L'histoire - 4 -
— Ça a dû se passer à peu près comme ça ! Sacré coup de chance pour lui. Et pour moi ! Je suis l’héritier direct d’un spéculateur !
—Je préfère coup de chance, Sébastien ! Martin n’a rien fait de mal. Au moins, il n’a pas fait fortune en exploitant de pauvres bougres.
— Martin a raconté son histoire à son fils, Léon, qui l’a transcrite. C’est dommage qu’Émile, quatre générations plus tard, ait cru bon de réécrire l’histoire de la famille à sa sauce pontifiante et ampoulée. J’ai retravaillé son récit.
— Oui, j’ai lu sa version ! Émile est trop hagiographe ! Il a dû gommer les passages montrant Martin dans sa réalité. Il nous manque le croustillant !
— Le Prince était vraiment un personnage ignoble.
— Oui, tu m’as raconté. Et Martin était son homme de main, c’est bien ça ?
— Je préfère « serviteur dévoué », Nathalie ! Ce qu’on ignore, c’est ce que Léon a recueilli comme souvenirs, puisque cet imbécile d’Émile a détruit le manuscrit. S’il y avait tous les détails, Émile a dû souffrir et tout réécrire.
— Son Altesse Sérénissime, comme tu dis, était handicapée ? Il était bossu, tu m’as dit.
— Handicapé de la bienveillance, c’est sûr ! Dans cette maison royale, à force de se croiser entre eux, pas étonnant qu’il y ait eu quelques monstres ! Louis-Armand était un dégénéré.
— On sait comment Martin est arrivé à son service ?
— On ne sait pas si sa mère travaillait dans cette maison, mais Martin est entré au service des Bourbon-Conti vers ses dix ans et a sans doute été rapidement attaché au service du jeune Louis-Armand, de six ans son cadet. Être l’homme de confiance du « singe vert » ne devait pas être facile. Je m’imagine bien une scène dans laquelle le petit dégénéré abuse ou maltraite son serviteur. Ce dernier, encore jeune, sous le coup de la colère ou de la répulsion, se rebiffe et menace le jeune noble, prenant ainsi un ascendant sur lui. Une affaire qui aurait aussi bien pu se terminer par une séance de fouet ou pire. Sinon, comment expliquer que Martin ait pu rester si longtemps au service de ce maitre sans scrupules ?
— Tu inventes et tu fais de l’uchronie ! Un serviteur, même enfant, n’aurait jamais porté la main sur un maitre. Mais Martin devait être malin, car on devine dans le récit son désir de sortir de sa condition.
— Le Prince prend le titre de son père quand il a quatorze ans, Martin, la vingtaine, devient son premier valet. Il devait savoir le prendre et le supporter. Vingt ans au service de ce taré ! Ça crée des liens ! Martin était forcément au courant de l’affaire de la vérole. Et sans doute impliqué !
— Tu reprends cette affaire depuis le début, s’il te plait ? L’histoire avec la vérole et la prostituée…
— On imagine bien la vie de Louis-Armand qui devait fréquenter assidument les prostibules, en particulier celui du faubourg Saint-Martin où a eu lieu la contamination. Avec Martin comme accompagnateur, l’attendant docilement à la porte et veillant à la discrétion. Quand Son Altesse Sérénissime a attrapé la vérole et a décidé son ignoble vengeance, il n’est pas impossible que Martin se soit chargé de trouver le garçon boucher chargé de l’opération.
— Quelle opération ?
— Faire insuffler « dans sa partie basse » de l’air à cette pauvre fille pour la punir, jusqu’à la faire mourir…
— C’est abject !
— Oui, pas très sympa le Prince ! Et puis, les tenanciers qui sont accusés de ce crime, lâchés à la vindicte publique, alors que tout le monde connaissait le commanditaire.
— Ils vivaient une époque formidable !
— Les Princesses, mère et épouse, ont fait chèrement payer au maladroit son imprudence et le partage de sa maladie honteuse ! Réclusion d’un an à L’Isle-Adam, jusqu’à la guérison. En plus, les remèdes à base de mercure n’ont pas dû arranger son état. Donc, il est plus que probable que Martin ait vécu de près tous ces événements.
