« Les Petits Sorts », par le fou pèlerin.
Un fou est perché sur un promontoire, peut-être un échafaud, au milieu d’une place. La foule remarque ses mouvements saccadés, l’entièreté de son corps semble être désarticulée.
« Mesdames et Messieurs ! Oyez ! Oyez ! »
Des passants s’arrêtent, interloqués par l’homme aux habits colorés.
« Que vous soyez en plein marché ou en train de rejoindre votre damoiseau… zelle ! En cette délicieuse période où les monstres envahissent vos têtes et nos rues… Laissez-moi vous conter une histoire… Une de celles que vous n’avez encore jamais entendues ! »
Une femme forte, un panier en osier sous le bras, empli de pommes, passe son chemin. Un jeune garçon, un cerceau de bois dans une main, un bâton au bout en fourche dans l’autre, est ainsi dévoilé au fou.
« Toi ! Oui, toi l’enfant que je fascine… Connais-tu l’histoire des six trouilles… ? Ah ! Je ne te laisse pas le temps de répondre ! Pourquoi ? Oui… pour… quoi ? Parce que tu ne la… ? Connais pas ! Oui, oui, oui ! C’est évident ! »
Le fou marque une pause inattendue, grimace en même temps qu’il se penche en arrière. Il simule des convulsions d'estomac, couvre sa bouche de ses mains, comme s’il réprime une envie de rendre.
« Ouh ! Comme c’est sale ! Evident… Evidant ! Tu n’aurais pas un avenir sombre, toi, par hasard ? Tu devrais peut-être aller voir une voyante ! »
Il réfléchit un instant, comme si lui-même était doté d’un don de divination. Finalement, l’affaire du gamin ne l’intéresse pas plus.
« Revenons à nos six trouilles… Elles sont au nombre de six ! Six, c’est déjà suffisant pour nourrir les petites ambitions… Mais c’est la corne d’abondance quand il s’agit d’assouvir les vôtres ! Bande de malsains. »
Il dévisage la foule, son dégoût s'exprime jusqu’au bout des ongles. Elle lui rend son mépris par des sifflements. Puis, dans un mouvement de bras très ample, contrastant avec tous les gestes bruts précédents, il reprend son allure théâtrale.
« Je ne vais vous conter que l’histoire de la première des six trouilles, celle des petits sorts… Pourquoi celle-là ? Parce que c’est ma préférée ! Et la plus facile à comprendre pour vous. »
Du regard, il cherche des hommes, des femmes, des enfants intéressés par son récit. Sans être sûr d’en trouver. Il se penche vers son public, pose sa main droite en visière sur son front, mime l’horizon en balayant la foule de son regard.
« Dans une contrée lointaine… Mais pas si lointaine que ça… »
Il s’interrompt, se redresse, tapote ses joues de tous ses doigts aux ongles si longs qu’ils pourraient lui percer les yeux.
« En fait, c’est un événement assez régulier qui se passe juste dans la forêt d’à côté. »
Il la désigne, à peine cachée derrière les bâtiments de briques et de bois, de ses doigts crochus.
« Allons, allons, ce n’est pas elle qu’il faut regarder ! C’est moi ! Oui, moi ! Votre conteur ! Si dans cette forêt vous vous êtes déjà promenés, vous les avez peut-être déjà croisés… Les petits sorts. Ils sont ceux qui, par bonté ou par malheur, exaucent vos souhaits, aussi insignifiants puissent-ils être. Puisque, disons-le, ce ne sont pas les vôtres qui changeront la face du monde. »
Il observe ses mains, souffle sur ses ongles avant d’adresser un nouveau regard hautain à la foule indignée et fascinée.
« Je vois que vous vous rassemblez ! Les petits sorts apparaissent à la lumière de la Lune… Peut-être certains d’entre vous ont pensé avoir croisé le chemin de lucioles ou aperçu des gouttelettes de rosée que l’on ne peut boire. Que nenni ! »
L’audience proteste, l’Âge des esprits et de la magie est dépassé depuis la mort du dernier roi.
« Je vous sens incrédules… Pourtant, chers selliers, n’en avez-vous pas entendu parler ? De celui qui vous permet de créer sans arrêt ? Et vous ! Chers écuyers, de celui qui vous permet de ne pas vous briser le dos à chaque temps que votre maître désire monter ? »
La foule reste perplexe et patiente. Le fou, emporté dans son récit n’y prête guère attention.
« Je veux bien parler du sort sellerie ! »
La moitié de la foule se voile la face d’une main, parfois des deux. L’autre, indignée par son humour douteux et si mal calibré s’en retourne à ses occupations.
