4. Première rencontre musclée
Quelques jours plus tard, occupés à de mémorables agapes à tous les étages, les habitants prennent leurs marques. Tout est vérifié, mesuré, commenté, sur le Dernier Vaisseau de la Flotte. Les festins s’enchaînent pour le plus grand plaisir des convives et des dieux qui sont honorés. C’est fort simple, à n’importe quelle heure, (les métabolismes divers ne permettent pas de manger tous au même moment) un repas est pris en commun avec plusieurs convives. Les libations, tout seul dans son coin, ne sont jamais comiques. Elles sont insipides et n’enrichissent pas les dieux qui détestent voir leurs petits Mortels manger en solo. Boire dans son coin est presque un blasphème ! L’équipe des cuisiniers a fort à faire pour contenter tout le monde, y compris trois divinités dont deux ne se nourrissant exclusivement que d’ambroisie sous toutes ses formes et ne désaltérant qu’avec un flacon de nectar.
Les dieux ont découvert, lors de leur séjour sur le Potemkine - qu’ils ont « retravaillé » pour s’y retrouver plus à l’aise – que l’ambroisie peut souvent être utilisée pour les repas. Écrasée pour en faire de la farine servant à tout, elle est devenue soudain plus réjouissante à absorber. Est-ce pour cette raison qu’ils sont plus volontiers aimables, moins terribles avec les Mortels ? Sébeknefer depuis des années cherche cette réponse à cette insoluble question.
Elle repense souvent à ses amis gourmets qui trouvèrent l’idée de réaliser des fonds de tarte en pâte d’ambroisie, de façon à préparer des repas spéciaux pour les dieux : tartes aux pommes, quiches, pâtés en croûte, et toutes sortes de tartes salées et sucrées. Le boulanger essaya même de réussir des brioches. Après de longues expériences, il obtint ce qu’il souhaitait, des viennoiseries à l’ambroisie.
Les dieux lui accordèrent le titre envié de Fournisseur Attitré de l’Olympe ! Quelle récompense.
Vulcain et Héphaïstos se découvrirent une véritable gourmandise pour les tartes aux citron recouvertes de meringue. Jamais le pâtissier n’eut autant de commandes pour ce dessert. Un besoin pour les services technique et hop ! Une tarte au citron en offrande. Le bricoleur repartait avec son outil réparé.
Sébeknefer, nostalgique de cette époque, se replonge souvent dans les chroniques qu’elle a dupliquées avant de les remettre aux autorités. Sauf que depuis quelques jours, elle n’arrive pas à y accéder, dans son dossier. Régulièrement elle essaie. Rien. L’ordinateur du Vaisseau ne trouve rien.
Un soir, particulièrement, le neuvième après le départ du chantier naval, le vaisseau file à la vitesse maximale, mettant sous pression toutes les turbines, tous les moteurs. Anubis est assis sur la Passerelle, mais pas dans le Fauteuil. Pourquoi ? Il a choisi de reprendre sa forme animale, le superbe chien noir, le Gardien des Tombeaux au collier Vert. Le vaisseau dort. Pour gagner du temps, il s’est emparé du vaisseau et a plongé tous les habitants, y compris les souris, dans un sommeil proche de la mort.
Oui, vous avez bien lu ! Il y a des mulots et des petits animaux… Ils sont les compagnons des voyageurs, ainsi qu’un chat et quelques chiens. Ils ont bien des vaches et des chèvres pour le lait et la viande fraîche… et un jardin potager ainsi qu'un Parc Paysager et Botanique. Le navire est vaste, ils ont de la place. Vous le découvrirez un peu à chaque fois.
Tout est sous contrôle. Les moteurs ronronnent. Personne ne voit l’horreur qu’il traverse, ce « tombeau de métal » et de son point de vue, c’est plus rassurant. Aucune trace de vie à bord. Qui serait intéressé par ce signal de détresse ?
Nous sommes contaminés ! S’il vous plaît, ne nous abordez pas ! Nous avons notre destination programmée. Notre vaisseau sera détruit après que toutes les données auront été extraites. Il n’y a aucun survivant. La contagion s’étend à tous les êtres vivants et nous n’avons pas d’antidote. Il n’existe pas. Nous ne savons pas de quoi nous sommes morts.