— Et tout ça, tu ne le mets pas dans ton récit ?
— Le syndrome d’Émile m’a touché, Nathalie ! C’est amusant, mais ce n’est pas l’histoire des Jonhac !
— Je vois que tu as encore autre chose…
— J’imagine bien la suite des opérations. Plus question d’aller dans des maisons spécialisées. Et donc, consommation sur place. J’ajouterais : de jeunes vierges, par prudence. Il fallait les trouver et je vois bien Martin dans le rôle de rabatteur. En tant qu’homme de confiance et de main, il devait avoir cette charge.
— Vas-y, continue : comme elles étaient novices, il fallait leur expliquer ce qui allait se passer et Martin les mettait en condition !
— Pourquoi pas ! Il devait aussi s’occuper de la partie financière de ces opérations. Le beurre et l’argent du beurre. Le service du « polichinelle » avait du bon !
— Si c’est le cas, je comprends qu’Émile ait retenu sa plume. Ça écorne la réputation de Martin !
— Pas sûr que Martin ait raconté ces détails à son fils… si cela a existé ! Pas sûr non plus que Martin en ait tiré un grand avantage financier, car Louis-Armand était pingre, en plus. Son avarice était de notoriété publique. Martin a dû tout vivre : les beuveries, les soirées de dispute avec la Princesse, l’histoire du chien, les soirées de stupre entre hommes. Son maitre était « le mary de bien des femmes et la femme de bien des hommes » ! Le pauvre serviteur en a vu des vertes et des pas mûres, avec le Singe vert ! On peut en déduire qu’il avait une tête solide.
— Donc, il devient riche subitement. Il décide de partir dans ce trou perdu, la région natale de sa mère dont il ignore tout. Bizarre, mais pourquoi pas. L’épisode de la lettre de recommandation est amusant Dommage que nous n’ayons plus cette lettre.
— Il fallait simplement traverser la France… Sur le voyage, le récit d’Émile est très succinct. C’était peut-être aussi banal qu’aujourd’hui… Même s’il fallait au moins deux bonnes semaines en diligence ou en chaise de postes pour cette distance. Avec des relais toutes les deux lieues. Une trentaine de kilomètres par jour, des routes en mauvais état, des auberges plus ou moins bien tenues. Quand tu arrives, tu dois être content ! Nous n’avons que deux détails. L’histoire des lettres de change cousues dans les vêtements sur les conseils de Septfonds est sans doute véridique. Tu imagines la crainte de se faire détrousser pendant tout ce voyage. On le sent bien au second point, quand il refuse un soir de dormir, car il n’a pas une chambre individuelle, même s’il dormait dans ses vêtements… Il devait aussi avoir du liquide pour payer les auberges.
— Son voyage a dû être l’épreuve la plus difficile !
— Même avant ! Tu as un tas de pièces sous ton lit et tu le donnes à des inconnus en échange de bouts de papier. Heureusement que sa mère lui avait fait apprendre à lire et à écrire. Il a dû faire confiance, totalement. Il fallait un caractère sacrément trempé pour cette aventure.
— Il n’avait pas le choix non plus ! Il risquait simplement de retrouver sa condition de serviteur ou de s’établir bourgeois si ça réussissait.
— Il me manque une information importante : à cette époque, on devait parler des patois différents à chaque étape. Il finit en Occitanie, avec une langue totalement étrangère pour lui.
— Peut-être que sa mère parlait le rouergat ? Et qu’il le comprenait ?
— D’après la suite, ce n’était pas un bavard. Et pendant le voyage, la prudence devait l’inciter au silence. On peut aussi imaginer qu’il y avait quand même beaucoup de gens qui parlaient le français pointu !
— Allez, Sébastien, enchaine !
— Après, à son arrivée à Rodès, on peut reprendre le récit d’Émile : il n’y a plus rien de scabreux et c’est fort moral. On laisse le texte original d’Émile. Attention au style ! Ce n’est pas le mien…
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