L'histoire - 36 -
Le weekend suivant, son père est présent. Il est arrivé le vendredi soir, contrairement à ses habitudes. Elle sent qu’il la regarde différemment. Le samedi matin, il l’invite à se promener. Elle devine pourquoi. Ils arpentent ces sentiers mille fois parcourus avec Georges. Pierrin raconte sa vie.
Depuis toujours, il avait vécu avec Alphonsine. Depuis toujours, il en a été follement amoureux. Elle était plus qu’une sœur, elle était sa jumelle, son complément. Ils se sont mariés pour pouvoir s’aimer, s’embrasser. Elle était rigoureuse sur ce point, par son caractère et à cause de la vieille chouette qui ne la quittait pas de ses yeux inquisiteurs. Ils marchent. Un silence s’est établi. Mathilde devine qu’il va parler. Ce doit être difficile pour lui. Elle attend, alors que son cœur s’emballe. Pierrin commence un lent monologue, avec des pauses qui peuvent durer, chaque pensée de ce passé semblant douloureuse :
— Mathilde, tu es fine. Je sais que tu as deviné. Je l’ai senti à Rodez.
— Je ne sais pas parler de ces choses. C’est difficile.
— Oui, je suis le fils de Pierre, comme ta mère.
Mathilde est parcourue de frissons. Entendre cette terrible révélation de sa bouche est une grande violence. Pierrin enchaine :
— Oui, ma mère, enfin, celle que j’ai toujours prise pour ma mère, s’est crue obligée de me dévoiler cette paternité commune le matin de nos noces.
Un silence s’installe, alors que leurs pas font détaler un lapin.
— Que pouvais-je faire ? Personne d’autre ne savait et Alphonsine était ma raison de vivre.
Au loin, un coq s’époumone encore, alors que la matinée s’avance.
— C’était l’épouser ou se tuer et tuer Alphonsine par la même occasion, car je n’aurais pas pu lui donner la vraie raison.
La lumière, tamisée par les chênes du causse, égaie le chemin sur lequel le drame se révèle.
— J’ai aussitôt oublié cette révélation, faite pour m’empoisonner. Je n’ai jamais pardonné à ma mère d’avoir brisé mon innocence.
Ni le père ni la fille ne savent où les mènent leurs pas, concentrés sur leurs paroles.
— Ce mariage nous a transformés, car nous sommes devenus adultes, toujours dans notre amour.
— Marcel est né, juste avant la guerre. Nous venions à peine de commencer notre vie et ce fut l’enfer qui arriva. Je n’ai jamais voulu vous en parler, en parler tout court.
C’est vrai ! Mathilde sait pertinemment que son père a fait la guerre, mais elle n’a jamais entendu une parole sur cette période terrible. Qu’en sait-elle, du reste ? Elle se promet de combler ce manque. Après. Pierrin poursuit le récit de sa vie, ressentant dans sa chair ses souvenirs.
— Je suis parti à la guerre, persuadé, comme tout le monde, de revenir très vite ! Une équipée amusante ! Si tu savais… Je me suis trouvé affecté d’emblée à un hôpital de front. L’arrivée des premiers blessés a été une horreur. Tous ces jeunes hommes blessés atrocement qui mouraient en souffrant. Si tu avais vu la détresse et l’incompréhension dans leurs yeux… Tous redevenaient des enfants appelant leur maman.
Mathilde frissonne encore. Elle a envie de consoler cet homme mûr, son père, dont la voix trahit l’innommable tourment.
— Tant de malheurs, tant de douleurs. Cinq ans à voir défiler des amputés, des défigurés, des mourants. De la souffrance, que de la souffrance! Il n’y avait plus que ça…
— On pense qu’on se blinde, qu’on devient indifférent. Il suffit d’un regard implorant, et tout repart. Je ne peux rien effacer. Encore maintenant, je me réveille des nuits avec ce lancinement des cris, revoyant chaque visage passé devant moi. Ils sont des milliers…
— Chaque permission était un rayon de soleil, Alphonsine ouvrait son cœur pour m’accueillir, me permettant d’oublier mon supplice dans sa douceur pendant deux ou trois jours.
Entendre Pierrin dire son amour pour sa femme, son père pour sa mère, émeut profondément Mathilde. Ils sont tous enfants de cet amour.
