Chapitre 4
– Vous êtes complètement bourrés, je me trompe ?
Elle glousse, je pouffe. Lui nous observe, mi-ennuyé, mi-amusé. Il doit nous trouver pitoyables. Appuyés l'un contre l'autre, solidaires et titubants, c'est à peine si nous parvenons à le rejoindre à sa voiture.
– Vous ne vous rendez même pas compte de l'heure qu'il est, je suppose, soupire-t-il.
– Vingt-trois heures, claironné-je, fier comme un coq avant de trébucher et de nous faire tomber, Sarah et moi.
– Je commence à croire que tu as un problème avec les heures, Nathéo, il est trois heures. Trois heures du mat', putain, qu'est-ce qui vous a pris de m'appeler ?
La tête me tourne, je ne parviens pas à me relever. Une main se tend vers moi, je l'attrape comme une bouée. Une seconde après, je suis debout, collé à Cléandre par je ne sais quel miracle. Lui ne bronche pas. Les pulsations de son cœur s'accordent à celles de mon crâne, effet à la fois désagréable et apaisant.
Sa voix un peu grave vibre jusqu'aux creux de mes os. Ou bien est-ce un effet secondaire de l'alcool ? Je me blottis un peu plus contre lui, hume son cou à l'odeur musquée. Musquée ? Mes sens partent en vrille, son cou ne sent rien du tout. Tout de même, l'envie d'y poser me lèvres se fait pressante. Oserais-je ? Il ne me repousse pas, après tout.
Tout à coup, des secousses. La perte de la chaleur contre moi. Son visage se retrouve face au mien, à quelques centimètres seulement. Sa mine inquiète chasse aussitôt ce qui m'embrume le cerveau.
– Qu'est-ce qu'il se passe ?
– À toi de me le dire, tu ne réagissais plus à mes paroles !
– C'est parce que j'avais envie de t'embrasser, c'est tout.
Son expression se durcit, il me repousse sans ménagement. Je réalise trop tard qu'une telle déclaration à un garçon supposé homophobe est loin d'être la meilleure idée du monde. Mes yeux se ferment, mon corps se crispe dans l'attente d'un coup.
– Mais qu'est-ce que tu fais encore ?!
Mes paupières se soulèvent. Il n'a pas bougé d'un pouce. Je ne comprends pas.
– Les homophobes frappent les mecs qui les draguent, non ?
Une fois encore, son expression change du tout au tout. La surprise, la colère se dessinent sur son visage. Ses yeux étincellent de fureur. Sa voix claque, sèche :
– Je ne suis pas homophobe, je suis même plutôt ouvert et je ne vais pas te frapper. Tu es juste un imbécile bourré qui fait n'importe quoi. Et moi, je suis encore plus stupide d'avoir répondu à votre stupide coup de téléphone en plein milieu de la nuit.
– C'était une idée de Sarah ! De ses parents, même ! Pour que vous passiez la fin de la nuit en amoureux, tout ça !
– Mais alors qu'est-ce que tu fous là ?
– J'allais pas la laisser attendre toute seule sur le trottoir quand même, c'est dangereux !
– Soit, mais du coup, tu es tout seul pour rentrer chez toi. C'est pas dangereux, dans ton état ?
Sa voix ne décolère pas. Ses joues me semblent un peu rouges, mais peut-être est-ce dû à la température extérieure. Je ne parviens qu'à baragouiner une réponse incompréhensible. Et de nouveau, mon esprit refuse d'entendre ses mots.
Cléandre finit par se passer une main sur le visage, puis par m'ouvrir la porte avant de sa voiture. Je m'affale sur le côté passager. Sarah dort en travers de la banquette arrière. Aucune coopération de sa part quand son petit ami tente de la redresser pour l'attacher. Il s'échine, râle, s'essouffle. Il me demande de l'aide, aussi, mais je ne lève pas le petit doigt. Je me contente de le regarder, probablement d'un air stupide.
Lorsqu'enfin Cléandre démarre sa voiture, la belle endormie se réveille en sursaut. Elle s'étonne de me voir, puis, avec une innocence touchante, s'enthousiasme à l'idée que nous finissions la nuit tous les trois ensemble.
Mon corps manifeste aussitôt son accord, mon imagination galopante nous visualise sur un grand lit, nus, entremêlés. Cléandre piétine aussitôt mes rêves : c'est un non ferme et définitif ; jamais il ne couchera avec des personnes imbibées. Malgré son refus, mon cœur s'affole d'espoir et je ne peux m'empêcher de lui susurrer, provocateur, que lorsque nous serons sobres, il n'aura plus d'excuses. Tentative risquée et bancale, mais qui ne tente rien n'a rien !
– Et si au lieu de raconter des conneries tu me donnais ton adresse ? J'ai dit que je te ramenais chez toi, pas que je te ramenais dans mon lit. Les trucs de tapettes, très peu pour moi.
Blessé, je me recroqueville sur mon siège. Ses mots font si mal. Je commence à croire que les amis de Sarah avaient raison.
