Chapitre 2

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2024 ( à définir) Quelque temps auparavant

Les glaçons ont fondu dans mon verre. Je m'amuse à faire tourner le liquide au fond, mon visage posé au creux de ma main. Les effluves de mon cocktail sans alcool recouvrent à peine les odeurs de transpiration qui saturent la pièce trop hermétique à mon goût.

Je me demande encore comment Natasha a réussi à me traîner dans cette boîte de nuit. Je déteste être là et je tue le temps comme je peux. Mon amie, elle, se déhanche sur la piste comme si sa vie en dépendait, balançant ses mèches rousses de droite à gauche. Je ne compte plus le nombre de mecs qui la scrutent de leur regard lubrique ou embué de vodka. Je ne lui porte pas secours, car je sais pertinemment qu'elle adore être le centre de l'attention. Pour autant, je préfère regarder de temps à autre qu'elle ne fasse pas de signe qui voudrait dire « au secours, viens me dépêtrer de là ! ». Mais non, aucun signal en vue !

Cela fait des semaines qu'elle me demande, ou plutôt qu'elle me supplie de l'accompagner car paraît-il « cela me fera du bien de prendre l'air ». En réalité, j'ai plutôt l'impression d'étouffer. Les gens sont trop proches, la musique agresse mes tympans et se répercute dans ma tête qui semble sur le point d’exploser. J'entends leurs rires, je sens leurs corps qui frôlent le mien et je me concentre sur le liquide jaunâtre qui survit au fond du contenant que je serre de plus en plus fort entre mes doigts.

Il faut que je me détende ou je vais le briser en mille morceaux. J'inspire lentement avec le nez puis expire tout aussi doucement avec la bouche. Je réitère plusieurs fois comme me l'a conseillé ma psychologue. J'ai l'impression de gonfler un matelas, mais à part ça, je n’éprouve aucun effet bénéfique. Pour preuve, je sens encore crépiter mes nerfs sous ma peau.

— J'imagine que c'est moi que vous attendez, mademoiselle ?

Je baisse le visage, espérant que cela suffira à faire disparaître le propriétaire de cette voix qui vient briser ma bulle. Mais il ne semble pas comprendre et s'approche de mon oreille pour répéter sa phrase d'un ton plus fort. Je sursaute et fais tomber mon verre. Le jus de fruit se répand sur le comptoir jusqu'au coude d'une jeune fille blonde sur ma gauche qui se retourne précipitamment.

— Mais tu ne peux pas faire attention, non ? m'engueule-t-elle avec véhémence.

Plusieurs regards convergent dans ma direction alors que je tente de m’excuser. Ma voix s'étrangle dans ma gorge sous l'effet de la honte et la jeune fille ne semble même pas m'entendre. Ses copines, beaucoup trop jeunes pour être là, me lancent des injures que je comprends à peine. Je fouille dans mon sac à main pour en sortir un mouchoir que je lui tends. Elle grimace en voyant le morceau de papier recouvert de personnages de dessins animés qui pend entre mes doigts.

— Pardon, je...

— Garde ça pour tes sales mioches ! me balance la jeune fille en ricanant.

Elle fait son intéressante devant ses amies, elle n'a pas conscience de la balle perdue qu'elle vient de tirer et qui m'atteint en plein cœur. De toute façon, il est déjà blessé, elle ne fait au pire qu'appuyer sur cette blessure lancinante qui semble me tuer à petit feu. Là tout de suite, je la déteste, mais je ne le lui dirais pas. Je tairais les mots qui me brûlent la gorge car elle ne sait pas. Elle ne peut pas savoir ce que je vis, comment pourrait-elle le deviner en me voyant ici ? Que pourrait faire une maman endeuillée dans une boîte de nuit ?

C'est de ma faute, je n'ai rien à faire là, je n'ai pas à déranger le bonheur des autres. Je suis un intrus parmi ces personnes qui ne peuvent pas comprendre.

Je murmure un « ok » à peine audible avant de me lever de mon siège inconfortable et de me diriger vers mon amie qui ne s'est rendue compte de rien. Je sens les larmes serpenter au bord de mes yeux et je serre les dents pour les empêcher de s'échapper. Pas maintenant, pas devant tous ces inconnus. Je tente de me frayer un chemin parmi les danseurs et reçois quelques coups au passage malgré mes esquives. Quand j'ai enfin atteint Natasha, je tapote son épaule doucement. Elle se retourne gracieusement, le sourire jusqu'aux oreilles.

— Oh, ma belle ça va ? Tu t'amuses ? Tu viens danser ?

Mes membres tremblent, je suis sur le point de pleurer et elle me demande si je m'amuse ?

