Les habitants remballaient tout ce qu'ils n'avaient pas réussis à vendre, certains produits seraient utilisés pour souper, le soir-même, alors que d'autres seraient gardés bien au chaud pour retourner sur les bancs des ventes, le lendemain. Les bras pleins d'objets divers et variés, ils se dirigeaient vers leurs logis, s'apprêtant pour la cérémonie qui aurait lieu dans quelques heures, en l'honneur du reclus.

 Le calme s'installa alors sur la place, seuls deux ou trois porcs se courraient après et les enfants avaient disparus. Aucune âme vivante ne se trouvait à l'extérieur, du haut de son logement, Althéïs observait sereinement cette ville fantôme, si reposante et apaisante.

 Assise sur un petit tas de paille qui lui servait de siège, Althéïs se prélassait devant la fenêtre de sa chambre, admirant la beauté de l'extérieur et la douceur de la nature. Ses mains pressaient un bout de tissu jauni par le temps, semblable à un duvet dans lequel étaient enroulées les nouveaux nés, on pouvait y observer une ou deux tâches rougeâtre qui semblaient l'avoir imprégnés. Elle le porta à ses narines qui aspirèrent les effluves qu'il dégageait, plongeant, tête première, dans une marée de souvenirs que ces senteurs créèrent. Derrière ses paupières closes courraient deux petites silhouettes enfantines, l'une essayant de rattraper l'autre. Des larmes glissaient sur ses joues et son sourire s'élargit, posant la couverture à côté d'elle.

 Le soleil était à son zénith, sa chaleur venait caresser sa peau, l'entourant d'une aura chaleureuse et revigorante. Le regard planté dans le vide, elle repensait aux dernières heures et à la nuit passée, à tout ce qui s'était abattu sur la bourgade. Le calme y régnait depuis plusieurs semaines, depuis que ce jeune homme avait décidé de sacrifier sa vie pour les biens de ses voisins. Cette nuit, il avait disparu et le village avait été attaqué, c'était inévitable, il n'était pas là pour veiller sur eux, c'était peut-être pour ça que personne s'était plus affolé. Ils étaient tous perturbés par sa mort ; tous impatient que quelqu'un d'autre y entre pour les protéger, au plus vite, avant que d'autres pillards ne viennent répandre le chaos.

 Ce sera bientôt ton tour, ne t'en fais pas, murmura une petite voix divine dans les oreilles d'Althéïs.

 Le clocher de la cathédrale Sainte-Christine résonnait dans tout le bourg, invitant les villageois à se réunir pour dire au revoir au reclus. Althéïs pouvait admirer cet édifice de son humble logis, de la fenêtre de sa chambre, elle pouvait s'émerveiller de sa grandeur. Un monument haut de plusieurs pieds qui semblait vouloir atteindre les cieux, au plus près du grand Seigneur. Elle revêtit rapidement un linge d'une blancheur étincelante et partit rejoindre le cortège qui accompagnait le défunt vers sa dernière demeure.

 La cérémonie s'était déroulée dans la plus grande des solennités. Les habitants de la haute ville étaient descendus pour honorer l'âme du défunt, tous avaient enfilé leur plus belle paire de poulaine, exhibant leur richesse de leur pointe vertigineusement longues. Althéïs riaient d'eux, trouvant leur manière ridicule, elle préférait sa petite vie singulière d'artisan, n'ayant pas besoin de toutes ces futilités de la haute pour vivre une vie heureuse et épanouie. Lorsque l'inhumation fut finie, le consul prit la parole pour remercier ses fidèles et pour leur annoncer qu'il attendrait les personnes qui souhaiteraient postuler et que, plus vite un nouveau reclus serait choisi, plus vite la ville serait protégée.

 Althéïs se trouvait coincée au milieu de la foule de paysans qui se ruaient vers Barthélémy pour le supplier de les envoyer dans ce cachot, ils voulaient sacrifier leur existence pour la ville et vivre leurs derniers jours auprès du Seigneur. Ils la bousculaient, lui marchaient sur les pieds et tiraient sur ses vêtements sans faire de manières. Sa robe se trouva vite souillée de terre et arrachée aux extrémités. La rage lui monta au nez et ses joues devinrent rougeâtres, si l'air n'avait pas été si frais et clair, de la fumée aurait pu sortir aisément de ses oreilles tellement son esprit fulminait. Malheureusement, elle ne pouvait rien faire, elle ne pouvait remettre ces malotrus à leur place. La boulangère attendit une accalmie pour s'approcher de son ami. Elle vit la stupéfaction et l'horreur dans ses yeux, il accourut vers elle et lui prit délicatement la main, soucieux de ce qu'il venait de lui arriver.

 — Althéïs, s'inquiéta-t-il en la regardant sous toutes les coutures afin de s'assurer qu'elle n'était pas blessée. Que Diable vous est-il arrivé ? Vous a-t-on agressé ? Si c'est le cas, je m'occuperai de ces coqueberts.

 — Calmez-vous, mon cher Barthélémy, je vais bien, tenta-t-elle de le rassurer, pressant délicatement sa main entres ses doigts.

 — Votre robe semblait si pure, qui vous a fait ça ?

 — Barthélémy, ce n'est rien, je ne vais pas faire de façons pour un bout de tissu.

 Malgré les paroles rassurantes de la jeune femme, Barthélémy semblait plus inquiet que jamais. Il la considérait comme sa propre fille, n'ayant pas eu la chance d'enfanter dans le passé. Il veillait sur elle depuis sa naissance et avait promis à ses parents que rien de mal ne lui arriverait s'ils quittaient ce monde. Il donnerait sa propre vie pour honorer la mémoire de ses vieux amis. Lorsqu'elle posa son regard sur le sien, se frayant un chemin au fin fond de son esprit, elle lui fit silencieusement entendre raison. Il s'apaisait doucement et regardait la boulangère d'un œil neuf. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, le consul avait certainement des préoccupations bien plus importantes que la santé et la sécurité d'une jeune boulangère.

 — Excusez mon désarroi. Juste, vous voir dans un tel état, une si belle femme si facilement souillée par la bêtise humaine... Je ne veux pas qu'il vous arrive du mal.

 — Soyez-en sûr, il ne m'arrivera rien tant que je serai sous les bonnes grâces de notre Seigneur.

 L'attitude d'Althéïs changea subitement, ses yeux se dirigèrent vers ses pieds, sa tête s'abaissa et son corps tournoyait de droite à gauche, la gêne s’empara de son corps et elle ne savait pas comment formuler sa requête, ayant peur de la réaction de son ami. Le consul plaça un doigt sous le menton duveteux de la jeune femme et lui releva la tête, plongeant à son tour son regard dans le sien.

 — Je vous connais par cœur, Althéïs. Je sais que quelque chose vous ronge de l'intérieur. Vous savez que vous pouvez tout me dire.

 — Oui, hésita-t-elle. J'en suis consciente. Avez-vous déjà une idée de qui sera le nouveau reclus ?

 — Nous avons eu plusieurs propositions, de nombreux paysans qui voudraient protéger les récoltes de leurs confrères. Pourquoi, connaissez-vous quelqu'un qui accepterait cette mission ?

 — Oui, affirma-t-elle.

 — Fabuleux, où se trouve-t-il ? Je serai heureux d'aller le visiter.

 — Nul besoin de se déplacer, Barthélémy, finit-elle par dire, gravement. Je souhaite être la nouvelle recluse.