Anubis soupire et se morfond, seul dans son vaisseau vide de vie. Les corps sont tous dans leurs couchettes. Ils respirent, parce qu’il déteste voir les Mortels étendus ! Il préfère les savoir en train de ronfler. Il sait aussi que Somnus et son Cousin Hypnos leur rendent le voyage plus agréable. Morphée est de la partie, lui aussi. Il a menacé Zeus de se venger en privant les Mortels et leurs épouses de sommeil. Il ne pourra donc plus s’amuser avec elle dans le dos de leurs époux et dans celui d’Héra !
Il ne leur en veut pas. Comme lui, ils ne sont pas détectables en tant que « forme de vie » ! Alors, ils se promènent sur le vaisseau. Bacchus, quant à lui, est mal en point. L’ichor goutte lentement de ses plaies. Il se reproche de n’avoir pas pu le sauver. Si encore Esculape avait pu se libérer ! Mais non ! Il était encore occupé à lutiner une chirurgienne de grand renom, Léonie Flocon !
Un petit saut en arrière ne fera de mal à personne.
Sébeknefer et ses compagnons étaient à table comme tous les membres d’équipage, le vaisseau était sous le contrôle strict de l’Intelligence Artificielle que la patronne s’obstinait d’un navire à l’autre à surnommer Archibald. L’IA pour ne pas se faire désactiver en se rebiffant accepta ce sobriquet. Mais bon, elle n’était pas comme les autres. Cette fois-ci elle fit son mauvais caractère et entra plus ou moins en rébellion avec la patronne, jusque-là incontestée. Elle avait une personnalité de fille, et avait obtenu d’avoir une extension extérieure, l’EE, que vous pouvez traduire par un aspect robotisé. Une fille en robe d’été, en sandales et en chapeau de paille ! Elle avait décidé de s’appeler Esméralda, parce qu’elle avait entendu l’équipage faire une lecture publique de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo… C’est donc par ce nom que nous l’appellerons, Esméralda étant vous en conviendrez, plus joli que l’IA !
Esméralda était peut-être un génie pour tracer des routes et compiler des données mais pour jouer aux échecs dans une version déviante, alors là, elle était plutôt très nulle ! Les échecs ne la passionnaient pas ! Son truc était la Bataille Navale. Et en grandeur nature ! Elle adorait les simulations de combat stellaire avec d’autres escadres. Et quand elle avait suggéré à la Patronne de se dérouter pour rencontrer le « Kerminator » et son escorte de trente vaisseaux, cette dernière avait vu rouge.
- Archie ! Arrête immédiatement ! Nous ne pouvons pas nous dérouter, sauf si le Kerminator a émis des signaux de détresse !
- Mais je n’ai rien fait !
- Si, tu nous a détournés. Tu crois que je ne t’ai pas vu ? Remets-nous sur le chemin initial. Archie. Enfin que t’arrive-t-il ? Ce n’est pas la première fois que tu contestes mes ordres. Enfin sur ce vaisseau. J’admets que nous sommes partis en catastrophe, à la sauvette et que nous n’avons pas pu le baptiser en grande pompe. On est le « dernier vaisseau de La Flotte » ! Il faudra lui trouver un nom…
- Appelle-moi Esméralda !
- Archie ? Tu es sûr que ça va ? Je peux faire réviser tes rouages !
- Je suis une intelligence artificielle. Je n’ai pas de rouages ; et tu m’as demandé un nom pour ce vaisseau. TU SAIS PARFAITEMENT QUE CHAQUE NAVIRE UTILISE UNE SEULE ET UNIQUE IA. Donc tu baptises ce rafiot et j’aurai un nom plus intelligent qu’Archibald !
- Tu t’occupes de ça ?
- OUI.
- Alors, reprends notre route. Le chemin des contrebandiers n’est plus très loin. Nous devons renforcer le blocus pour les empêcher de livrer leurs faux médicaments et leurs herbes maudites aux peuples des Marches d’Hadès.
- Pourquoi ?
- On en a parlé à la réunion des chefs de section ! Tu n’as pas pris de notes ? Pourtant TU étais le secrétaire de séance.
- Si, si, je les ai. Tiens, les voilà !