Je ne relève pas, nous sommes dans le noir, elle ne doit pas s'en rendre compte.

— Je crois que je vais rentrer ! lui annoncé-je. Tu viens avec moi ?

Elle me fait la moue et je comprends qu'elle n'est pas décidée. Le grand brun qui se frotte dans son dos doit y être pour beaucoup.

— Ce n'est pas grave ! la rassuré-je. Je suis fatiguée, je vais rentrer toute seule !

Je plaque un air joyeux complètement factice sur mon visage avant de l'embrasser sur la joue et réprime un frisson. Je déteste faire ça, toucher les gens. Avant, cela m'importait peu, mais aujourd'hui, le moindre contact me ramène à elle. A toutes ces fois où je l'ai serré contre moi, où j'ai caressé sa peau, où mes lèvres ont distribué le « bisou magique » dont elle avait besoin. Mais Natasha est une amie, je suis obligée de me faire violence pour entrer dans les codes. On embrasse ses amies, c’est normal, c’est un signe d’attachement, alors je le fais.

Au moment où je me retourne, elle me saisit le bras en me tirant vers elle.

— Mais c’est toi qui m’a amené, Lya.

Mince, j’avais oublié ce détail. Je bloque sur ses talons de quinze centimètres, évidemment elle ne va pas faire les deux kilomètres qui la séparent de son appartement sur ces échasses.

Elle se penche vers moi puis ajoute plus bas en me montrant du menton le jeune homme qui danse à ses côtés :

— Il est mignon, mais je n’ai pas trop envie de le ramener chez moi.

J’acquiesce, les lèvres pincées. Je n’ai qu’une envie, c’est m’enfuir d’ici en toute hâte, cependant, je n’ai pas le cœur à lui gâcher sa soirée. Comment pourrais-je lui imposer cela ? C’est moi qui n’aurais pas dû accepter de venir, elle n’y est pour rien.

Je lui tends les clefs de ma voiture en évitant que mes yeux ne glissent sur le porte-clés sur lequel un visage juvénile et radieux se balance.

— T’es un amour ! clame Natasha en les saisissant.

J’aurais pensé qu’elle insisterait un peu avant de me délester de mon moyen de transport, mais de toute évidence elle n’attendait que ça. Après tout, moi je n’habite qu’à un kilomètre et mes sandales plates me mèneront à bon port plus facilement. Ses doigts s’agitent devant son nez constellé de taches de rousseur :

— Bye ! On s’appelle demain !

Je lui réponds un petit « oui » qui se perd dans les basses venant se répercuter dans ma poitrine. Natasha est déjà en train de se trémousser en passant ses bras autour des épaules de l’homme qui la dévore des yeux.

Une fois dehors, je remplis mes poumons jusqu’à ce qu’ils me fassent mal. Ça me fait du bien ! La sensation de m’asphyxier s’estompe peu à peu alors que mes pas me rapprochent du seul endroit où j’ai envie d’être. Une légère brise vient caresser ma peau et rafraîchit quelque peu l’air chargé de chaleur de ce mois d’Août. Les rues de la ville sont animées et j’évite les groupes de fêtards qui se regroupent en riant bruyamment.

Je bifurque dans la ruelle qui mène à mon appartement. Alexis et moi avons vendu la maison que nous avions fait construire ensemble. Aucun de nous deux ne pouvait supporter de rester dans cette bâtisse où Rose avait vu le jour. Chaque recoin me ramenait à des souvenirs qui me broyaient la poitrine. J’ai donc emménagé dans un trois pièces en centre-ville et je suis maintenant locataire avec un sentiment amer d’être retournée en arrière.

Il n’y a que très peu de lumière dans ce quartier et je décide de me hâter. Dans ma main, je place les deux clés qui me restent entre mes doigts, partie pointue vers l’extérieur dans l’intention de faire une sorte de poing américain pour me défendre. J’ai conscience de l’inutilité de mon arme de fortune en cas d’agression, mais cela me rassure d’avoir l’illusion d’être protégée.

Je frissonne au moindre bruissement de feuilles et ramène mes bras autour de moi, maigre protection contre le monde extérieur. Quand enfin je vois l’entrée de la résidence, mes épaules se relâchent. Je libère mes clefs que je rentre dans la serrure, mais, au moment où j’entends le cliquetis qui m’indique que la porte est déverrouillée, je marque un temps d’arrêt. Je ne saurais expliquer pourquoi tous mes muscles se tendent et je reste figée. Un courant électrique parcourt ma colonne vertébrale jusqu’à irradier ma nuque.

Lentement, j’entame un demi-tour sur moi-même. La lumière automatique du hall, qui s’est enclenchée à mon arrivée, m'éblouit et je plisse les paupières pour tenter de voir quelque chose.

