L'histoire - 20 -
Depuis leur installation à Rodez, Célestine est autre. Elle a retrouvé le monde fastueux de son enfance, en renouant avec ses camarades de jeunesse, notamment Clémentine, qui l’a introduite dans la bonne bourgeoisie de la ville. Le nom de Jonhac a effacé celui de Fraysse et le scandale de l’escroquerie de son père, suivi de son suicide. Elle recommence à vivre et à se dérider. Une petite cour de prétendants, autant attirés par ses charmes que sa fortune, se met en place. Ils ignorent que Célestine, la fille de réprouvé, ne possède rien, car le patrimoine est sur la tête des deux enfants.
La jeune Adélaïde bout, voulant accompagner sa mère dans toutes les fêtes et réceptions. C’est elle qui a entrainé la famille hors de Jonhac, ou plutôt, de la houlette sévère de « l’Impératrice ». La finaude a su manipuler sa grand-mère et faire bouger sa nonchalante mère. Elle veut vivre ! C’est elle qui a exigé de poursuivre des études au lycée de jeunes filles. Elle compte atteindre l’École normale, la seule possibilité de s’instruire.
Auguste, son nigaud de frère, parti faire des études de juriste à Toulouse, laisse les deux femmes face à face. Les confrontations sont aussi virulentes que fréquentes et s’achèvent toujours à l’avantage de la jeune fille au caractère déterminé.
Célestine, harassée par la véhémence d’Adélaïde, finit par lui promettre son premier bal pour ses dix-huit ans et se retrouve complice pour cette préparation. Elles passent des heures dans la boutique de Madame Destrayous, riant de leur connivence. La note de la couturière étant malencontreusement arrivée simultanément à l’annonce d’une perte autrement importante dans cette sombre histoire de Panama, une missive véhémente à la belle-fille enjoint de limiter les dépenses. Un voyage de la donzelle auprès de sa grand-mère apaise la tourmente. La douairière ne peut rien refuser à sa petite fille, voyant dans cette jeunette sa digne successeuse, ayant reporté sur son petit-fils le mépris condescendant qu’elle éprouvait pour son poète de fils, son colonel de mari, et d’une manière générale sur la gent masculine.
Adélaïde resplendit dans l’éblouissement de ses dix-huit ans, belle, gracieuse et malicieuse. Le soir du 4 septembre 1893, quand elle pénètre au bras de sa mère dans la salle de Madame de Bonrupré, la préfète, un léger silence se fait, d’admiration chez ces messieurs, d’envie et de jalousie chez ces dames. La mère était connue, la fille est une révélation : copies de la même beauté, l’une dans la maturité de la quarantaine, l’autre dans son épanouissante fraicheur, elles ne peuvent pas laisser indifférent. Les conversations reprennent sous le masque de la politesse et de la bienséance, en attendant l’ouverture du bal.
Adélaïde se force à afficher un regard tranquille pour masquer l’appréhension qu’elle éprouve devant tous les yeux de cette société braqués sur sa petite personne. Elle cherche des yeux des camarades de son lycée de jeunes filles. Les rares qu’elle aperçoit sont sous la garde rapprochée de leurs parents. Célestine n’est guère plus à l’aise, s’affichant comme femme seule, malgré son statut de veuve. De polis et courtois saluts masculins, à distance, font baisser la tension, d’autant que les invités se succèdent maintenant avec rapidité et que la salle broue gaiement.
Avec discrétion, un frénétique petit manège se met en place, faisant accourir les fringants cadets quémandeurs d’une place sur le carnet de bal de la belle. Encore intimidée, Adélaïde n’a pas remarqué que, dès son arrivée, une paire d’yeux s’est fixée sur elle. Il n’est pas le mieux mis, mais parait plutôt joli garçon, la figure déjà mangée par de belles rouflaquettes blond vénitien tranchant avec l’auburn de ses cheveux et sourcils. On devine de l’assurance et un vif esprit derrière un léger sourire sardonique. La fixité de ce regard finit par attirer celui d’Adélaïde qui tombe d’amour au même instant.
