L'histoire - 6 -
Martin a été outragé par les pratiques de l’escroc. Il sait maintenant que des individus aux sombres desseins peuvent abuser de son ignorance de la vie. Pourtant, il va tout raconter à cet homme qu’il sent foncièrement bon, ce qui est le cas et, comme souvent, peut se lire sur le visage. Martin parle de sa mère, sa seule famille, trop tôt disparue, de son service, omettant tout ce qui pourrait nuire à la réputation d’une altesse de sang royal, mais il insiste sur la confiance que son respecté maitre avait su mettre en lui. Enfin, il détaille les opérations qu’il a menées, suivant les conseils du Prince, et l’étonnement de se voir à la tête d’une fortune. Nayrague tente de lui expliquer comment cette pécune a pu grossir, perdant Martin dans des mots incompréhensibles. Qui est bien capable de percer les mécanismes qui font grossir les fortunes ? Si lors de ce repas, aucune affaire n’est conclue, les deux hommes se séparent en une nouvelle amitié, appréciant chacun cette qualité si précieuse : la pondération. Ils vont se revoir souvent, Nayrague en profitant pour faire le tour des tables qu’il apprécie et jouant le rôle de mentor pour cet ancien valet à l’esprit vif, mais dénué du moindre savoir.
L’occasion se présentant, il mène Martin visiter une belle demeure qui vient de se libérer, non loin de la cathédrale, dans ce quartier paisible où ne résident que des personnes de bonne compagnie, loin des lieux où la racaille se plait à s’entasser. Il en profite pour lui dire qu’il aura pour seul et unique seigneur le Roy lui-même, puisque suzerain de ce lieu.
Palliant l’ignorance de son jeune ami et défendant ses intérêts avant même d’en avoir eu mission, il a durement négocié la somme demandée. Le lieu plait à l’ancien serviteur, l’affaire est vite conclue à la satisfaction générale. Le bon conseiller va plus loin, s’occupant de son équipage au travers d’un couple au service de l’ancien homme de confiance de Son Altesse.
Martin se mue en bourgeois respectable, ces hommes fiers de leur état, prodiguant mansuétude et charité envers leurs frères plus démunis par la Providence. Sa principale, sinon unique, relation reste le bon homme Nayrague, à tel point qu’il est fréquemment invité aux repas de famille, maintenant considéré comme un de ses membres. Il estime beaucoup le cadet, Armand, avec ses cheveux flamboyants, son regard plein d’ironie et de gentillesse, aux réparties rapides et chaleureuses. De retour de ses études à Toulouse, il commence à user sa jeunesse en tant que clerc dans l’étude de son père, sans espoir puisque l’ainé est désigné à la succession. Martin, frustré de ne point avoir de fils, se prend d’une affection profonde pour le jeune homme.
Nayrague observe avec désolation l’esseulement dont semble souffrir son ami. Ses velléités de renouer avec d’anciens membres de sa famille ayant échoué sur les rochers de la difficulté, il se fait fort de lui trouver une épouse capable de mener sa maison et d’assurer leur position. Il exclut d’emblée une fille de robin, ces gens qui se croient au-dessus des autres par les fonctions qu’ils assurent. De même, il écarte la possibilité d’une particule désargentée : la richesse ne semble pas suffisante. Une fille de négociant ou de marchand lui parait plus appropriée, un tendron ayant la tête sur les épaules et sachant manier l’argent avec habileté. L’affaire de la Banque Générale a saigné nombre de ses acquéreurs. Lui-même ne vient d’échapper que de peu à une perte irrémédiable et désastreuse. Il avait voulu investir dans ce qui lui était apparu comme un placement sûr, basé sur des idées modernes. Autant il était habile dans les relations avec autrui, autant pour les questions sérieuses, c’est madame Nayrague qui décidait et qui avait repoussé cette idée, la qualifiant de « maléfique propre à berner les sots ». Le Créateur, dans sa sagesse, a placé auprès des hommes ces êtres faibles, mais souvent perspicaces dans la conduite du logis et de la famille. Bienheureux les maris qui peuvent ainsi s’en remettre à leur fidèle compagne et épouse. Ce que la brave femme ne pouvait prévoir était les échanges associés : monsieur Nayrague, dans sa naïveté, avait accepté d’être payé avec ces fameux billets de banque « qui valait autant que l’or ». La déroute était intervenue si vite qu’il ne put, comme de nombreux malheureux, que se faire inscrire auprès du commissaire aux consignations pour plusieurs milliers de livres, n’ayant plus qu’à espérer que la rente au vingtième promise ne soit pas une vanterie, même royale. S’occuper de son ami le distrait de son inquiétude sur cet avenir.
