L'histoire - 21 -

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Adélaïde est tellement bien remise de ses malaises qu’elle prend des rondeurs. Il faut une remarque de la vieille cuisinière pour enfin ouvrir les yeux de la mère, de la grand-mère et de la future mère : « T’es belle comme si t’étais grosse d’un p'tiaud ! ».

Après les cris et les pleurs nécessaires devant un tel scandale, Adélaïde peut leur expliquer la raison probable de son état et délivrer le nom du coupable, revendiquant sa situation et son amoureux avec une crânerie bien inutile. Auguste, qui a abandonné à sa sœur la perspicacité lors du partage des caractères, assiste à ces scènes, sans bien en saisir le fond.

Le coquin est invité à Jonhac, sans se douter de la raison de cette demande, tout heureux de revoir sa belle Adélaïde. Leurs retrouvailles, sous l’œil acéré de la matrone et de son affidée éplorée, montrent qu’ils ne sont pas indifférents l’un à l’autre.

— Jeune homme, vous semblez apprécier la compagnie de ma petite-fille !

— Ah !, madame, si vous le permettez, je vous en chanterais les grâces.

— Jeune homme, Pierre, c’est cela ?

— Pour vous servir Madame !

— Ne jouez pas avec moi. Ce ne sont pas vos politesses mielleuses qui vont m’amadouer. Expliquez-nous plutôt la situation et ce que vous comptez faire.

— Madame, je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas qu’à vous amuser avec une jeune fille innocente, il y a des risques ?

Adélaïde s’avance, les mains sur le ventre, un sourire immense aux lèvres.

— Adélaïde, ma fille, un peu de tenue. Votre situation est déjà assez embarrassante comme cela !

Un silence se fait.

— Madame, je suis surpris de cette nouvelle ! Je suis un honnête homme et j’assumerai mes responsabilités. J’ai donc l’honneur de vous demander la main de votre petite-fille.

— Pas si vite, jeune homme ! Vous engrossez en pensant que vous allez profiter de la fille et de la fortune ! Oui, vous allez réparer votre forfaiture, mais à mes… à nos conditions !

— Madame, seule l’extrême amitié que je porte à votre petite-fille m’a conduit. Si elle en est d’accord, c’est avec bonheur que je serai son époux.

Déjà, les deux tourtereaux se sont pris la main et se regardent, tout à la joie de ce bonheur inattendue.

Joséphine ne peut réprimer un sourire intérieur à cette vue, malgré les informations qu’elle a au préalable recueillies sur ce garçon sans renommée et désargenté. Cependant, son air, aussi décidé que celui de sa dulcinée, laisse entrevoir des qualités. Une surveillance et une éducation serrée devraient permettre de le dégrossir et d’en faire un mari acceptable. Il y avait des partis plus intéressants, mais la présence d’un homme est indispensable. Celui-ci fera l’affaire : l’hypothèse de son petit-fils comme maitre de maison n’effleurant pas son esprit. Pour effacer sa médiocre origine, on lui fera adopter comme nom d’usage Martin de Jonhac, en place de Pouches, moins seyant aux oreilles.

Les noces sont discrètes, compte tenu de la situation et du peu d’entrain de Joséphine à dépenser des mille et des cents, alors que la situation financière flanche de plus en plus. Heureusement que les revenus des terres pallient partiellement les déconvenues et assurent le quotidien.

Alphonsine, le fruit des jeux défendus puis régularisés devant le curé, pointe son minois au printemps 1894. Elle sera suivie d’une sœur en 1895, prénommée Ophélie, en souvenir de sa lointaine aïeule, l’épouse du patriarche. Pierre se montre un père attentif.

Le jeunet à l’esprit délié comprend où est le pouvoir et arrive à charmer Joséphine, la tête toujours vaillante malgré son centenaire qui approche. Cette dernière, non-dupe de ce jeune paon flagorneur, veille sur ce garçon qu’elle devine prêt à tout. Pierre déploie ses cajoleries, espérant que la vieillesse favorisera rapidement ses desseins. Il ne veut pas rester la cale ajoutée pour rétablir l’honneur de la famille. Le train de vie retenu de la maisonnée l’interroge, car il avait entendu beaucoup d’exclamations sur la fortune des Jonhac. Discrètement, il va fouiller les papiers. Ses recherches, malheureusement, lui dévoilent un désastre : l’abondance des péripéties négatives a laminé la fortune. Il est temps d’y mettre bon ordre et qu’il devienne le maitre des lieux.

