L'épreuve du Destin - 1
De tous est connue la légende du Destin et de ses millions — peut-être même milliards — de petites mains qui fomentèrent l’ensemble des galaxies et leurs évolutions dissemblables. Ces êtres errent parmi les civilisations qui les peuplent, les conduisent sur leur propre voie et, souvent, à leur propre perte.
Mary n’arrivait plus à ne pas penser à ce mythe depuis qu’elle avait croisé la route de ce jeune homme. Lorsqu’il lui était apparu — aucun autre terme ne lui venait à l'esprit —, elle avait cru que son cœur était sur le point de s’arrêter. En effet, depuis maintenant un mois qu’elle voyageait seule, elle s'était habituée à se méfier de tous et à détecter les moindres mouvements dans son environnement. L’apparition soudaine de cet homme l’avait plus que surprise, elle qui était pourtant certaine de n’avoir rien perçu l’instant d’avant. Elle en était arrivée à douter de ses sens aiguisés, remettant en cause son âge avancé. Mais Mary ne tarda pas à lui rejeter la faute. Son physique l’intrigua, d’abord frappée par la jeunesse apparente de ses expressions et ses yeux innocents. Mais son opinion changea du tout au tout tant elle le trouva âgé lorsque son regard tenta de décrypter le sien. Il devait certainement l’être plus qu’elle-même ne l’était.
Après deux semaines à gravir des montagnes, traverser des plaines vallonnées — marquées par les récents impacts d’obus — et crapahuté dans les marais, la prévenance de l’inconnu avait été plus que bienvenue alors que son arthrose commençait à lui déchirer les articulations. En témoignait cet instant où il la souleva pour la poser sur son épaule, avec une délicatesse et une aisance plutôt déconcertantes. Ses jambes délestée de son poids, elle repensa à ses enfants et petits-enfants qu’elle ravissait avec ses plats dont les odeurs attiraient même ses voisins.
Perchée sur son épaule, Mary n’osa le questionner à propos des origines de sa force. Elle tentât alors de trouver la solution de cette énigme par elle-même : d’abord, elle pensa qu’il devait être l’un de ces magiciens qui décuplaient leurs capacités physiques sans changer d’apparence. Cette tactique avait été utilisée au commencement de la guerre afin de déstabiliser l’esprit pragmatique de l’ennemi et de le prendre par surprise. Mais l’intelligence de ce dernier lui avait permis de construire une machine détectant l’utilisation de magie dans les corps, les contrant. Elle-même pouvait la percevoir de façon naturelle, mais aucun signe ne laissait transparaître un usage de la magie chez cet homme. Mary tenta ensuite de trouver d’autres preuves de l’utilisation de telle ou telle magie, dissimulée, en vain. C’est alors qu’elle se remémora toutes les légendes à propos d’esprits, de Dieux et d’existences diverses. Elle n’arriva qu’à une seule conclusion : il devait être l’une des mains du Destin. Que pouvait-il bien lui vouloir ? Etait-il ici pour altérer le cours de la guerre ? Pour l’empêcher d’accomplir son dest… son avenir ?
« Dis-moi…
— Jack.
—Oui, Jack. Comment as-tu su que nos destinations se trouvaient sur le même chemin ? »
Son regard était d’une sincérité accablante. Il ne cherchait même pas à lui cacher qu’il savait qu’elle était consciente de sa nature.
« C’est mon travail.
— Tu m’impressionnes. »
Le regard interrogateur de Jack rappelait à Mary celui de ses enfants qui cherchaient à comprendre ce que voulaient leur signifier les adultes lorsqu’ils les complimentaient.
« Vous avez peur ?
— De toi ?
— De ce qui vous attend. Moi, je ne fais pas peur. »
Il était vrai que sa maigre carrure et son regard innocent n’avaient rien d’effrayants. Même sa taille — il devait mesurer plus de deux mètres — ne suffisait à combler le manque d’agressivité de ses traits.
« Que se passerait-il si tu mourrais ?
— Je renaîtrais avec tout mon savoir et je reviendrais pour accomplir ma mission.
— Ton Maître n’abandonne jamais ?
— Mon Maître ? Je n’ai pas de Maître. Nous choisissons nos directions et ce qui est juste.
— Comment quelqu’un d’aussi neutre peut-il prétendre savoir ce qui est juste ? »
Jack réfléchit un instant, cherchant ses mots. Mary patienta silencieusement, comme elle l’avait fait avec ses enfants par le passé, ne souhaitant pas le braquer.
« — L’oppression n’est pas juste.
— Pas plus que la perte d’une guerre pour un camp.
— Alors l’oppression est juste ? »
Sa question ne la décontenança pas, mais elle ne manqua pas de la faire réfléchir quant à l’enjeu qu’elle pouvait représenter.
« Donc vous accordez votre soutien aux plus faibles ?
— Seulement aux plus fiables.
— Les magiciens ne le sont pas ?
