2. Instructions
Un silence de plomb s'installe, laissant aux officiers le temps de digérer les diverses informations. Ils observent le puissant vaisseau voisin du leur se rapprocher dangereusement pendant qu’ils se mettent en position. Pour détendre l’atmosphère, la patronne des communications, remarque :
- C’est bizarre, j’ai l’impression d’être un fil. On ne passera pas !
- Enfin, Néfertari, t’est folle ! On est passé à l’entrée ! Pour la sortie aussi. On n’a pas enflé.
Ils pouffent tous. Sébeknefer regarde un cadran près de l’écran.
- Nils a raison ! On n’a pas pris un gramme. Et je vois que vous avez tous suivi le régime. Bon silence, à présent. Savourez le passage du chas de l’aiguille !
Les vantaux sont totalement ouverts. Le ciel est visible. Sébeknefer sourit comme un chat qui vient d’engloutir une sardine tout juste arrachée à la mer. À eux la liberté ! Quelques mois sans l’administration tatillonne sur le dos ! On pourra se coucher à point d’heure, célébrer Bacchus une fois la semaine.
- Hé ! Rothonddho, tu n’as pas oublié notre Bacchus ?
- Sérieux ? Tu veux ma peau ? Il a été restauré ; les prêtres et les magottes lui ont fourni de nouvelles tenues. On a rangé dans la cave tout le matos pour les libations. J’ai même demandé à mon pote Rufus, le Grand Prêtre de Quetzalcóatl de me fournir un brasero, moyennant rétribution.
- Tu lui as promis QUOI, Rothonddho demanda Sébeknefer un peu trop sèchement au goût du Capitaine.
- Heu…
- Allez, lâche-toi ! se reprend-elle. Je suis avec vous ! Je ne te juge pas ! Le Père Rufus est ton ami. Tu dois lui rendre le service en remerciements de son don.
- Il veut des écailles de Schroggs et d’autres de dragons et aussi des griffes de léopards de Crux !
- Allez avoue ! Raconte, insiste le capitaine.
- Soit, il m’a fourni une liste d’ingrédients entrant dans la fabrication de ses objets magiques et rituels utilisés par les guerriers du « Da Vinci ».
- Ah ! Alors c’est bien. Tu me donneras ta liste, histoire de la partager. Elle est un juste prix à payer pour notre brasero religieux. Je ne peux pas penser à tout !
- La partager ?
- Oui. Ainsi tout le monde à bord sait ce que nous cherchons. Au hasard des explorations, nous les recueillerons.
- Ah oui ! Excellente initiative, Patronne, glousse Lucius, réconforté.
- On a la Puissance Nominale, hurle alors une voix excitée dans le canal de communication interne.
- Cramponnons-nous, recommande Néfertari en bouclant sa ceinture.
- Youpi ! Ça va décoiffer !
Sébeknefer lève un sourcil devant la joie enfantine de ses potes de vagabondage. Cependant, elle ne dit rien. Elle aussi apprécie de ressentir ce petit coup de poing, garantie de leur liberté retrouvée. Elle est, comme les autres, enfoncée dans son fauteuil. Le Prof est le seul debout. Il est capable d’opérer un patient en plein conflit quand le vaisseau tremble et gémit sous les coups de boutoir de l’assaut ennemi. Ce n’est pas cette petite pichenette qui va le déstabiliser. Et puis, il a ses bottes aimantées, qui l’empêcheront de flotter en cas de perte de la gravité.
Le silence s’éternise, pendant que les kilomètres défilent. Enfin surtout les distances astronomiques. En trois quarts d’heure, ils ont atteint la Station de Répartition, celle qui sert de borne sur les voies stellaires.
- Patronne, on va où , maintenant ?
- Dans les Marches d’Hadès ! Mais nous passerons par la Grosse Araigne ! Je vous rappelle que ce n'est pas une araignée. Elle est plus coriace !
- Oh non ! C’est pas marrant ; il faut toujours louvoyer entre ses fils.
- Qui était chargé des cadeaux ?
- Patronne. T’inquiète ! On a cinq bœufs pour le péage de la Grosse Araigne. Hathor nous a à la bonne. Elle nous permet de nous servir de son troupeau. Elle partage, elle. Elle copie pas Hélios.
(Reportez-vous aux mythes et légendes grecs. Hélios possédait un troupeau de vaches et punissait ceux qui les lui volaient. Entre autres les compagnons d’Ulysse qui mourraient de faim. Ils furent punis par Zeus...)
- À ce point-là ?
- Sébeknefer, on travaille avec sa Cousine et on l’entoure de toutes les attentions permises pour une petite fleur fragile ! Elle nous autorise, en retour, à lui demander de l’aide ! Pas toi, hélas, mais nous, on peut !
- Bon sang, mes cocos, vous pensez à tout ! Heureusement que je vous ai pour adoucir ma punition.
