Pauvre
Pauvre
- Ah...le Pauvre, ma chère Rose-Marie. Le pauvre... Le pôvre, le pov'... Vous reprendrez bien un peu de ce divin champagne, n’est-ce pas ? Oui ! Je le fais venir de Californie. Un pote à moi, pas prise de tête avec les douanes… Il m’offre quelques caisses de ses meilleurs crus tous les ans. Quand c’est le moment, je demande à Hector, le pilote de mon Falcon, vous savez celui que j’ai fait enregistrer le mois dernier à Mann ? Eh bien, donc, je demande à Hector de faire un petit saut à Frisco, et il me ramène tout ça, vite fait bien fait, ni vu ni connu et en moins de deux ! Pratique, hein ?
- Certes, mon cher ami…Encore une coupette et je serai pompette, Hahahahaaaaa…
- Ce rire cristallin vous va si bien, mon ange ! Allez, buvons !
- Portons un toast, voulez-vous ?
- Excellente idée ! Mais…en quel honneur ! Mon Dieu, j’ai participé à tant de petites fiestas cette semaine que je ne saurais plus à qui dédier ce nectar !
- Disons…aux pauvres ?
- Ha ha ha ! Rose, vous êtes impayable !
- C’est juste ! Impayable ! Même les émirs du Qatar ont renoncé à m'acheter !
- Alors, qu’il suffit d’en avoir une bien grosse sur un bon matelas de lingots pour vous faire tourner la tête…. Les cons !
- Bof ! Des sauvages, rien de plus. Il ne faut pas leur en vouloir. Vous savez, ils préfèrent souvent les chameaux aux femmes, ceux-là…
- Oh ! Comme vous y allez !
- Pas plus que cela… Mais, mon cher, me laisserez-vous tendre la main encore longtemps avant de remplir mon verre ? Ce n’est pas très charitable, petit voyou !
- Si fait, si fait ! Alors, ce toast ?
- Eh bien, aux pauvres, non ?
- Parfait ! Alors, ma chère Rose-Marie, levons nos verres à la santé des pauvres, des miséreux, des moins que rien, des…
- Sans-dents ?
- Ouiiiii ! Voilà ! A toute cette fange qui grouille sous nos fenêtres, et qui ne cessera jamais de le faire !
Rose-Marie… Vous savez que vous m’inspirez, ce soir ? Non, non, remettez votre adorable petite culotte ! Je ne veux pas vous foutre ce soir. Je viens juste de changer de cravate, et ça m’ennuierait de me torcher sur cette soie chinoise de toute première qualité. Non, votre toast m’inspire de belles pensées. Ecoutez, donc :
Le pauvre.
Vous savez, c’est celui qui traîne sa misère de façon si obscène qu'il conviendrait de l'éloigner de nos yeux, de nos narines et même de nos oreilles sans perdre un instant. Ah, le pauvre ! C'est celui qui arrive tout droit d'un pays de merde. Une de ces nations qui massacrent ceux qui ne comptent pas, sans les compter. Oh ! Mais attention ! Ces pays-là ne sont pas seulement ceux auxquels vous pensez tout de suite, à force de matraquage médiatique. Non, non, non...
Parce que, pour ces états-là, on pourrait presque dire qu'ils tuent sans se cacher, sans faire de chichis inutiles. Genre : ben, y en avait vraiment une grosse grappe au fond de ma ville, et ça empêchait mes jardiniers de cultiver mes petits rosiers que j'aime tant. Faut comprendre, tous ces va-nu-pieds nous pompent l'oxygène sans se retenir. Alors, c'est fatal, ils rejettent encore un peu plus de dioxyde, sans compter le méthane qu'ils pètent à chaque pas qu'ils font. Moi, j's'us écolo, alors faut pas me faire croire que les transformer en mélasse de barbaque inutile ne servira pas l'avenir qu'on se réserve du haut de nos gratte-ciels climatisés !
