouflé dans la paroi. Il lui faut pour repartir l’autorisation du poste de surveillance. Droséra, la responsable du tunnel depuis trois ans, ne plaisantait pas avec la sécurité.
- Attention à la marche, glissa Cerfeuil une seconde avant que Clématite ne monte dans le train.
Elle lui tira la langue et présenta son billet au contrôleur qui marmonnait dans sa barbe. Les deux Myrmidons choisirent une place à l’arrière et calèrent leurs bagages au-dessus d’eux dans un filet. L’engin s’ébranla un peu plus tard et quitta le quai.
- Un peu plus et on le ratait, fit remarquer Le Guide.
- Il est vraiment rapide.
Le métau filait en effet à grande vitesse dans le noir complet, à l’exception d’une tache de lumière à l’avant, vers les phares. Régulièrement, de petits lumignons bleus sur les parois se reflétaient sur leur visage. Ils se fixaient sans rien dire. Le silence se tendit entre eux, l’air devenait presque solide. Clématite brisa la tension presque à regret.
- Cela fait longtemps que tu es Guide ?
- Assez, oui...
Il détourna la tête vers la fenêtre.
- Tu sais, je n’ai que dix-sept ans, mais j’avais toujours rêvé de devenir Guide. Dans les histoires, ce sont toujours eux, les aventuriers qui partent sauver les charmantes demoiselles en détresse au péril de leur vie...
Clématite hocha la tête.
- Mes premiers mois au bureau des Guides ont eu raison de mon rêve d’enfant. Je ne récoltait que des touristes, des gens pressés qui voulaient seulement visiter la cité ou des fichues coquettes en talons qui hurlaient pour monter sur la tyrolienne et s’arrêtaient dans toutes les boutiques, ou encore des vieilles mégères qui me prenaient pour un majordome provisoire... Bref, l’enfer. Je m’apprêtais à démissionner, même si je ne savais pas quoi faire d’autre. Et puis tu es arrivée. Ça a été automatique, je me suis dit : elle, elle m’emmènera loin. J’ai entendu ta conversation avec Géranium. Je n’en croyais pas mes oreilles. Puis Géra est sorti, j’ai saisi ma chance. Tu dépassais toutes mes espérances. Tu connais la suite...
- Et après, que vas-tu faire ?
Clématite écoutait passionnément le Guide-conteur. Il se mordit la lèvre.
- Aucune idée...
Elle ne comprenait pas ce mutisme chaque fois qu’elle évoquait son futur. Mais elle tenta une attaque en force :
- Viens chez nous !
Il parut stupéfait, comme si cette idée lui était venue mais qu’il n’avait même pas osé y croire. Et encore moins qu’elle ne le lui propose.
- Ce serait avec plaisir, mais je ne... Je ne peux pas.
- Pourquoi ?
- Je ne peux pas, je te dis !
Il s’était levé. Il hurlait, les traits déformés par la colère. Clématite se recroquevilla sur son siège. En la voyant, il se radoucit brusquement. Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Comme si elle y pouvait quoi que ce soit ! Il se rassit et se gronda lui-même.
- Désolé, Clématite. Vraiment désolé. Je n’aurais pas dû m’emporter. Ne me parle plus de ça, s’il te plaît.
- D’accord...
Le silence dura longtemps. Cerfeuil laissait son regard dériver à l’extérieur, perdu dans ses pensées. La Myrmidone essayait de dormir, mais ses yeux revenaient sans cesse sur le Guide, malgré elle. Elle se demandait à quoi il pouvait bien penser. Et sa famille ? Elle n’avait même pas songé à lui demander. Elle allait parler lorsqu’une sonnerie stridente lui vrilla les tympans. Cerfeuil sursauta.
- Attention, attention. Mesdames et messieurs, la taupe s’est réveillée. Le système de sécurité est tout à fait opérationnel, donc gardez votre calme. L’évacuation est déclenchée. Descendez du train calmement et sans courir, puis rejoignez les issues de secours.
Les deux Myrmidons échangèrent un regard interrogateur. Mais le Guide savait. Il connaissait les taupes. Il enlevait déjà les bagages du filet au-dessus d’eux.
- Dépêche-toi !
Elle se leva et le suivit dans la coursive entre les voyageurs inquiets. Les portes du train coulissèrent dans un feulement ; elle se retrouva dehors avant même de comprendre ce qui lui arrivait. Son regard parcourut le couloir géant, chaud et sombre. Dans cette caverne moite, il était difficile de croire à la pluie et au froid juste au-dessus.
- Vite !
Elle revint à la situation présente. Cerfeuil lui saisit le bras et l’entraîna vers les portes qui donnaient vers les couloirs d’évacuation. Derrière eux, les employés conduisaient le métau dans son hangar. Déjà le bruissement produit par la taupe grandissait. Cerfeuil, dernier réfugié entré, referma sur les passagers les lourdes portes de métal.
- On est en sécurité ici, ahana-t-il.
A peine eut-il terminé sa phrase que la porte trembla.
- Il ne faut pas rester là ! hurla un passager.
Toute la troupe s’ébranla. Clématite jetait de temps à autres des regards inquiets sur la porte derrière eux. Les coups de la taupe résonnaient et de la poussière tombait du chambranle. Le fauve n’allait pas tarder à la briser, laissant sans défense les Myrmidons. Plus le temps de fuir. Elle rejoignit Cerfeuil.
- Il faut qu’on trouve un autre moyen ! Elle va nous rattraper !
- Tu as raison. On va se cacher dans la paroi.
- Comment ?
Son Guide hurlait déjà au groupe :
- Cachez-vous dans les parois ! Creusez !
Et, donnant l’exemple, il attaqua fiévreusement la terre lourde et grasse. Clématite l’imita.
- Il faut creuser assez profond, sinon elle nous détectera, haleta Cerfeuil. Les taupes ont l’odorat très fin.
La porte grinça et se tordit. Une patte griffue jaillit par l’ouverture. Clématite se glissa dans le creux qu’ils venaient de former et se blottit contre la paroi. Le jeune homme s’assit près d’elle et fit s’écrouler une petite avalanche de terre meuble pour les cacher sans les asphyxier. Le silence se fit. Ils n’entendaient plus que leurs cœurs qui battaient fort et leur respiration haletante. Leurs regards se croisèrent, puis un énorme craquement les fit sursauter. La porte avait cédé.
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