— Tu sais, je ne m’occupais pas de vous. J’avais tant besoin de la tendresse de mon Alphonsine pour oublier la mort…
Mathilde écoutait, découvrait ce père, submergée par une immense tendresse filiale, enfin libéré. Quand il avait eu son âge, au seuil du bonheur, il avait vécu au milieu des blessés, des morcelés, des moribonds. Elle se rapproche, s’agrippe à son bras.
— Le retour a été difficile ! Même si j’ai passé les derniers mois dans un hôpital loin du front qui s’était enfin tu. Tous ces estropiés que nous avions sauvés partaient pour une vie brisée.
Il s’arrête. Mathilde l’imite, tourne la tête, car elle devine le besoin de son regard. Ils se fixent, hésitants. Ce ne sont pas des personnes expansives, mais l’intensité de l’échange les fige un long moment. Pierrin lève la main pour caresser la joue de sa fille, de la fille d’Adolphine. Il s’emballe ensuite dans son histoire.
— Voilà, tu sais tout. Je n’étais plus le même quand je suis revenu à Jonhac. En plus, à vous cinq, vous faisiez plus de bruit que l’artillerie en marche. Alphonsine était accaparée par vous. Moi, j’avais encore la tête pleine d’un autre vacarme, ailleurs. Je me suis écarté. De toute façon, la gestion des affaires était à reprendre. Rien n’avait bougé, alors que le monde était transformé. Le domaine glissait vers la déshérence.
— J’étais resté lié au major que j’avais suivi les deux dernières années. L’enfer ensemble, cela soude. C’est lui qui m’a orienté vers les associations d’anciens combattants.
— Tu comprends pourquoi je n’ai jamais été proche de vous. Je n’ai jamais su, ou pu, vous rencontrer. Vos comportements m’étaient étrangers. Pourtant, vous étiez le fruit de notre amour avec Adolphine, alors je vous aimais sans être capable de vous le montrer.
— Tu sais, j’étais attentif avec chacun. Marcel, un peu effacé, avec ses réactions bizarres m’est resté insaisissable. Jules, introverti depuis toujours, qui maintenant assouvit ses vices sous le couvert de la soutane. Lui aussi fuyait mes regards, mon attention. Ne pas pouvoir échanger avec ses fils, tu imagines ?
— La pauvre Augustine, qui ne parlait jamais, qui s’est tuée au plus mauvais moment de ma campagne électorale. Cela m’a énervé, mais après, quelle culpabilité ! Nous n’avons jamais rien fait, je n’ai jamais rien fait pour cette fillette délaissée.
— Heureusement qu’il y avait toi et Georges. Mais vous sembliez tellement unis et indifférents aux autres que vous étiez inatteignables. Je vous ai souvent regardés jouer tous les deux. Combien de fois suis-je intervenu pour vous éviter des ennuis avec les farces que vous faisiez !
— Tu vois, je viens de dire que je ne pouvais atteindre aucun de vous. J’ai été un père indigne, incapable de prendre soin de vous, les enfants de mon Alphonsine.
— J’ai été aussi un père irresponsable, sans le savoir. J’ai parlé avec le major de ma situation avec Alphonsine. Il m’a expliqué les problèmes de consanguinité, les anomalies qui pouvaient survenir. Finalement, sur les cinq, il y en a eu trois de dégénérés ! Nous n’aurions pas dû avoir des enfants avec Alphonsine ! Mais j’ignorais tout ça ! Personne ne nous l’a interdit ! Après, c’était trop tard. Je n’ai rien décidé, rien voulu. C’est ma faute, mais laquelle ? Cela me fait si mal.
Mathilde est étonnée. Son père vient de ranger Jules, un prêtre, dans les dégénérés. Elle partage son opinion, moins pour les mœurs de son frère que pour le mépris des autres qu’il affiche et sa confusion du sens moral.
Pierrin semble au bout. Il se tait longuement. Il s’arrête, regarde Mathilde :
— Ma chérie, si tu savais comme tu lui ressembles, comme tu es belle !
C’est la première fois qu’il l’appelle chérie. Son cœur bat plus vite, elle vient de rencontrer son père. Des larmes brouillent leurs yeux.
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