Soudain, le chuintement de la porte automatique fait tourner instinctivement toutes les têtes. Tous se figent. Des cheveux se hérissent. Le capitaine sue soudain. Il sent les gouttes le long de son épine dorsale. Difficilement, il se remet à respirer. D’autres l’imitent rapidement.
- Ces portes, elles sont chiantes ! Pourquoi je suis solide, hein ? Je me suis encore cogné la truffe !
Ostensiblement, le nouveau venu se frotte énergiquement le nez, qu’il a fort long et poilu…
- Bien le bonjour, Monseigneur, déclare le Capitaine cérémonieusement. Permission de vous questionner ?
- NON ! Où se trouve ma gourdasse de fille ?
-À son poste de travail, réplique-t-elle hargneusement. Il veut quoi, le Chacal ?
- Tu fais des efforts, je n’ai pas droit à ton épithète favorite, ce matin !
- Je sais me tenir et montrer l’exemple de piété filiale ! Tiens, prend donc le Fauteuil !
- Tu rigoles ? Il est à toi ! Tu l’as amplement mérité. Pour une fois, je ne saurai mettre en question la décision des Grincheux. Tu sais très bien gérer ton taf !
Hache-Kaa-Thée cherche dans ses souvenirs un moyen de désamorcer le conflit entre les deux puissants esprits, avant qu’une irrémédiable vacherie ne soit envoyée. Il n’a pas vraiment envie de finir en poussière, surtout au début de leur aventure. Personnellement cela n’arrangerait pas mes affaires, mon histoire serait close !
- Puissant Seigneur, seriez-vous habilité à nous expliquer votre redoutable présence parmi nous ?
- Hache-Kaa-Thée, mon garçon, vous voilà bien diplomate !
- Oui, Monseigneur, je ne souhaite point que votre conflit familial dégénère. Ce sont les pauvres Mortels que nous sommes qui en feront encore les frais.
- Mon garçon, j’apprécie ta franchise. Par hasard, te ferais-je peur ?
- Gloups ! Non ! Enfin heu… non, enfin… pas trop.
- Pourquoi ?
- Grâce à l’accord signé avec le Cousin Hadès…
- Ah ! Celui-là ! Je l’avais oublié. Moi aussi, je l’ai ratifié. Mais bon, nous sommes ici, Bacchus et moi, pour vous assister. Vous allez vous attaquer à forte partie.
- Je vois, soupire le Capitaine, nous ne partons pas pour une banale partie de pêche !
Tous éclatent de rire à la boutade de leur chef. Sébeknefer renifle de façon bruyante.
- Je vois, ma chère fifille que tu ne leur as encore rien dit ! Ils te suivent aveuglément et vagabonderaient même sur le Styx si tu le leur commandais. Ils savent inconsciemment qu’un long voyage les attend… mais pas à quel point il sera dangereux. Pas moins de trois divinités ; vous devriez vous en sortir. Hadès n’était pas disponible et Pluton… il s’occupe de Proserpine qui lorgne un Mortel, si vous voyez ce que je veux dire...
- Tu colportes les ragots de l’Olympe, maintenant ? Te voilà tombé bien bas !
- Non, se défend-il offusqué, j’explique à tes petits camarades les raisons de ma présence. Travailler avec toi ne me passionne pas plus que toi ! On va encore se pignocher ! Je n’ai plus ma douce Edwige pour me canaliser… Je me demande si je ne devrais pas me trouver une autre Mortelle… Trêve de balivernes ! Je veux un coin pour dormir, comme je suis destiné à passer du temps avec vous. Non, Sébeknefer ! Je ne veux pas d’une niche ! J’exige un coin exquis ! Que je sache, ce n’est pas l’apanage de Bacchus !
- Néfertari te conduira dans la pièce de son choix. Je lui fais confiance.
Néfertari précède Anubis, n’en menant pas large. Loin des oreilles indiscrètes, doucement il la questionne.
- Comment trouves-tu ma fille ?
- Je la trouve fatiguée, Monseigneur.
- Elle a un amoureux ?
- Pas que je sache, Monseigneur. Elle pense encore au docteur Lewis.
- Ah oui ! Le Rigellien. Un beau mâle bien bâti. Il est mort trop tôt.
- Mais…
- Il était condamné. Esculape a diagnostiqué sa maladie ; Asklépios l’a confirmée. Sekhmet fut le troisième avis. Un cas sur six milliards d’êtres vivants. Environ un par planète… Tu ne dois pas pleurer, Petite. Il est dans l’Île aux dieux. Il bénéficie d’un séjour paradisiaque. Je n’ai jamais informé Sébeknefer que je l’avais assisté : je l’ai pris par la main pour le protéger et le conduire au Royaume d’Osiris. Alors, ne sois pas triste. Il a fini son calvaire. Il faut que tu saches aussi que Sébeknefer, en larmes, l’a laissé partir. Il ne pouvait pas souffrir : aucun remède n’existe pour adoucir la souffrance. Les autres drogues sont inefficaces. Tu comprends, pour elle c’est une perte immense. C’est encore récent…
Ils avancent dans le dédale de couloirs, de coursives et de pièces plus ou moins secrètes, de tailles variées.