« Allons bon ! Vous ne semblez pas me croire ! Et pourtant… Pourtant ! Ces bruits nocturnes, ne vous interpellent-ils point ? Je ne veux pas parler du pas de la biche qui se fait courser par le loup et qui se retrouve le ventre vide le lendemain… Ou plein, c’est selon. »
Les mères placent leurs mains sur les oreilles de leur enfant et, alors qu’un moine dégarni s’offusque de sa remarque, deux nonnes pouffent discrètement.
« Je ne me permettrais de déguiser les battements d’ailes d’oiseaux nocturnes en une chute du Soleil, un des astres magnifiques du ciel. »
Personne ne relève, ni ne comprend.
« N’exagérons rien. Non, non, non. Parlons plutôt de ces petits crissements qui résonnent au loin dans les bois. Quelqu’un en connaît-il l’origine ? »
Personne ne répond, ni n’acquiesce, ni ne nie. L’audience reste impassible. Certains commencent à se demander pourquoi ils continuent à l’écouter. Il est sûr qu’ils ont mieux à faire. Mais les légendes qui courent sur la forêt sont si nombreuses qu’elles se contredisent.
« Voilà pourquoi je suis là ! Pour vous instruire dans l’ombre ! »
Il s’applaudit, se complimente alors que le silence règne autour de lui.
« Je savais bien que mon histoire vous intéresserait ! Vous qui ne connaissez pas celle qui vit dans cette forêt. Sa cruauté, sa férocité, sa magie… Comment ? Vous n’avez jamais aperçu son habitation ? C’est pourtant évident ! Elle n’en a nul besoin, elle porte son habit tente ! »
Le fou râle face à l’indolence des spectateurs et les insulte presque dans sa barbe avant de se raviser.
« Revenons à nos petits sorts ! Vous me perdez avec vos questions ! Vous êtes des fous ! »
Sa maigre audience ne relève pas, tant elle ne peut s'imaginer être comparée à la folie habitant ce curieux personnage.
« Autrefois, les sorts parcouraient la forêt au gré de vos souhaits, se privant entre eux de leurs bienfaits... Car, Mesdames et Messieurs, les sorts, bien qu’invisibles aux yeux des humains, étaient généreux. D’ailleurs, afin de pouvoir être trouvés par les êtres maladroits que vous êtes, ils s’étaient réunis dans un arbre où ils aimaient particulièrement se couler : un magnifique noyer aux ramures bien déployées. Ils y dansaient, chantaient et louaient les humains qu’ils aimaient. En échange, ils leur rendaient visite pour exaucer leurs souhaits. Les Hommes sont des loyaux, des vrais. Même qu’une fois, une délégation était carrément venue cercler l’arbre d’une corde épaisse pour que chacun, paysan comme voyageur, pût le reconnaître. On peut dire qu’il eut fallu être un parfait imbécile pour le louper. Les années passèrent sans que rien n’interrompît leurs sains échanges. C’est alors que, sans crier gare, une dame vêtue drôlement… »
L’enfant à la roue s’esclaffe, reluquant la tenue du conteur qui s’éclaircit la voix.
« Donc, sans crier gare, une dame vêtue drôlement descendit de son fourgon tiré par un cheval. Elle s’approcha du noyer, les découvrit, s’intéressa à leur magie et pleura leur sort. Mais, attendez, comment pouvait-elle les voir ? »
Le fou attend que la foule s’exprime mais, alors que des bouches commencent à s’ouvrir, il s’empresse de reprendre son récit.
« Elle était magicienne ! Et elle, elle les voyait, ces sorts nets. »
Il se redresse, bien droit, désigne du doigt le gamin qui s’est moqué de lui un instant plus tôt.
« Tu ne me crois pas ? Attends un peu la suite… Tu les craindras, ces petits sorts. Car ce n’est pas un hasard si, jusqu’à aujourd’hui, vous n’en aviez pas encore eu ouï dire. »
Il inspire fort, fronce son front avec exagération, accentue le drame en levant les yeux au ciel comme s’il était responsable des évènements de son récit.
« Hélas, la magicienne émue — et jalouse de leur étrange pouvoir — leur demanda de haïr les humains ! Ceux-là même qui les avaient chéris ! Quelle terrible femme. De sa petite voix innocente et cupide qui les avait déjà ensorcelés, elle leur murmura : « Si c’est au pied de cet arbre qu’ils viennent abuser de vous, cessez d’être dans ce tronc commun ! ». Quelle idée elle eut ! À la fois terrible et magnifique ! Ils allaient être leurs propres libérateurs ! Grâce à elle ! »
Nouvelle pause du conteur qui patiente encore quelques secondes avant de baisser ses bras levés au ciel. Il place ensuite ses mains autour de sa bouche pour que le vent puisse porter son chuchotement.
« Ils évacuèrent tous le Noyer et coupèrent le cordon qui devint une rivière. Oui ! Celle-là même qui alimente votre puits ! Vous ne me croyez toujours pas ? »
Certains restent, par pitié pour ce pauvre homme. Le fou hurle sur son promontoire comme s’il venait d’apprendre l’une des plus tristes vérités, se ressaisit la seconde suivante.