L’écran principal se retrouve couvert de signes cabalistiques, de formules mathématiques et chimiques sans queue ni tête. Sébeknefer soupire. Cette machine laisse à désirer. Tant pis. Sans remords, elle la désactive.
- Désolée, Archie, mais je ne peux pas te laisser pratiquer la compilation du noyau : tu ne fais pas la différence entre une recette de cuisine et un cours de chimie organique. Je ne peux pas te laisser la vie de mes compagnons. À notre retour, si jamais nous rentrons, tu auras droit au traitement VIP des informaticiens. Ils trouveront ce qui ne va pas. Mon pauvre Archie… On en a pourtant vu de belles !
Elle informa, au moment du changement de quart que les ordinateurs étaient détachés de l’IA du bord. Archie « avait pété un plomb » il faudrait rentrer au port pour le soigner. Une dépression ? Chez une machine ? Ils la crurent sur parole. Sébeknefer savait ce qu’elle faisait.
Les deux jours suivants se déroulèrent selon la routine (barbante), du bord. Anubis furetait partout, regardait les hommes du rang et les officiers s’exercer au combat, faire les simulations d’abordage ? Certes, c’était plus long sans l’IA mais en cas de problème, il ne faudrait pas hésiter. Les spécialistes du bord, avec l’accord des trois dieux, décidèrent de purger la machine. Ils débuteraient l’opération au quart de 19 heures.
Le repas fut servi. Les rires fusaient de tous les étages. Les plaisanteries s’échangeaient tout comme les recettes de cuisine. Le Capitaine, lui, était morose. Il n’avait pas d’ordinateur pour la trajectoire et le second timonier était malade. L’autre était en poste depuis trente-six heures. Il décida d’aller le rejoindre pour lui permettre de souffler quelques heures.
Ce n’était certes pas une bonne idée. Mais que faire ? De toute façon, ils étaient dans un endroit sûr, entre deux constellations. Beaucoup de vide, pas de passage et ils avaient dépassé depuis longtemps la dernière station orbitale habitée par des êtres vivants. Les suivantes seraient vides de vie, toutes automatisées et robotisées.
Ils furent abordés par bâbord ! Mauvais présage. Les envahisseurs étaient des pirates. Ceux qu’ils cherchaient. Ils s’étaient fait surprendre comme des bleus ! Et furent tous gazés. Anubis courut d’un bord à l’autre pour couper toutes les sources d’énergie risquant de mettre en péril le peuple du « dernier vaisseau de La Flotte ». Bacchus, lui, saisit un sabre forgé par Héphaïstos et partit au combat rapproché. Il était un piètre guerrier. Il se fit tailler en pièces et cacha aux assaillants son état et son statu. Il était doué pour les illusions.
Il tomba. Et entraîna avec lui les richesses transportées. Les pirates ne trouvèrent rien d’intéressant. C’était un vaisseau fédéral dépeuplé ! Une malédiction ! Dépités, ils l’abandonnèrent. Ils oublièrent juste un détail. Les dieux ne rigolent pas ! Pour assaisonner le vaisseau amiral ennemi, Anubis suivit à la lettre les instructions de Vulcain… Il plaça un mouchard, s’occupa, d’un claquement de doigts de coucher tout le monde dans son lit et se pencha sur le cas de Bacchus.
Pauvre Bacchus ! Il était salement amoché ! Le vigneron des dieux grimaçait et lui ordonna de ramener le vaisseau à la Station 12, la dernière hébergeant des Mortels, un service médical poussé et surtout un temple de Dionysos. Les prêtres locaux sauraient comment lui venir en aide. Il était celui qui conduit les morts vers leur destination finale pour le Jugement et la Pesée de l’Âme. Il n’aurait aucun scrupule à transporter une cargaison de Mortels mortellement morts… et un dieu sur le point de l’être. Deux paradoxes qui s’annuleraient. Par conséquent ils devraient faire vite. Il fallait réactiver l’IA farfelue. Elle saurait conduire… Il n’avait pas besoin d’être un génie en informatique. Il suffisait d’utiliser sa langue et sa parole.
Bacchus lui rappela aussi que sa parole divine s’imposait encore plus aux IA que celle des Mortels. Elle obéirait sans faire d’histoire.
Voilà pourquoi Anubis était assis sur une marche, dans sa position fétiche du gardien des tombeaux.
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