Joséphine devant être bientôt rappelée à Dieu, il demeure deux obstacles à son ascension : Auguste et Adélaïde. Pour cette dernière, il décide de repousser la question. Après tout, elle est son épouse et lui doit obéissance, malgré le contrat de mariage protégeant l’accès à la fortune. Auguste est un jeune homme falot, à l’esprit un peu lent, tenant sans doute de son père Émile. Pierre use de bonhommie pour s’en faire un frère, un ami, un confident. Auguste se laisse emporter par ce beau parleur qui le met en valeur.

Le bateleur lui fait miroiter les grandeurs et les bienfaits du monde militaire, citant avantageusement la carrière éblouissante de son colonel de grand-père, dont la maison affiche des souvenirs dans chaque pièce. Il a également un grand-oncle, qui a libéré les Amériques ! Pierre use et embellit une hypothèse qu’Émile a posée dans son histoire de la famille : le cadet d’Augustin, Joseph, aurait fait partie des troupes de Rochambeau en 1780, parties soutenir les insurgés américains. Quel exotisme attrayant !

Une vocation martiale apporte honneur et gloire ! À la stupéfaction de tous, y compris de Pierre qui ne pensait pas réussir si facilement, il s’engage et s’embarque vers l’Afrique noire sous l’uniforme colonial. Il n’y arrivera pas, terrassé par le choléra dans un port marocain. L’instigateur de ce malheur se montre très affecté par la perte de ce beau-frère aimé. La grand-mère, sa mère et sa sœur pleurent abondamment la disparition du jeune chef de famille. La voie s’ouvre pleinement pour Pierre, âgé de vingt-deux ans et ambitieux de la vie quand Joséphine s’éteint peu après, à 99 ans.

Adélaïde prend naturellement la place de l’ancienne pour diriger les affaires. Même si cette dernière n’avait jamais partagé son pouvoir, elle avait commencé à associer ses petits-enfants. Elle avait inclus sa petite-fille, car elle se méfiait des faiblesses d’Auguste, ce « benêt ». Adélaïde était de sa trempe et leur entente était une complicité. Célestine restait hors course, ne s’étant jamais intéressée à ces questions, et d’une façon générale, peu curieuse du monde, se contentant de l’instant, d’un rayon de soleil, d’un sourire, heureuse de rien. Dès les premiers mois, la nouvelle maitresse réoriente la conduite, cherchant à se défaire des plus mauvais placements. Elle est consternée de voir les dégâts : sa grand-mère avait depuis longtemps géré la fortune selon des impulsions difficilement compréhensibles, auxquelles s’était ajoutée, les derniers temps, la sénilité. Il n’y a pas grand-chose à sauver. Pour les quelques réinvestissements possibles, les décisions apparaissent beaucoup plus difficiles. Ayant confiance dans son mari et leur amour, elle s’ouvre à lui. Pierre semble de bon conseil, soulignant aisément les risques et les avantages. Devinant son avenir, il a rapidement acquis auprès de ses amis de Rodez des bribes de connaissances en économie patrimoniale, indispensables à tout notable respecté. Les premiers choix s’avèrent judicieux et Adélaïde se confie de plus en plus à son époux, l’associant maintenant au moindre détail. Une suite de grossesses et de fausses-couches l’obligent à laisser Pierre et monsieur Étienne, l’intendant de cette période, gérer le domaine. Pierre se dévoue pour décharger sa chère épouse, tout en réfléchissant comment la libérer définitivement de ces tracas. Son attitude de maitre absolu, parfois cassant, blesse le vieux comptable. Il acceptait les ordres de madame Joséphine, mais il ne les supporte pas de cet apprenti parvenu.

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