Troublée par ce sentiment inconnu qui la submerge, elle se fige une minute, n’entendant plus les dithyrambes maladroits de ses courtisans. Tancée par sa mère, elle inscrit le nom de Clermont de Bonrupré, avant de se reprendre et d’éloigner les demandeurs par des plaisanteries lancées avec tant de grâce que les déçus s’écartent encore pleins d’espoirs. Célestine admire l’aisance de sa fille, se demandant d’où lui vient cette facilité à jongler avec les soupirants. La jeune fleur ne cesse cependant d’épier son attente, qui s’approche avec désinvolture après avoir salué courtoisement plusieurs de ses rivales, dardant le cœur d’Adélaïde de coups glaçants.
Quand enfin il condescend à lui sourire, elle l’ignore et note ostensiblement le nom d’un fat qui la pressait trop.
Le bravant de son mépris, elle se tourne déjà vers un autre poseur quand son frêle poignet est saisi.
— Mademoiselle, je crains que votre carnet soit complet…
— Monsieur… J’en suis désolée…
— À moins que cela ne vous déplaise…
Adélaïde sent le rouge lui monter aux joues, alors que les jeunes coqs commencent à sortir leurs ergots, prêts à en découdre avec ce bravache.
— Messieurs, je vous prie de m’excuser, mais je vois ma cousine légèrement indisposée. Permettez-moi de l’accompagner afin qu’elle se remette, et pouvoir vous rejoindre dans quelques minutes.
Son aplomb cloue les blancs-becs, lui laissant l’occasion de tirer à lui Adélaïde dont il n’a pas lâché le poignet.
Le caractère volontaire de la belle a fondu à ce contact. Ce n’est qu’en franchissant le seuil du balcon qu’elle se reprend :
— Monsieur, comment osez-vous…
— Pierre, pour vous servir maintenant, et aussi longtemps que vous me tolérerez !
— Monsieur…
Les mots ne viennent pas. L’indépendante est domptée. À l’écart, leur premier baiser transportera Adélaïde dans le monde adulte et celui du bonheur.
Leur brève intimité sera troublée par Célestine qui n’a rien perdu de la scène et estime prudent de retenir sa fille.
— Ah !, ma fille, l’orchestre s’accorde. Monsieur le préfet va ouvrir le bal avec son épouse et, après quelques pas, ce sera à nous. Venez pour être présente. Monsieur attendra bien son tour !
Les jeunes gens se laissent séparer. Adélaïde enchaine les danses, sous l’œil vigilant de sa mère, elle aussi entrainée par tous les veufs de la ville se rêvant en époux de cette riche beauté. Elle se montre indifférente à ces avances, plus préoccupée par celles prodiguées à sa fille. Elle doit d’intervenir plusieurs fois pour inciter Adélaïde à se défaire de Pierre, cavalier trop entreprenant à son goût.
La soirée est écourtée et, pendant les quelques pas qui les séparent de leur demeure, la mère tente d’inculquer à la jeune femme quelques principes des bonnes manières à respecter. Adélaïde l’écoute, la tête pleine d’une ivresse infinie qui l’endormira dans son lit de jeune fille.
Célestine se renseigne sur ce garçon de petite famille. Elle n’a pas de projet pour sa fille, sinon celui de protéger sa virginité et son innocence. Elle interdit à sa fille de revoir ce freluquet et la place sous étroite surveillance. C’est méconnaitre le caractère d’Adélaïde et sa pulsion irrésistible vers ce beau jeune homme aux propos grisants et aux gestes doux.
En octobre, avec les premiers frimas, Adélaïde tombe malade : des nausées et des étourdissements la prennent. Célestine craint par-dessus tout les empoisonnements, si fréquents et qui peuvent vous emporter en quelques jours. Heureusement, Adélaïde se remet et elles peuvent rejoindre Joséphine et Auguste à Jonhac pour la fin de l’année.
Chaque jour, au prix de mille ruses pour n’être point accompagnée, elle se rend au village, avec cachées dans sa robe une longue lettre en descendant, une missive brulante en remontant.
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