Chapitre 3
Cela fait une semaine que je le vois tous les soirs en bas de la résidence. Vêtements sombres, capuche sur la tête, il attend sur le trottoir, observant je ne sais quoi ou attendant je ne sais qui.
Tout être humain doté d’un minimum d’intelligence, aurait appelé la police pour signaler ce comportement étrange. Mais le fait est que, même si j’y ai songé à de nombreuses reprises, je n’ai jamais sauté le pas. Moi aussi je l’observe quand les phares des voitures viennent éclairer le recoin obscur où il se terre. Je ne le vois pas arriver, mais je sais qu’au petit matin, il n’est plus là. Je me dis qu’en le surveillant, je serai peut-être témoin d’une agression et que je pourrais le dénoncer. Ou bien est-ce autre chose qui me pousse à me recroqueviller sur mon fauteuil, une infusion à la main et à tirer discrètement le voilage pour assouvir ma curiosité?
Quand j’en ai parlé à Natasha, elle a paniqué, s’excusant mille fois de m’avoir laissé rentrer seule. Elle m’a conseillé d’acheter une bombe au poivre pour me défendre au cas où, avant de me rendre mes clefs et de filer aussi vite qu’elle était arrivée. Mon amie a une vie sociale plus que remplie et je ne sais comment elle fait pour être toujours attendu quelque part. Rien que d’y penser, je me sens vidée.
La sonnerie de mon téléphone me fait sursauter. Je lis le message qui s’affiche sur mon écran en soupirant. Ma sœur me demande si je peux ramener le pain à sa place pour le repas chez nos parents. Je n’ai pas envie d’y aller et d’affronter ma famille, mais comme tous les dimanches une semaine sur deux, j’ai obligation d’aller manger chez mes géniteurs.
Mon ancienne maison se situait à dix minutes de chez eux et ma mère m’a fait un scandale quand j’ai décidé de partir en ville, m’éloignant un peu de leur demeure. Cela ne rajoute que dix minutes de trajet, mais à l’écouter, un monde nous sépare désormais.
Je quitte donc mon appartement, emprunte ma voiture et parcours les vingt minutes de route qui me séparent du domicile familial, non sans faire un petit détour pour prendre le pain.
Arrivée à destination, je prends une grande inspiration avant de descendre. La maison est immense avec un jardin très dense. Je pénètre dans le salon refait à neuf depuis peu et, immédiatement, je suis saisi par le vacarme que font mes neveux et nièces. Sans m’en rendre compte, je grimace et de minuscules bras viennent enserrer ma taille.
J’ai une grande sœur et un grand frère, chacun ayant trois enfants. Mon frère Sacha est le premier de la fratrie, il a presque dix ans de plus que moi, vient ensuite ma sœur Lalie qui me surplombe de ses six années supplémentaires. Bien que tous les deux soient très proches, ma relation avec eux reste tout juste cordiale. J’ai toujours eu l’impression d’être arrivée comme un cheveu sur la soupe dans cette famille. A mon avis, personne n’avait vraiment envie que je sois là. C’est vrai, mon frère et ma sœur étaient soudés et ma mère n’avait pas envie de s’embêter avec des histoires à lire le soir et des devoirs à faire en rentrant de l’école, me laissant bien trop souvent seule pour le faire dès mon plus jeune âge. Mon père, quant à lui, travaillait sans arrêt et je dois avouer que, connaissant ma mère, à sa place j’en aurais fait de même. Mon arrivée reste un mystère et ma sœur m’en a toujours voulu d’être née, lui piquant sa place de petite dernière chouchoutée.
Il n’y a que Salomé, ma petite nièce qui me serre jusqu’à l’étouffement, qui soit réellement heureuse de ma présence. C’est la seconde fille de mon frère. Du haut de ses huit ans, elle me rappelle un peu moi à son âge.
Je lui plante un baiser en haut du crâne avant qu’elle ne me lâche pour aller rejoindre ses cousins. Je la regarde s’éloigner, un sourire aux lèvres avant que mes yeux ne croisent ceux de ma sœur qui me dévisage, l’air pincé.
— Salut sœurette, me lance-t-elle avec une fausse gentillesse, tu as pris le pain ? Ce n’est pas le même que la dernière fois j’espère, il était immangeable.
Je crispe mes doigts sur la baguette qui se trouve dans ma main et sens des miettes qui s’échappent pour aller parsemer le tapis de l’entrée.