Il y a aussi des pays civilisés, comme les nôtres. Bien entendu, chez nous, on fait en sorte de mettre un mouchoir par-dessus ces rebuts pour ne plus les voir. Mais, il sont bien là... On les rançonne jusqu'aux os, puis on les jette comme nos jolis mouchoirs de dentelle. Et on en fait venir de nouveaux. Le plus possible. Et on les mélange aux autres, déjà présents. Des mécontents ? Quelle importance ? Ils ne rôdent pas dans nos quartiers, vous le savez bien. Et puis, si nécessaire, on se fait plaisir un soir. Il suffit d'en attraper quelques uns. Ce n'est pas difficile : vous laissez quelques croissants dans votre poubelle. Ils arrivent par essaims entiers. Comme des mouches. Ensuite, avec quelque petite frappe chichement payée, on s'offre une petite soirée sanglante...Entre gens de bonnne compagnie,il va sans dire. Cela vous dirait d'en faire partie, un de ces soirs ? Alors, comptez sur moi : je vous enverrai un petit texto crypté... Vous serez aux premières loges ! Bon, c'est un peu bruyant au départ, mais on s'habitue vite, croyez-moi. Je sais bien qu'ils poussent des cris horribles quand on leur sectionne les mains, les pieds, même la tête, mais on est obligés, vous comprenez ? C'est pour la bonne cause. Tenez ! Quand on leur coupe la bite, eh bien c'est pour les empêcher de se reproduire, et donc de préserver l'avenir de notre pauvre planète ! J'ai dit "pauvre planète" ? Quel con ! Notre belle planète, voulais-je dire ! Manquerait plus qu'elle figure dans les rangs de ces traînent-poussière ! On serait obligés de la réduire en potasse, elle aussi ! Héhéhé...je me gausse, ma chère amie ! Je-me-gausse !
Mais, un peu de sérieux, voulez-vous ? Soyons pragmatiques. Il faut éradiquer le pauvre. Chasser la pauvreté, même. Et pour toujours ! Oui, pour toujours. Le meilleur moyen pour cela ?
Supprimer la misère !
(Regardez comme j'ai pris la pause, comme j'ai soudain l'air pénétré de ces propos hautement intellectuels... Le menton coincé dans ma paume qui n'a jamais rien soulevé d'autre qu'une feuille de papier, surtout du papier-monnaie...) Mais ? Supprimer la pauvreté ? N'est-ce pas ce que nous nous efforçons de faire tous les jours ?
Nous SUPPRIMONS du pauvre tous les jours ! Du pauvre, vous m'entendez ? Donc, de la misère !
Par paquets entiers, que ce soit en les virant de chez eux, en les forçant à des semaines de marches au travers des déserts les plus arides. Même, depuis quelques années, on se marre comme des tordus quand on les voit débouler sur leurs rafiots pourris ! A se demander comment venir à bout de cette vermine ! Leurs embarcations ne tiennent pas la mer mais ils arrivent quand même à traverser les tempêtes les plus puissantes ! Faut vraiment avoir envie d'en chier ailleurs, hein ?
Et nous dépensons sans compter pour gommer la misère de notre horizon ! De toute manière, on s'en fout puisqu'on n'a pas l'habitude de rembourser quoi que ce soit, sauf quand on se fait plaisir à contraindre les pauvres à payer pour nous… Nous, et nos conneries, bien sûr.
Et à quoi bon toutes ces guerres auxquelles nous ne participons jamais nous-mêmes ? Seraient-ils aveugles ou carrément stupides pour ne prêter aucun crédit à tous nos actes belliqueux ? On en massacre des centaines de milliers, voire peut-être même des millions tous les ans, de ces cons-là ! Bon, je vous concède qu'on mégotte un peu. On pourrait faire beaucoup plus fort.
Une simple question de rendement sur les marchés boursiers…
Eh oui, si mon courtier préféré me dit que je pourrais amasser quelques lingots de plus en provoquant quelques petites guerres, à droite à gauche, alors je n’hésite pas.
Je ne dis plus « vendez ! », « achetez ! » ou une bêtise de ce genre. Non, maintenant, mon bon golden boy aboie « Massacrez ! » et mes titres s’envolent ! En même temps que les lambeaux de bidoches des poireaux d’un village perdu au fin fond de je ne sais quel pays de merde ! N’est-ce pas magnifique ? Un coup de téléphone et je vous nettoie la planète de dix mille locdus ! Et, en plus, je rafle deux fois la mise puisque c’est aussi moi qui vends les armes !
Donc, nous luttons, mes confrères milliardaires et moi-même, tous les jours pour appliquer à la lettre ce superbe message de Mandela : supprimons la misère !
Je crois, à bien y réfléchir, que le temps n’est plus très loin où nous allons devoir déclencher un nouvel holocauste…Le Troisième ?
Promis : à la fin de l’exercice, il restera tellement peu de pauvres qu’on pourra se dire qu’on y arrivera sûrement la prochaine fois !
Encore une petite coupe ?
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