L'histoire - 3 -
Les sacs sont glissés sous son lit. Personne ne pénètre jamais dans sa chambre sous les combles. Personne ne peut deviner le trésor au-dessus duquel il dort. Encore deux créanciers à honorer, et après ? Il n’arrive pas à réfléchir, car cette richesse est hors de ses mesures. Il refuse l’idée de jouer les seigneurs, de dépenser cet or en folies. Il sait la nécessité de placer sa fortune, en achetant des immeubles ou des terres. Mais combien ? Il ignore la valeur de ces biens. Il peut aussi la remettre, en partie, à des notaires réputés, pour qu’ils la fassent fructifier au travers de prêt. Il a entendu parler de cela. Le mieux est de disparaitre. Il ira s’installer en province, loin de Paris. Le pays d’où venait sa mère le tente, bien qu’il ne le connaisse point. Mais comment transporter tous ces sacs ? Combien sont prêts à donner un coup de couteau pour une poignée de leurs contenus ! Il pense se confier à monsieur Septfonds, un sous-secrétaire du Prince, avec lequel il s’est lié de sympathie. Ils soupent souvent ensemble, échangeant sur leur maitre et la maisonnée. Martin apprécie cet homme, érudit et austère, bien que protestant. Une estime réciproque s’est lentement établie entre ces deux hommes esseulés partageant la même retenue.
Il attend deux jours, avant d’oser le questionner sur les façons de transférer des sommes importantes d’une ville à l’autre. Monsieur Septfonds lui explique le principe des lettres de change et le rassure sur la fiabilité et la sécurité de ces opérations. Devant les demandes de plus en plus précises de Martin, monsieur Septfonds l’interroge habilement, jusqu’à connaitre le pourquoi de ces questions. L’homme de main du Prince dévoile l’origine de sa nouvelle fortune, restant discret sur son montant. Il se fait reprocher d’avoir pris tant de risques inconsidérés auprès des usuriers. S’il ne les avait pas remboursés, il aurait trouvé la mort, tout bonnement ! Ces gens-là deviennent très brutaux pour récupérer leurs dus. Martin lui raconte qu’il a vu sa mère mourir à cinquante ans, exténuée par ce labeur sans fin et qu’il ne veut pas subir le même sort. La première fois, il n’avait emprunté qu’une petite somme, pour aller la porter à la Banque générale. Il n’avait rien compris à la signification de ce geste et de ces papiers. Il s’était contenté de mimer, de façon modeste, son maitre. Puis, il avait réfléchi. Il était retourné voir d’autres créanciers et avait pris tout ce qu’on lui permettait, sans vraiment apprécier les montants et les risques. De toute façon, s’il n’avait pas pu rembourser ses accipiens, la Seine l’aurait toujours accueilli ! Tout, sauf mourir d’épuisement à la tâche. Il se trouve satisfait d’avoir osé ce coup de folie, par malheur trois ans trop tard pour sa mère. Il demande à monsieur Septfonds de l’aider dans les transactions, avec le dédommagement qui l’accompagnera, bien entendu. Monsieur Septfonds se trouve choqué par cette proposition. Certainement, il va assister son bon compagnon, mais uniquement par amitié. Il ne veut pas toucher à cette richesse, résultat d’une opération inexplicable, donc satanique. Le bonhomme ne sait pas que, six mois après le départ de son ami nouvellement fortuné, il recevra une montre en or de chez Dret, le joailler du Roy. Il ne pourra jamais remercier son ancien pair, ne sachant où il est parti.
La semaine suivante, Martin doit organiser le retour d’une partie des sacs. À sa compréhension, les démarches du Duc et du Prince n’ont pas plu au Régent : elles ont mis la Banque générale en grandes difficultés. Son Altesse est très irritée et Martin s’exécute le plus rapidement et le plus loin possible de l’ire de son maitre. Il doit faire vite, à la dérobée, car il sait que des serviteurs du Duc ont été molestés lors des échauffourées. Par suite de ces émeutes, la rue Quincampoix est fermée, solidement gardée par des soldats armés. Il connait l’accès par la rue de Venise, en empruntant la rue Saint-Martin. La charge n’est pas très élevée, car seuls une centaine de sacs doivent être rendus. Il procède au plus vite, avec un petit charroi discret en usant de prudence : ce n’est pas le moment de se faire occire !
Peu de temps après, Martin annonce à son maitre son désir de se retirer : à trente-et-un ans, il souhaitait retourner dans son pays pour s’établir et fonder une famille. Il a amassé un petit pécule et, si Son Altesse Sérinissime, en place d’une bourse de remerciements, voulait bien lui faire un billet d’introduction et de recommandation… Le Prince accepte avec générosité : il préfère toujours quand cela ne lui coute pas ! Une lettre signée simplement et complètement Louis-Armand de Bourbon-Conti produit son effet !
Annotations
Versions