L'héritage - 3 -
Nous habitions le même immeuble, fréquentions la même école, souvent dans la même classe. Cela n’expliquait pas tout : une complémentarité de nos caractères et surtout une confiance absolue dénuée de tout jugement formaient la base de notre entente. Ou alors, l’acceptation et le besoin de l’autre, l’habitude d’être ensemble, peut-être simplement. Nous étions réputés pour être indécollables.
Rassasié, David me divertit en racontant son jogging et tout ce qu’il avait vu dans cette campagne. Aussi urbain que moi, il avait découvert un monde de petites choses qui lui semblaient plaisantes à observer, des constructions en pierres sèches d’une couleur chaleureuse, des fontaines, des lavoirs… En retour, je lui retraçai brièvement ma matinée, et la nécessité de faire le tour de mes propriétés. Visiter en découvrant « mes terres » nous parut un bon programme pour l’après-midi. Il réattaqua :
— Je n’en reviens pas ! Il me semblait connaitre ton père, mais en fait non ! Il ne t’a jamais parlé de sa famille ?
— Non ! Et je savais que c’était un sujet interdit ! Tiens, une autre anecdote : j’étais encore très jeune. Un soir, alors qu’il me lisait une histoire, je lui ai demandé s’il avait des parents, des frères ou des sœurs, comme dans le livre qu’il venait de me terminer. Il le claqua, me disant qu’il était tard et il sortit brutalement de la chambre. Il avait l’air tellement en colère que je n’ai plus jamais osé lui reposer la question, effrayé par ce que je semblais avoir provoqué, tenaillé par la peur qu’il s’en aille en m’abandonnant si je recommençais.
— Tu ne sais rien du tout, alors ? C’est incroyable ! Je suis désolé. J’ignorais ce trou dans ta vie. Cela doit être difficile…
— Bof, tu sais, on s’habitue, c’est tout ! Je n’ai découvert le nom de mes grands-parents dans le livret de famille, qu’en triant les papiers de papa : Paul et Mathilde Martin de Jonhac. J’avais déjà googlé mon nom. Ça donne systématiquement la même personne, un homme politique d’après-guerre qui semble avoir eu beaucoup de fonctions, sans avoir laissé son nom à une rue ni de nombreuses traces sur la toile ! Un de ces rebâtisseurs qui nous ont offert notre monde actuel, tu sais ce que j’en pense. La singularité de ce patronyme me fit penser à un lien de filiation possible, mais j’ai été incapable d’approfondir mes recherches. Hors de question d’interroger papa. Et donc, dans le livret, le prénom de Paul, le même que celui du politicard…
— C’est formidable ! Tu as la maison de famille à ta disposition, tu vas pouvoir enfin tout savoir !
— Je ne sais pas si j’en aurais la force ! Et puis, tu as vu : il n’y a rien, toutes les pièces sont vides !
— Le bureau de l’entrée ! Viens !
Quelle déception ! Il ne s’y trouvait que des registres sur la gestion du domaine, depuis 1723 ! Impressionnant, mais sans intérêt !
— C’est mieux ainsi ! Finalement, c’est peut-être pour me protéger que je ne dois rien savoir !
— Des conneries ! Bon, je ne te sens pas prêt pour continuer. On va aller explorer le coin et faire connaissance avec tes serfs !
— Les voisins, au bout du chemin, en font partie. On peut commencer par eux !
Les chiens aboyèrent mollement, peu impliqués dans leur fonction de gardiennage. L’accueil fut chaleureux, conforme à la prévision du conseiller. Ils étaient chez eux, l’homme et la femme. Intrigués par cette voiture « étrangère » et notre occupation de la maison, ils étaient ravis de faire notre connaissance. David était en retrait, me regardant et m’encourageant. Ce fut facile, vu que ces braves gens faisaient les questions et les réponses en même temps, à partir des bribes de mots que je lâchais. Cela tombait bien, car j’ignorais tout de l’agriculture, et échanger avec ce couple sur leurs vies, leurs soucis, fut une découverte passionnante, surtout avec cet accent chantant. Les temps étaient durs, mais ils ne se plaignaient pas. Je n’avais aucun élément pour juger et je ne comprenais pas grand-chose aux « aides de Bruxelles ». Les deux tracteurs flambant neufs aperçus dans la cour me permettaient de relativiser le discours sombre. Mon attente était autre : me faire une idée de cet oncle Albert ! Je parvins à orienter la discussion vers leur propriétaire précédent. J’entendais parler pour la première fois de cet homme dont j’ignorais tout. Malheureusement, la moisson était pauvre.
Ils le décrivaient comme un bel homme, qui en imposait. Son âge n’avait pas affaibli cette force. Les contacts n’étaient pas faciles avec lui, car il maintenait toujours une distance. Il parlait peu. C’était un enfant du pays, puisqu’il était né dans cette maison. Même s’il avait fait des études et une carrière ailleurs, il était revenu régulièrement avant de s’installer définitivement à sa retraite. Son travail ? Impossible à dire ! Eux-mêmes n’étaient là que depuis une quinzaine d’années. Ils avaient pénétré une seule fois dans la maison, au début, avant l’épisode du vol : il y a plus de dix ans, des cambrioleurs avaient vidé le salon, complètement. Ils commençaient à retirer les lambris, ce qui avait réveillé mon oncle. La gendarmerie avait déployé tous ses efforts, sans retrouver ces pillards. « Sans doute des gitans ! » avaient-ils entendu dire. Après cela, la porte n’avait jamais été fermée à clé, puisque plus rien d’intéressant ne restait à prendre ! Ils n’en savaient guère plus. Il n’y avait jamais de visiteurs ! Mais ils n’étaient pas des espions non plus, se défendirent-ils ! L’aspect financier de leur relation relevait de la banque. Le plus surprenant était le nombre faramineux de chats qui habitaient le logis, pas toujours nourris. On en voyait facilement une vingtaine, une trentaine quand on passait devant. Ils avaient tous disparu après la mort de mon oncle. Au silence qui suivit, on devinait aisément que ces félins devaient s’attaquer à d’autres animaux que les souris pour s’alimenter et qu’une solution radicale avait été appliquée. Nous n’avions pas aperçu la moindre moustache ! À moins qu’affamés, ils soient tous partis chercher un havre plus accueillant…
Finalement, nous n’obtînmes que quelques bribes sur cet homme mystérieux. Ce couple était sympathique. Toujours accueilli avec chaleur par ces voisins, j’apprendrais petit à petit avec eux la vie à la campagne lors de mes visites suivantes.
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