L'histoire - 28 -

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Peu après, madame Bouscatié décline rapidement. Le médecin a diagnostiqué une maladie incurable. Au seuil du Jugement dernier, elle ne se sent pas affronter le Créateur avec son secret. C’est à Alphonsine, qu’elle considère comme une de ses filles, qu’elle doit la vérité. Cette dernière vient régulièrement voir cette femme qui, la seule de son enfance, l’avait couverte de tendresses.

— Ah !, ma chérie, tu sais, je n’en ai plus pour bien longtemps…

— Il ne faut pas dire ça, Mamoune

— Ce sera une délivrance ! Je souffre tellement…

— Allons, vous allez vous remettre. Il parait que l’on guérit de ces sortes de maladies.

— Ce n’est pas de mourir qui est le plus terrible.

— Vous n’allez pas mourir !

— Il faut partir avec l’âme en paix.

— Vous voulez que je demande au curé de monter vous voir ?

— Oui, il va venir. Mais c’est aussi avec les vivants qu’il faut être en paix.

— Mais, Mamoune, vous avez eu une vie exemplaire, vous avez élevé de nombreux enfants, secondé votre mari…

— Pauvre homme ! Que Dieu l’ait en sa sainte garde !

— Avec qui voulez-vous faire la paix ?

— Avec toi, mon Alphonsine !

— Moi ?

— Oui, je te dois la vérité.

— Ah bon ! Je ne vois pas laquelle, mais je vous écoute.

— Voilà, je dois te dire que ton père…

— Mon père ? Je ne l’ai pas connu.

— Justement ! Il est mort très jeune, mais il… il avait une réputation…

— Une réputation ? Je ne comprends pas…

— Je ne veux pas médire de ton père, mais ce n’était pas une bonne réputation…

— Oh ! Personne ne m’a jamais dit cela.

— C’est pour ça que je te le dis.

— Que faisait-il de… mal ?

— Il courait après toutes les femmes !

— Oh !

— Et pas les plus âgées, souvent de jeunes filles…

— Oh !

— Il a abusé de ma fille, Jeannette.

— Mon Dieu ! Quelle horreur ! Il ne faut pas le dire si ce n’est pas vrai !

— Malheureusement… Jeannette avait la tête faible.

— La pauvre. Mais ce n’est pas de cela qu’elle est morte ! C’est de la maladie.

— Oui…

Madame Bouscatié se tait. Le plus difficile est encore à venir. Elle demande à boire, se retourne. Alphonsine est désespérée. Elle n’a aucun souvenir de son père et s’en est créé une image idyllique d’après ses lectures enfantines, puisque jamais personne ne lui en a parlé ou montré une photo.

— Je suis peinée de devoir te dire cela.

— Non. C’est bien que je le sache.

— Bien sûr, cela a eu des conséquences…

— Des conséquences ?

— Forcément, des fois, des petits sont nés !

— Ah ! C’est vrai ? Il a eu d’autres enfants ?

— Oui… (Cette damnée innocente va-t-elle finir par comprendre… Son père, Jeannette, des enfants… Mon Dieu, faites qu’elle voit toute seule !)

Alphonsine semble absente, droite sur sa chaise.

— Jeannette a eu un enfant… puis un second…

La vérité rugit enfin dans la tête de la pauvre jeune femme qui tombe de sa chaise, à genoux, étourdie sous le choc de la nouvelle. Ce ne peut être qu’une coïncidence, Pierrin est le fils de Mamoune, pas de Jeannette. Elle repousse cette idée. Madame Bouscatié se tait, attendant qu’Alphonsine accepte la sinistre vérité. Les paroles entendues martèlent son cerveau et développent leur infamie : si Pierrin est l’enfant de Jeannette et de son père, alors… elle est la sœur de son mari ! Elle se lève horrifiée.

— Oh, mon Dieu ! J’ai épousé mon frère ! J’ai eu des enfants de lui ! Nous sommes damnés pour l’éternité. Je… je…

— Ma petite Alphonsine, je ne voulais pas te faire de mal. Il fallait juste que tu le saches avant que je m’en aille…

— Je vais descendre voir l’abbé Dontilly. Je dois me confesser. Je suis perdue.

— Ma petite fille, attends. Tu n’as pas fauté, car tu ne savais pas. Cela ne vous a pas empêché d’avoir de beaux enfants, de vous aimer. Calme-toi.

— Je dois aller me confesser…

— Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, elle est pardonnée depuis longtemps. Ce n’est rien après tous les malheurs de ces années.

— Je dois aller me confesser…

— Personne ne sait cela. Tu n’es pas fautive. Tout est oublié. Je vais partir avec ce secret et Pierrin ne dira rien.

Elle comprend aussitôt son erreur avec ces mots fatals.

— Personne ne sait cela…

— Vous venez de dire que Pierrin…

— Non ! Il ne sait rien !

— Pourquoi alors ne doit-il rien dire ?

— Je sais pas. Je suis fatiguée. J’ai si mal…

— Pourquoi ?

Le ton s’est durci. Tout son monde étant à terre, autant boire la lie. Elle harcèle la mourante, la secoue, jusqu’à ce que madame Bouscatié avoue sa révélation le matin du mariage.

Alphonsine sort sans un regard, sans entendre ses lamentations, claquant la porte sur cette horreur. Elle part marcher, le cerveau en feu. Son mariage va être dissous, ses enfants sans doute retirés. L’Enfer l’attend. Les idées les plus effrayantes s’entrechoquent dans son esprit. Elle aime Pierrin et vient de le perdre. Tout était faux ! Pourtant, c’est un époux exemplaire. Il s’occupe bien de la famille, il est prévenant et elle le croit quand il dit qu’il n’a pas fauté pendant ses cinq ans de service. Mais il savait ! Il a accepté de se marier avec sa sœur ! Oui, ils s’aimaient depuis toujours ! Mais, elle, elle ignorait qu’il était son frère. Elle n’ose parler, elle doit en parler. Imprégnée de religion, seul un prêtre, un directeur de conscience peut l’aider à y voir clair. En même temps, malgré le secret de la confession, elle a peur de perdre ses enfants, son mari. Elle ne sait plus, incapable de penser, de différencier son amour et sa colère, le ressentiment. Il a pris sa décision par amour pour elle. Si on lui avait dit à l’époque, n’aurait-elle pas agi de même ? Elle rentre, toujours dévastée par ses souffrances.

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