— Tu sais bien qu’à cette heure-ci, un dimanche c’est la seule boulangerie qui soit ouverte.
Elle soupire :
— Si t’étais arrivée plus tôt, tu aurais pu aller à celle du centre, tu sais qu’elle est meilleure. Tant pis, on fera avec.
Alors qu’elle lève les yeux au ciel, une tonne de jurons envahit ma tête et je les retiens tant bien que mal. Elle aurait pu y aller elle-même aussi, mais je connais déjà sa réponse si je le lui dis « mais toi tu n’as pas d’enfants à préparer avant de venir, tu as le temps ». Comment je sais qu’elle m’aurait répondu ça ? Parce qu’elle l’a déjà fait ! Cela vous choque ? J’avoue que moi aussi cela m’a mis une sacrée claque quand elle m’a lancé cela il y a à peine un mois. Jouer sur le fait que j’ai perdu mon enfant et que désormais je suis seule, ne la dérange pas le moins du monde. Tous les coups sont permis pour elle. Et si j’ai le malheur d’en faire la remarque, on me remet à ma place en me disant que c’était juste maladroit, qu’elle ne voulait pas dire cela dans ce sens-là. Je sais que ce ne sont que des foutaises, je la connais assez et je sais pertinemment qu’elle est vicieuse. Alors je dois subir et juste m’incliner sans rien dire.
J’évite donc de lui répondre pour ne pas recevoir une de ses « maladresses » en pleine figure. Je la dépasse pour aller saluer le reste de la troupe et déposer mon sac dans l’entrée.
Ma mère, comme à son habitude, passe une bonne partie du repas à se plaindre de sa santé. Elle a toujours eu tendance à en faire des tonnes au moindre problème et, depuis la maladie de Rose, cela a empiré. « Avec ce que j’ai vécu » est son incise favorite quand elle veut se plaindre. J’ai énormément de mal à l’entendre car j’ai l’impression qu’elle essaie de voler ma place de mère dans cette tragédie. Je m’en veux de penser ça, mais quand elle en parle, on a l’impression que c’est elle qui est restée à son chevet, qui a écouté les comptes rendus médicaux, qui lui a tenu la main jusqu’au bout…
Une fois de plus, je prends sur moi, après tout, elle a toujours été comme ça et je peux comprendre qu’elle soit triste. Disons qu’elle le vit à sa manière et, comme c’est ma mère, je me dois de la laisser faire son deuil à sa manière.
Les conversations sur les enfants « parfaits » de ma sœur m’épuisent. Elle vise l’excellence en tout pour eux et cela m’insupporte. Études, sports, vêtements, elle choisit tout dans les moindres détails pour qu’ils soient exactement à son image. Quand Rose était encore parmi nous, elle se permettait même de me faire miroiter tout ce que sa progéniture savait faire et que ma fille ne pourrait jamais toucher du doigt.
« Vous devriez essayer la randonnée en montagne, c’est excellent pour la santé » « ma fille est trop forte à la danse, Rose devrait venir la voir » « mon fils va sauter une classe, enfin, il sera au CP en même temps que Rose, il pourra l’aider ».
Qu’est-ce qu’elle croit ? J’aurais rêvé d'amener mon bébé marcher dans la montagne, mais elle était trop fatiguée. Elle rêvait de danser, mais son corps ne pouvait pas suivre. Le CP à quoi bon ? Elle ne pourra pas faire d’études.
Pourtant, je me contente de grimacer et de changer de sujet rapidement pour éviter ses remarques blessantes.
Aujourd’hui n’est pas coutume, je les écoute échanger avec cette sensation de les regarder à travers un écran de télévision, simple spectatrice d’une journée où je n’ai pas ma place.
Les problèmes les plus existentiels de leur vie se résument au fait que la coach ne fait pas assez jouer leur enfant, que l’orthodontiste n’a pas voulu déplacer son rendez-vous, que la maîtresse donne trop de devoirs et que leur patron se permet d’arriver en retard tous les jours.
Comment est-ce que je pourrais participer à ces conversations ? Pour dire quoi ? Que moi je donnerai n’importe quoi pour vivre encore ces « problèmes » ? Que cela voudrait dire que j’ai encore une vie normale ? Avant, j’aurais participé à leur bavardage, je me serais insurgée avec eux, j’aurais pris leur partie, mais là…je ne peux pas ! Je les envie tellement que cela me broie le cœur.