« Vous allez me dire que tout cela est faux ! Qu’une rivière ne s’enfonce pas dans le sol et qu’aucun noyer n’a jamais poussé dans cette forêt ! Vous êtes malins… Mais pas autant qu’elle ! Celle-là même qui leur ordonna de se débarrasser de tous les arbres susceptibles de vous attirer, gens du village. S’enchaînant les uns aux autres, les sorts scièrent, poussés par les mains de la magicienne. Mais ce que seuls les petits sorts savaient, c’est qu’ils étaient en train de réaliser le triste souhait de la dame. Car, à leurs yeux, elle était une femme comme une autre, à qui ils devaient accorder de l’importance. »
Il saute et atterrit lourdement sur ses deux jambes à plusieurs reprises, fait résonner le bois du promontoire.
« C’est le bruit du bois qui tombe ! Car, en une nuit, tous les troncs étaient couchés. Lorsque les humains, ces poltrons, se levèrent, ils remarquèrent évidemment la catastrophe. Ils rougirent de colère et ne tardèrent pas à accuser les petits sorts de les avoir abandonnés ! S’armant de leurs haches et de pieux, ils fouillèrent les bois. Quand ils les eurent trouvés, ils furent stupéfaits de les voir s’agglomérer autour d’une énorme dame dont l’enveloppe corporelle semblait battre au rythme d’un paysan qui fauche les blés. Swish… Swish… »
Il mime les gestes de l’agriculteur pendant une bonne minute, qui paraît être une éternité aux quelques curieux encore présents. Il s’arrête net alors qu’il atteint le point le plus haut de son mouvement.
« C’est alors que les petits sorts s’écartèrent de la magicienne… Dont la laideur repoussa instantanément les villageois avant de devenir la source de leur fureur. Elle n’en réchappa pas. Et, les villageois, qui avaient attaqué celle que les petits sorts exauçaient, et donc protégeaient, s’en prirent tout à coup à leurs sauveurs. Un seul humain, un enfant… oui, comme toi, là, fut épargné. Pourquoi ? Pour qu’il révélât le secret de sa forêt ! Celle-là ! »
Il la montre de nouveau du doigt, suivi par les regards des quelques spectateurs. Il se voile la face de sa main, stupéfait de leur bêtise. Puis il inspire fortement, courbel’échine, les menace de son regard et de son histoire.
« Oui… Afin que tous viennent à craindre les petits sorts à qui l’on avait manqué de respect. Depuis, on raconte qu’il a fui le village et que, percuté par les évènements, il a été rejeté de tous. Quelle tristesse. »
Le fou expire longuement. Son audience, qui ne s’attendait pas à un dénouement aussi bref, ne sait si elle doit être exaspérée ou triste.
« Comment ça, mon histoire ne tient pas la route ? Pourtant, ces petits crissements que chacun peut ouïr la nuit, ils ne vous rappellent rien ? Oui, Madame ! Oui, Monsieur ! Ce sont les petits sorts qui aiment vous remémorer qu’avec un souhait, on leur a fait scier leur foyer ! On raconte même que, lorsqu’un arbre est aujourd’hui coupé, on entend la magicienne et les villageois crier. Et, vous qui vous promenez avec vos paniers de bois, n’avez-vous pas vu des anses être déplacées ? Tout. Est. À. Lier. ! »
Il marque une pause afin d’imprégner les esprits de la terrible rumeur.
« Et l’enfant rescapé, qu’est-il devenu, à votre humble et fou avis ? »
Les plus jeunes se sont désormais pris au jeu du conteur car ils assument désormais qu’il puisse être l’un des leur. Les parents tentent désespérément de les calmer, certains leur tirent leur bras pour qu’ils les suivent.
« Cet enfant, Mesdames, Messieurs, il se tient devant vous ! Bwah ! »
Les spectateurs stupéfaits reculent et le fou rit aux éclats, à n’en plus s’arrêter. Il se roule sur l’échafaud, possédé par son hilarité. Il n’a perpétré aucun crime, mais des gardes viennent l’arrêter afin que sa folie prenne racine dans les donjons. Mais ils n’ont pas le temps de l’y traîner. Car, dans la stupeur la plus totale, le cœur du fou a déjà cédé à son souhait et s’est arrêté.
Depuis, chaque soir, on entend ses rires se répandre dans tout le village, au rythme des crissements mystérieux, plus agités que jamais, qui émanent de la jeune forêt.
Quant aux petits sorts, ils restent bien cachés dans leur tronc. On raconte qu'ils gardent prisonnières les dernières personnes qu'ils ont exaucées et repoussent ceux qui leur en veulent. Décidément, les secrets les mieux gardés ne doivent jamais être révélés.
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