L'histoire - 5 -

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Après ce périple difficile et combien angoissant, Martin parvient enfin à Rodès, ville farouche, perchée sur sa butte pour élancer sa cathédrale dans le ciel, telle une supplique au Divin, tel un rempart contre ces gens perdus de la religion prétendument réformée qui se terrent alentour. Son espoir est de renouer avec des bribes de sa famille maternelle, de renouer avec des noms entendus jadis, de trouver d’implexes racines ancestrales, car, comme pour tout un chacun, la famille demeure le refuge indéfectible.

Il prend logis dans la meilleure auberge de la cité, rue du Thouat, la seule à lui présenter une chambre particulière à la semaine dont il acquiesce l’offre, méconnaissant l’usage du marchandage, ce qui lui vaudra d’être traité en seigneur. Nous savons tous que l’amabilité de ces tenanciers est guidée avant tout par la sonorité des pièces qui leur sont tendues. Grâce à son esprit aiguisé, Martin parvient à entendre les gens les plus cultivés et prend à tâche de parler leur logogriphe, les laissant gouailler de ses maladresses, compagnie encline à se gausser des difficultés d’autrui. Le langage des croquants rudes et attardés dans leurs misères, heureusement peu fréquents dans cette bourgade commerçante, lui demeure hermétique.

Dès son arrivée, il se rapproche des différents agents afin de s’enquérir du paiement de ses effets de commerce. Savoir que tout est en ordre et que les paiements seront libérés à sa demande le contente et le soulage.

— Le soulage, à Rodez… Séb, tu en fais un peu trop !

— Je te rappelle que c’est Émile qui écrit, pas moi, et en 1872 !

Apaisé, il peut prendre son temps, découvrant cette vie d’oisif à laquelle il n’est point habitué, autant par son éducation que par sa morale, n’ignorant pas que les vices s’approchent alors, puisque seul le travail est rédempteur.

Ayant épuisé les joies de l’exotisme provincial, il se lasse vite de ne rien faire, peu accommodé à décider par lui-même de ses actions. Il flâne dans son beau costume qui ne parvient pas à cacher ses origines. Cette antithèse ambulante ne peut échapper à un individu improbe et cauteleux sous son aspect jovial, le sieur Bouzignac, avec qui il s’accorde, car, de plus, il parle son langage. Cet homme, aux yeux torves dès qu’il quitte son sourire aguicheur, fait partie de cette lie de la société qui vit à ses dépens, abusant de la bravitude des honnêtes gens. Bouzignac flatte Martin, inventant et grossissant des mérites qu’il n’a point. Ce dernier s’en glorifie et commence à se gonfler, tel la grenouille de la fable. Manipulé par cette âme sordide dénuée de scrupules, l’ancien fidèle serviteur, dans sa naïveté amicale, se dévoile, révélant une opulence qui emplit de convoitise les yeux du malandrin. Son nouveau compère, se présentant comme négociant, lui évoque une affaire très profitable qu’il ne peut malheureusement mener à terme, faute de capital. Généreusement, il l’abandonne à Martin, offrant gracieusement son intercession au besoin, ne voulant pas forcer la main de son bon ami. Au travers d’explications autant embrouillées que mirobolantes, il extorque de petites sommes pour mettre en place l’affaire. Guidé par cet escroc, Martin se découvre habile à gérer des affaires complexes. Las ! Des complications imprévoyables surviennent, obligeant Martin à investir au-delà des estimations liminaires, encouragé par des propos lénifiants et sopitifs, accompagnés par la découverte des plaisances de ce pays, certaines particulières, au grand dam de Martin, qui se met à se prendre pour un bourgeois. Le larron, pensant son gibier appâté tout de bon, lui soumet un dernier effort, entamant cette fois au plus haut point la fortune de notre involontaire berné. Le montant fait sourciller, enfin, notre ancêtre qui se décide à procéder à des questionnements sur cette nouvelle industrie, propre à décupler sa fortune. Malgré ses difficultés de locution, il s’aperçoit de la vacuité du projet : nul terrain visible, nulle main-d’œuvre recrutée, nulle machine acquise. Il tergiverse pour verser la somme demandée, hésitant à faire rendre gorge au trompeur ou, sans encombre, à le rouer de coups jusqu’à le laisser mort. Martin est un homme bien bâti qui ne redoute pas les affrontements, ayant usé plusieurs fois de sa force pour protéger son maitre dans des endroits hasardeux. Après avoir tout bien pesé, il décide de jouer au plus fin, déclarant au malfaisant son intention de diriger ses investissements vers d’autres voies et lui demandant la récupération des avances, conformément à leur contrat oral. Martin s’apprête, lors de la rencontre suivante, à corriger quelque peu cet individu qui avait abusé de sa crédulité, point qui le blesse plus que les centaines de louis évaporées dont, finalement, il ne se sent pas encore propriétaire. Sentant, à bon escient, le vent tourner, l’aigrefin disparait sans laisser la moindre trace.

Martin décide dès lors de rechercher par lui-même un homme de confiance, dont la réputation serait éprouvée dans cette ville, pour se faire aider dans la gestion de ses biens dont il convient, un peu tard, qu’il n’a nul savoir et nulle industrie, évitant et rejetant tous les conseils trop empressés d’autres malandrins. La méfiance lui fait rejeter toutes les propositions, mais un nom revient souvent. Cette notoriété le dirige vers cet homme établi et honnête en toutes choses, maitre Nayrague, notaire de son état, de père en fils depuis de nombreuses générations, plusieurs fois consul. Martin se présente modestement, se disant chercher à acquérir une maison ou un petit hôtel dans la cité, s’embrouillant dans des propos dans lesquels il n’est guère habile, s’efforçant d’estimer la droiture et la probité du tabellion.

Nayrague, la cinquantaine bedonnante et éprouvée, est intrigué par cet homme à l’accent étrange, bien mis, mais que l’on devine n’être pas un bourgeois. Il encourage avec bonhommie Martin, tout en restant évasif, décidé à se renseigner sur ce quémandeur si particulier, l’invitant à repasser bientôt pour lui laisser le temps d’échafauder une proposition appropriée à sa demande. Martin approuve cette lenteur, loin de l’enthousiasme envahissant du sieur Bouzignac.

Une semaine plus tard, sur la suggestion de Nayrague, c’est autour de la table de la meilleure auberge du vieux bourg qu’ils se retrouvent. Le notaire connait maintenant le montant de la fortune du demandeur, même si son origine n’a pu être déterminée. Un homme si riche qui vient de Paris pour s’établir parmi eux, dont le nom simple de Martin est inconnu de tous ceux qui fréquentent de près ou de loin la capitale est une intrigue plaisante, d’autant que le bonhomme semble intelligent, mais perdu dans ses souhaits.

La bonne chère et les bons vins scellent une convivialité dans laquelle Martin se laisse emporter, gardant un quant-à-soi de bon aloi. Nayrague dévoile ses recherches, ce qu’il a découvert et demande ouvertement à Martin des explications sur l’origine de sa fortune : il veut bien faire affaire, mais s’assurer auparavant de la solidité de son compagnon et surtout de l’honnêteté de la provenance. Martin hésite, et finit par se raconter en montrant la lettre du Prince, dont il est très fier. Nayrague connait de réputation cet aristocrate du sang des Condé. Toute cette histoire est fort bien, mais ce ne sont certes pas les gains durement acquis par le labeur qui sont à la source de cette richesse.

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