L’après-midi me semble interminable, je scrute la pendule qui n’indique jamais l’heure que j’aimerais y voir.
— Le fils de Géraldine est vraiment adorable, la prochaine fois, je l‘inviterais à notre repas. Tu savais qu’il allait devenir pompier ?
Ma mère tombe amoureuse de tous ceux qui portent l’uniforme des combattants du feu. C’est désespérant ! Autant que sa manie d’essayer de me rapprocher de tous les hommes qui lui plaisent. Depuis toujours elle veut me jeter dans les bras de garçons qui ne me correspondent pas sous prétexte qu’elle, ils lui plaisent. Elle me parlait déjà du fils de son amie Géraldine alors qu’Alexis et moi étions encore ensemble. C’était extrêmement gênant et déplacé, mais elle ne semblait pas s’en soucier. En même temps, ce qui lui importe le plus, c’est de tout diriger en fonction de ce qu’elle souhaite, elle. Je suis habituée à la voir se mettre en avant tout le temps et essayer de tout manipuler autour d’elle. Cela fait partie de la vie, on ne choisit pas sa famille !
Je l’ignore, reportant mon attention sur l’écran de mon téléphone.
— Désolée, je dois passer un appel, prétexté-je afin de filer à l’extérieur.
Mon portable à la main, je pénètre dans le jardin et m’affale sur un banc caché par un peuplier.
Inspire par le nez, expire par la bouche.
Rose adorait qu’on se retrouve ici, rien que toutes les deux. Pendant les repas de famille, elle était souvent épuisée. Le bruit, l’agitation, c’était trop pour elle, alors nous avions pris l’habitude de nous isoler ici. Sa tête contre mon bras, nous écoutions le vent, les oiseaux, sans rien dire, juste pour souffler un peu.
Aujourd’hui plus aucun son ne m’apaise et cet endroit ne ressemble plus à un sanctuaire.
Je suis seule, plus seule encore que si j’étais l’unique survivante dans l’univers. Elle me manque si fort que j’ai l’impression d’avoir un trou béant au milieu de la poitrine.
— Tatie, ça va ? s’inquiète Salomé dont la frimousse apparaît derrière le tronc.
Je souris faiblement, rassemblant le peu de force qui me reste pour ne pas l’attrister.
— Bien sûr ma chérie, j’avais juste envie de prendre l’air.
Elle s’avance timidement avant de me rejoindre sur le banc.
— Rose me manque tout le temps, avoue-t-elle doucement, mais maman ne veut pas que j’en parle. Elle dit qu’il faut aller de l’avant et arrêter de dire des choses tristes.
Je pose ma main sur la sienne.
— Il n’y a pas que des souvenirs tristes de Rose tu sais. Tu as le droit de te rappeler quand tu jouais à papa et maman avec elle, quand elle te grimpait sur les genoux pour que tu lui gratouilles le dos.
Salomé sourit à ce souvenir.
— C’est vrai, elle voulait tout le temps que je la gratouille, mais elle, elle ne voulait pas me le faire, s’amuse-t-elle.
— Ça ne m’étonne même pas ! affirmé-je en lui offrant un clin d’œil. Quand elle me manque trop, je ferme les yeux et j’essaie de me souvenir de tous les meilleurs moments que j’ai passés avec elle.
Ma nièce balance ses jambes, faisant trembler le banc.
— Mais ça me donne envie de pleurer. Mamie m’a dit que je ne devais pas pleurer devant les gens.
Nous y voilà, elle non plus n'a pas le droit de montrer sa tristesse, cet horrible secret qu’il faut enterrer à tout prix. J’ai mal pour elle et pour cette douleur qui la dévore de l’intérieur. Je suis si familière de cette souffrance que je pourrais lui donner un petit nom, tel un animal de compagnie. Je suis affligée de voir ce petit bout ravaler ses larmes pour faire bonne figure.
— Tu as de la chance, je ne suis pas « des gens », je suis juste moi !
La petite fille me sourit en précisant :
— Mais là je n’ai pas envie de pleurer, je suis bien avec toi. J’aime bien quand on parle de Rose toutes les deux.
Je retire ma main pour entourer son épaule et la serrer contre moi. Elle doit être le seul être humain que j’ai encore envie d’étreindre. Ses cheveux fins chatouillent mon menton et je savoure ce moment rien qu’à nous.
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