– Je me rappelle plus où j'habite.
– Tu mens.
– Comme toi quand tu te prétends ouvert et pas homophobe.
Exaspéré, il me jette un regard en coin. Ses doigts se contractent sur le volant.
– Je suis pas homophobe.
– Ouais, t'aimes juste pas les gays et les trucs de tapettes.
L'amertume perce dans ma voix. Soudain, j'ai envie de le faire souffrir autant qu'il me brise le cœur.
– Il veut juste pas en entendre parler, plaide Sarah. Ni les côtoyer. En fait, il fait comme s'ils n'existaient pas, mais c'est pas de sa faute, ça le met mal à l'aise !
Au moins, cette amourette ridicule me passera bien vite. Courir après une cause perdue, très peu pour moi.
– Quelle ouverture d'esprit, je suis impressionné, raillé-je.
Sur le coup, il ne répond pas, il détourne juste le regard. Son dos se voûte, ses mains tremblent. Il prend une profonde inspiration avant de me demander, la voix chevrotante :
– Et pour ton adresse, on fait quoi ?
La raison me souffle de garder cette information pour moi, juste au cas où.
– Tu peux toujours me laisser dans la rue, je veux pas imposer ma présence arc-en-ciel à un sale type comme toi.
– Bien sûr, et culpabiliser s'il t'arrive quelque chose ? Hors de question.
– Alors faudra faire avec moi, très cher.
– Ouais, ouais, t'as gagné, j'abandonne...
Le silence règne dans l'habitacle. Sarah s'est de nouveau endormie, Cléandre se concentre sur la route. De temps à autre, je le surprends à m'observer. Il détourne bien vite les yeux cependant. Que suis-je en train de faire ? De le suivre chez lui juste pour éviter de donner mon adresse ? Ma raison n'a plus toute sa raison ; c'est complètement stupide.
Quand je me décide enfin à énoncer le nom de ma rue, il se gare dans la sienne. Désabusé, il me demande si je ne me ficherais pas un peu de lui, par hasard ; j'habite de l'autre côté de la ville. Lui est épuisé, il ne se sent pas de reprendre le volant — je veux bien le croire, il semble sur le point de s'écrouler. Son teint est même cireux. Il s'en excuse, sincèrement de surcroît, me promet de me ramener ce matin à la première heure. Sarah grogne, hors de question pour elle de se lever aux aurores. J'acquiesce, quitte à dormir sur place, autant le faire jusqu'à me sentir frais comme un gardon.
Alors que nous montons l'escalier, j'admets à Cléandre me méfier de lui. J'exige de dormir sur le canapé, loin de lui, je ne veux pas me faire agresser pendant mon sommeil. Si mes propos le blessent, il ne laisse rien transparaître. Il ne se retourne même pas. Ne me répond pas. De quoi me mettre encore plus mal à l'aise avec la situation.
Dois-je prendre mes jambes à mon cou ? Je commence à me dire que Sarah m'a attiré dans un horrible traquenard...
Cependant, sitôt la porte ouverte, Cléandre m'invite à le suivre jusqu'à une chambre d'ami dont il me donne la clef ; ça devrait me rassurer sur ses intentions. Aucune animosité dans son ton, juste une profonde lassitude. Et cette tristesse dans ses iris, toujours... C'est à fendre le cœur.
Mes yeux le dévorent pendant qu'il sort des draps frais. Ils apprécient ses hanches, son fessier pendant qu'il grimpe sur le lit pour les installer. Il le voit, j'en suis certain ; il ne dit rien. Moi non plus. Sarah s'occupe très bien de faire la conversation toute seule. Ses babillements ne m'intéressent guère. Ses réactions à lui, si.
Que signifient ces regards en coin ? Pourquoi hausse-t-il simplement les épaules quand elle demande à dormir avec moi ? Il s'est déplacé jusque chez elle pour la voir. Pourquoi ne réagit-il pas lorsqu'elle évoque une possible nuit torride entre nous ? Couple libéré, je veux bien, mais ça me semble extrême. Pire, il nous rapporte une boîte de préservatifs. C'est le monde à l'envers !
Au moment où il quitte la pièce, je le retiens par la main. Il ne retire pas ses doigts.
– Tu es sûr de ne pas vouloir rester avec nous ?
Il décline, après un bref instant de flottement. Une hésitation ? Il déglutit, s'humecte les lèvres. Ses doigts glissent des miens, remontent le long de mon bras, s'arrêtent dans le creux. Son buste se penche vers moi. Son souffle caresse mon oreille :
– Je suis désolé pour tout à l'heure. Bonne nuit, Nathéo.
Le contact est rompu, il s'éloigne. Les babillements de Sarah n'ont pas cessé, mais je ne l'écoute plus depuis longtemps.
Indéchiffrable Cléandre, comment fais-tu pour me faire ainsi passer d'une émotion à l'autre ? Pour te comporter comme le dernier des connards et la minute suivante, paraître l'être le plus vulnérable du monde ?
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