Par un hasard bienveillant, chaque dimanche, un couple est invité à la table des Nayrague, toujours accompagné d’une de leurs filles, parfois proche de la Sainte-Catherine. Martin apparait aussi sensible que gauche face à ces jeunes femmes sages aux yeux baissés. Nayrague l’incite doucement à exprimer de l’intérêt pour ces fleurs destinées à être cueillies. La jeune Ophélie ne laisse pas cet étranger insensible, malgré leurs disparités de langages. La réputation de cette famille est excellente et un revers financier ayant fait disparaitre la dot, le rapprochement avec un ancien domestique peut se concevoir, monsieur Nayrague ayant pris à cœur de révéler aux parents soucieux de leur progéniture le montant de la fortune de l’éventuel promis.
Martin se laisse conduire, d’autant que la jeune Ophélie est séduite par cet homme robuste et bien bâti, sans doute travailleur, loin de ces jeunes gens aux gestes précieux et à la constitution faible qui se sont osés à lui faire des avances. Le contrat est rondement mené, maitre Nayrague veillant à la protection de son protégé.
La chance a doublement servi Martin, lui permettant l’acquisition de la richesse puis la facilité de trouver femme et domaine. En effet, monsieur Nayrague a entendu parler d’un hobereau de Lampeyrac qui vient de quitter sa destinée terrestre, préférant fuir lâchement son infortune, abandonnant sa femme et ses deux filles dans le malheur le plus complet. Martin en entendant cette histoire lamentable attend la suite, car il subodore que son bienfaiteur doit vouloir profiter de cette occasion pour faire le bien, en aidant cette pauvre veuve à faire face à la fatalité en lui offrant d’acquérir terres et château. Ils visitent le domaine, une trentaine de métairies, des bois et des forêts, des terres que le notaire dit fertiles, des vaches robustes, avec de grandes cornes courbées, d’une robe rouge sombre. Un bel ensemble, avec le petit château, presque en son centre. Il n’y connait rien. La campagne et les rustres lui semblent d’autant plus pouilleux qu’il n’en comprend pas le moindre mot, alors qu’il commence à se faire entendre en ville. Que faire avec ces créatures qu’on ne peut haranguer ? Monsieur Nayrague est habitué à jauger ces sortes de biens. Il explique, avec ses connaissances et son expérience qu’il se présente là une belle occasion. La misère ? Pas tant que cela, tous les paysans vivent ainsi ! Ils ne sont pas malheureux. Regardez comme ils sont plutôt bien portants, comme les enfants sont nombreux, comparant à la situation plus haut, dans la montagne, où les disettes sont fréquentes, car les terres ne rapportent rien, quatre pour un les meilleures années. Ici, le ratio est de cinq ou six pour un !
De plus, Lampeyrac est une seigneurie, minuscule, mais quand même ! Martin ne peut certes pas devenir seigneur : les droits de justice banale et de chasse disparaissent, mais les terres restent exemptes d’impôts, ce que ne manque pas de souligner le roué talion.
Martin barguigne, il dénigre, pour laisser accroire qu’il réfléchit, alors qu’il s’en remet totalement à son ami. Nayrague comprenant ses embarras sort l’atout majeur de sa manche. Pour régir un tel domaine, il faut connaitre le pays, parler rudement à ces rustres. Armand, son fils, malgré son jeune âge de vingt-quatre ans, pourrait subvenir dans ce rôle, si Martin est bien sûr prêt à lui faire confiance… Le roué vient de réussir son coup, d’autant plus qu’avec les revers des uns et des autres, l’activité de l’étude s’est fortement amenuisée. Dans un élan de complétude et de générosité, le nouveau maitre abandonne, jusqu’au décès de la châtelaine, le château à la famille du désespéré. Ce geste montre bien que les bienfaits se répandent ainsi entre les hommes de bonne volonté.
Au-delà de la loyauté certaine de son jeune ménager, Martin compte dédommager décemment les personnes qui travailleront pour lui. Il avait trop entendu les remarques désagréables de la maisonnée du Prince, qui abusait de son rang pour réduire à la misère ses serviteurs. Il en connait d’autant mieux les comportements malséants qui en découlent, au détriment du maitre. On apprend de toutes les difficultés et la bonté est source de fidélité et d’honnêteté, choses bien nécessaires de la part de la domesticité.
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