— Non. La magie aurait dû palier aux manques de chacun. Mais votre camp a choisi de l’utiliser pour l’asservissement. »
Jack marquait un point. En la forçant à repenser leur système datant de plus d’un millénaire, il la déstabilisait.
« En quoi cela concerne-t-il le Destin ?
— Nous n’avons pas construit ces civilisations pour que l’une d’entre elles détruise l’autre.
— Ne sommes-nous donc qu’un château de carte à vos yeux ? »
Cette fois, Mary n'obtint pas de réponse. Il réfléchit longuement, sans toutefois trouver les mots appropriés.
« Tu n’as pas à me répondre maintenant. »
La vérité glaça le sang de Mary : les mains du Destin n’avaient pas seulement l’innocence des enfants, mais aussi le cheminement de pensée. À leurs yeux, les peuples n’étaient que des poupées dont le monde devait subsister coûte que coûte… Pour le bien de personne d’autre que celui des dites mains.
Ils passèrent le reste de la soirée dans le silence. Jack ne lui apporta aucune réponse et, trop effrayée à l’idée de l’entendre, elle ne le relança pas.
À la surprise de Mary, ce fut Jack qui reprit leur conversation de la veille, alors qu’ils traversaient un canyon aride.
« Pourquoi avoir réduit en esclavage ceux qui ne pouvaient pas maîtriser la magie ?
— Qu’en sais-je donc ? Je n’ai que cent cinquante ans, ces événements datent de plus de mille ans.
— Mais vous avez vécu si longtemps... Vous ne vous êtes jamais posé la question ?
— Aide-moi donc à grimper… »
Il la souleva comme si elle ne pesait rien, la déposa sur le rocher plus grand qu’elle et Mary se laissa glisser pour redescendre.
« Merci, mon garçon. Pour répondre à ta question, on nous a simplement appris qu’il en était ainsi.
— Et vous vous en êtes contentée ?
— Non, évidemment. Mais il est vrai que ceux que l’on appelle aujourd’hui les scientifiques n’était qu’un peuple primaire lorsque les Grands Magiciens les ont pris sous leur aile.
— Comme c’est étrange.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien… Votre peuple… Vous êtes connectés à la nature. Mais cette dictature est tellement contre-nature.
— C’est ironique, n’est-ce pas ?
— Alors vous n’êtes pas d’accord avec vos pairs ?
— Il ne s’agit pas d’être avec ou contre eux. C’est simplement que je ne me prends pas pour une déesse parce que je suis née magicienne.
— Et, pourtant, vous ne la pratiquez pas, la magie.
— Oh, tu as pu le deviner ?
— Je le sais, tout simplement.
— Que sais-tu d’autre ? »
Silence.
« Tu n’as pas le droit de me le révéler ? »
Il nia de la tête.
« Parce que cela pourrait changer ta mission ?
— Parce que cela pourrait changer votre Destin.
— Et décider à ma place, n’est-ce pas une forme d’asservissement ?
— C’est différent.
— Si tu le dis. »
Mary devait puiser toutes ses forces pour continuer à avancer. L’alternance de terrains rocheux et sableux sollicitait ses muscles à l'excès, l’épuisant. Elle n’était plus toute jeune. Néanmoins, comme cette Main, elle avait également une mission. La connaissait-il ? Dans tous les cas, leur route se séparerait bientôt, son point de rendez-vous se trouvant juste après le canyon.
« Pourquoi m’accompagner si loin et prendre soin de moi ?
— Je vous observe.
— Et c’est ainsi que tu espères changer mon avenir ?
— Ce n’est pas mon but. »
Là, il l’avait perdue.
« Quelles sont donc tes intentions, Jack ?
— Sauver ce monde.
— À quel prix ?
— Je ne compte pas le sauver avec de l’argent. »
La froideur avec laquelle il lui répondait lui avait fait oublier que son raisonnement était celui d'un enfant.
« Penses-tu à sacrifier quelque-chose ? »
Il hocha la tête. Sa sincérité était glaçante.
« Tu sais, Jack, tu me fais peur. »
La surprise se lisait sur son visage.
« Jamais personne n’a eu peur de moi.
— Eh bien, vois-tu, pour la première fois, j’ai peur. Et de toi. »
Jack ne comprenait visiblement pas ce qu’elle entendait par là.
« Tu as quelque-chose d’humain dans ton inhumanité.
— C’est normal. Comment est-ce que nous pourrions bâtir des empires pour nos créatures si nous ne ressentions rien ?
— Tu es loin de comprendre.
— Parce que je vous fais peur ? Vous êtes la première qui me le dit. Pourquoi est-ce que je devrais vous croire ? »
Etait-il en train de paniquer ?
« Es-tu persuadé à ce point de ne pas être effrayant ? Tu dis m’observer pour le Destin, mais qui sait de quoi tu es capable ? Comment vas-tu agir ?
— Je ne sais pas encore. Ce que je sais, c’est que tout repose sur vous.
— Donc tu es comme un soldat à qui l’on n’aurait pas donné de but final ?
— J’ai un but final : sauver ce monde. »
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