Je me concentre sur le recoin de l’immeuble d’en face. Il s’agit de l’entrée du local à vélo qui est inexorablement plongé dans l’obscurité. L’endroit est lugubre avec ses graffitis sombres et les détritus qui jonchent le sol. Afin de m’éloigner du rayonnement agressif du projecteur, je fais un pas en avant, puis un autre. Je suis maintenant à la limite du trottoir.

Pourquoi je ne pars pas en courant quand j’aperçois un mouvement dans le noir ? Je n’en ai aucune idée. Le temps semble suspendu, l’air crépite, la lune dessine des ombres inquiétantes sur le bitume et moi je reste ainsi à observer le néant. Un chat errant saute sur une voiture à côté de moi et je demeure immobile.

Une silhouette se dessine sur le trottoir d’en face quand un individu sort du local. Ses pas sont lents, il déroule chacun de ses gestes comme un film au ralenti.

Moi qui suis une trouillarde invétérée, je devrais être morte de peur et partir en courant dans mon appartement, pourtant je suis là, je l’observe alors qu’il fait glisser sa capuche le long de son crâne. Des cheveux en bataille, une barbe naissante qui assombrit son visage, voilà la seule chose que je perçois à travers l’obscurité.

Les secondes s’étirent, je suis déconnectée de la réalité. L’inconnu penche imperceptiblement la tête sur le côté, ses mèches se mouvant au rythme du vent qui souffle de plus en plus fort. Aucun de nous deux ne prononce une parole, la scène est étrange, hypnotisante.

Une voiture passe en trombe entre nous et je sursaute. Cela a le mérite de faire comme un électrochoc et je rejoins la réalité. Mais qu’est-ce que je fais là ?

Précipitamment, je rejoins le hall et referme derrière moi. Je jette un coup d’œil de l’autre côté de la vitre. L’homme est encore là à me scruter. Et si c’était un psychopathe ? Non c’est sûr, c’est un psychopathe ! Sinon pourquoi serait-il dissimulé dans le noir, une capuche sur la tête à observer une femme dans la rue ? Je l’ai sûrement échappé belle !

Je monte deux par deux les vingt-trois marches qui mènent au deuxième étage et, tremblante, m’engouffre chez moi. Je me sens enfin en sécurité, loin des gens, du bruit et des inconnus dans la rue. Le seul endroit au monde où je ne me sens pas submergée par la vie.

Cette vie qui émane de toutes les autres personnes qui gravitent autour de moi m’écorche. Quand ils rient cela griffe mon cœur, quand ils s’aiment cela me poignarde dans le dos, quand ils pleurent cela me noie, quand ils respirent cela m’étouffe. C’est difficile à expliquer, mais voir que le monde continue de tourner sans elle, est une torture sourde. Une douleur que je cache, que j’enterre chaque jour sans réussir pour autant à m’en débarrasser.

Je m’adosse au mur, balance mon sac à main dont le contenu s’étale sur le sol puis me débarrasse de mes chaussures d’un coup de pied, l’une après l’autre.

Je libère les larmes qui brûlaient mes rétines. Je ne supporte pas de pleurer devant les autres, on m’a toujours appris que la douleur doit être cachée, qu’elle ne doit pas déteindre sur les autres. C’est une chose intime, presque honteuse. Alors quand ces quatre murs me protègent, je me décharge du poids du chagrin. Seule !

Je tire sur l’élastique qui retenait mes cheveux en une queue de cheval basse, libérant ma tignasse indisciplinée.

Ensuite, tiraillée par une curiosité malsaine, je cours vers la fenêtre du salon. Déplaçant lentement le voilage, je cherche des yeux l’inquiétant individu qui me dévisageait dans la rue. Il est toujours là, le menton relevé dans ma direction, il fixe ma fenêtre. Cette position me permet de contempler la forme fine de son visage. Je n’ai pas allumé le plafonnier et je doute qu’il puisse apercevoir grand-chose de son côté, mais, dans le doute, je me recule.

Une étrange idée prend place au sein de mon esprit, s’insinue et prend racine alors que je protège mon cœur du plat de ma main. Cette rencontre n’est pas fortuite ! Cet inconnu et moi avons ressenti une connexion, si folle soit-elle, quelque chose est né quand nos regards se sont croisés. Je ne saurais mettre des mots dessus, peut-être que je perds la tête, sans doute même, mais je le ressens, gravé. Quelque chose s’est produit ce soir sous les étoiles filantes de cette nuit d’Août et cela me fait frissonner.

Quand je prends mon courage à deux mains pour vérifier s’il se trouve toujours sur le trottoir, il a disparu.

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