- Le Conseil Divin m’a demandé de réaliser une évaluation, reprend-il en soupirant. Je reconnais n’être pas très objectif lorsqu’il s’agit de Sébeknefer ; ils ont estimé que j’étais apte, alors, je la ferai.
- Voilà, c’est ici ! C’est la Pièce Divine, celle réservée aux dieux autres, que Bacchus, notre protecteur.
- Bacchus ? Votre protecteur ? Première nouvelle ! J’ai sûrement roupillé au dernier Conseil.
- Oui. Je veux dire que nous avons au sein de l’équipage, deux mages de Bacchus. Et nous avons la fierté d’avoir un temple : la Taverne de Bacchus ! Il s’est institué son tenancier. Ce sera formidable. Il nous conseillera, nous réconfortera ou certaines fois, les oreilles nous tirera. Et certains collègues ne boivent pas d’alcool. Rapport à leur métabolisme qui ne traite pas l’éthanol.
- Bien ! Au moins, vous n’êtes pas laissés à l’abandon. Je ferai remonter cette information à la Millième Nation.
- Je suis désolée, Monseigneur, le lit est standard pour les Immortels. Je crois que vous êtes un peu grand. Vos pieds dépasseront. Mais vous y serez bien au chaud. Là, sur ce cadran, vous pouvez régler la gravité de votre cabine et celui-ci sa température. Pour votre repas…
- Écoute, je te remercie. Contrairement à ce pense ta patronne, je sais m’adapter. Si Bacchus y parvient, moi aussi ! Je ne suis pas plus niais que lui !
- Sébeknefer mange avec nous, c’est ce que je voulais dire. Bacchus aussi, quand il y pense. Bien que lui ait une préférence pour déjeuner dans sa taverne en se choisissant des compagnons parmi les méritants de la veille.
- Belle idée que je reprendrai à mon compte. Ils auront intérêt à ne pas avoir peur. Je voudrai bien pouvoir me décoller de cette impression de terreur que je vous inspire. Changeons maintenant de sujet. Néfertari, ce petit Hache-Kaa-Thée, il est nouveau ?
- Oui, il a été muté pour cette saison. On a besoin d’un guerrier lettré qui connaît tout sur tout.
- Bien. Je te remercie. (Elle rosit ! Il est avare en compliments) Je serai bien installé. Et… tu crois que je pourrais avoir un lieutenant pour me guider ?
- Pardon ? Mais vous êtes…
- Oui. Mais c’est la première fois depuis Potemkine, que je monte sur un navire. Et encore on l’avait amélioré
- Ah ?
- Bah ! Je t’invite à te plonger dans les rapports et les Journaux de Bord du Potemkine. Ils ont été soumis dernièrement à l’autorisation de consultation par les membres de La Flotte. Vulcain m’a appris à pirater leurs ordinateurs. Je t’apprendrai : j’ai pris des notes pour ne pas oublier.
- Pourquoi avoir une anti-sèche, si c’est autorisé ?
- Je n’ai pas tout saisi, on ne me dit pas tout ! Je crois qu’il y a des restrictions. Mais je ne connais pas les consignes dans le détail. Ma jolie, je crois qu’on va bien s’entendre.
- Attendez, Monseigneur ! Je ne ferai rien qui puisse nuire à Sébeknefer…
- Hélas, je le sais bien ! Votre loyauté à toute épreuve est si rare… Non, c’est surtout pour contourner certains édits tordus de Jupiter… Il pense que nous, les dieux, n’avons pas été présentés sous notre meilleur jour. Une sorte de censure déguisée… J’en prendrai l’entière responsabilité. Et puis, il y a des trucs que je dois faire, mais il faut être « en dur ». Par moments, je redeviens pur esprit et pour saisir les objets...
- Ah ! Fantôme à temps partiel intempestif : le FTPI ! On a trouvé comment s’accommoder du phénomène le plus imprévisible qui soit. Deux de mes camarades sont atteints de ce syndrome. Les médecins de La Flotte sont des génies. Ils ont trouvé. C’est plus courant que vous ne le pensez. Le médecin du bord pourra y remédier.
- Tu crois ? Mais être un fantôme peut se révéler utile… pour une évasion. Mais chut ! Sébeknefer se fâchera.
- Ah ?
- Elle ne sait pas comment vous annoncer ce qui vous attend… En ce moment, elle est adepte du laisser-faire...J’ai un peu peur de me retrouver perdu… Ma fille se moquera.
- Mais non ! Mais je vais faire mieux. Je vais vous trouver une tablette avec toutes les indications utiles à votre survie. Plan intégré du vaisseau, documentation et tout ça. Ainsi vous serez indépendant et non tributaire d’un pauvre malheureux terrorisé de devoir vous accompagner.
- Tu es vraiment très prévoyante. Je te remercie.
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