PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE 1
« Le rêve est la preuve qu'imaginer, rêver ce qui n'a pas été, est l'un des plus profonds besoins de l'homme. »
Milan Kundera (L’insoutenable légèreté de l’être)
« La part du rêve est indispensable pour construire le réel. »
Anonyme
« Tu prends la pilule bleue, l'histoire s'arrête là, tu te réveilles dans ton lit, et tu crois ce que tu veux. Tu prends la pilule rouge, tu restes au Pays des Merveilles et je te montre jusqu'où va le terrier ».
Morpheus à Néo (The Matrix)
Les applaudissements fusèrent. Jérémy sourit et monta avec une extrême lenteur les trois marches qui le séparaient de son trophée, savourant ainsi chaque seconde. Son bras était orné d'une femme sculpturale, dont les yeux immenses scintillaient comme deux diamants. Sa longue chevelure, brillante comme des fils d’or tissés, ondoyait en vagues souples sur ses épaules. Le maître de cérémonie, obèse, le front humide, étranglé par un col de chemise trop étroit, tendit la main pour les accueillir. Les cris et les bravos redoublèrent. Jérémy gratifia son public d'un énième sourire.
— Monsieur Jérémy Preston et Mademoiselle Clara Fielding !
Des lumières stroboscopiques inondèrent la salle. Les écrans, innombrables, projetèrent l'image du couple. Certaines personnes dans le public se levèrent d'excitation et applaudirent à s'en rompre les phalanges. Les flash crépitèrent. Clara, bien droite dans sa robe fourreau écarlate, offrit au monde son visage doux et humble. L'homme tendit le trophée à Jérémy qui se retrouva face à un micro sur pied des plus singuliers, vestige d'un temps révolu.
— Quelques mots, suggéra le maître de cérémonie.
Jérémy leva les bras en l'air, victorieux. Dans sa main droite il tenait fièrement la sculpture en or, un calice aux contours inhabituels, dont le pied évoquait un large tronc d'arbre, strié et noueux. Des inscriptions, gravées : Jérémy Preston. Prix mondial catégorie sciences et médecine. 2087.
Sa main gauche enlaçait celle tiède et souple de Clara. La salle s'agita, se mua en vague humaine, et un brouhaha monta délicieusement dans l'atmosphère. Jérémy attendit encore quelques secondes. Le calme revint. Il confia sa récompense à Clara et tendit les bras en avant, paumes ouvertes.
— Cette récompense, commença-t-il, c'est avant tout le fruit du travail acharné de toute une équipe, MON équipe. Car on ne peut rien accomplir seul. Aussi je voudrais leur dédier à tous cette victoire. Merci également à Flora King, PDG de la King Compagnie, pour son soutien et ses encouragements sans faille. Elle a cru en mes idées et il fallait une sacrée dose de culot pour me faire confiance. Et je n'oublie pas celle sans qui je ne serais rien. Celle qui m'a tout appris, celle qui guide mes pas depuis toujours : ma mère. Merci maman. Tu as toujours cru en moi et c'est grâce à toi que je suis là aujourd'hui.
À nouveau les cris de joie. Le public, excité, se leva, siffla, battit des mains et des centaines de voix scandèrent le nom de Jérémy. Pres-Ton ! Pres-Ton !
— Le temps passe vite, poursuivit-il. Un an déjà que nous utilisons l'I'Dream. Un an que nous avons retrouvé notre capacité à rêver. Nous avons repris espoir. Nous reprenons confiance en l'avenir. Et je suis heureux que cela soit possible. Je suis heureux, oui, car j'avais un rêve : que chacun d'entre nous vive en bonne santé. Je suis très honoré de recevoir cette récompense. Merci infiniment.
Il saisit le poignet de Clara et leva encore une fois les bras vers le ciel. Le trophée scintilla sous l'effet des lumières. Les applaudissements reprirent alors que le maître de cérémonie se rapprochait du devant de la scène.
— Merci à vous Jérémy, merci Clara. C'était Jérémy Preston, récompensé pour la découverte de l'implant qui a révolutionné nos vies. On les applaudit comme ils le méritent.
Pause !
L'image se figea. Ordre de Clara. Leurs visages flottaient dans le séjour, à deux mètres du canapé. D'abord, elle fixa son front à elle. Ses pommettes. Pas une ride. Son visage lisse la laissa presque perplexe. Puis son regard se dirigea vers Jérémy. Des sourcils épais et parfaitement dessinés. Des yeux bleu sombre. Un regard d'une profondeur abyssale. Des cheveux bruns, rebelles, qui une fois de plus avaient refusé de rester coiffés.
Jérémy porta son verre de whisky à ses lèvres.
— Tu es superbe, chérie. C'était un beau moment.
— Oui, un moment magnifique.
Elle l'embrassa : il avait un délicieux goût d'alcool hors de prix. Elle posa sa tête sur sa poitrine, heureuse, et il lui caressa les cheveux. Les glaçons s'entrechoquèrent. Il se pencha pour déposer son verre vide sur la table basse, donna l'ordre d'éteindre la télévision et de tamiser la lumière. Clara prit son visage dans ses mains et l'embrassa encore.
— Attends, dit-il, les Ooèmes...
— Oh !
Chacun déconnecta son Ooème. Ils se sourirent. Voilà, ils étaient seuls. Clara prit son compagnon par la main et l'entraîna dans sa chambre à coucher.
Quand Jérémy décida qu'il était temps de rentrer chez lui, Clara dormait profondément. Pourtant il n'était que 21 H 00. Après avoir fait l'amour, elle avait aussitôt rallumé son Ooème, l'avait consulté à toute vitesse, puis elle avait ouvert sa pharmacie et avalé ses pilules habituelles. Elle lui avait donné un dernier baiser, un dernier sourire et s'était allongée dans ses draps soyeux. Sa respiration paisible montrait à quel point l'implant était efficace. Un sommeil de qualité. Un sommeil paradoxal avec ses rêves.
Il était fier de lui. Il avait réussi à trouver comment stimuler la jonction temporo-pariétale sans créer d'interruptions fréquentes dans le sommeil. Ensuite, ça avait été un jeu d'enfant. Bien sûr, l'implant était perfectible, il y travaillait, mais les effets avaient été très bénéfiques. Le taux d'insomniaques avait considérablement diminué depuis l'existence de l'I'Dream. Le taux de suicides et d'internements psychiatriques également. L'I'Dream était une révolution, on ne pouvait plus envisager de vivre sans l'acquérir. Et ce n'était que le début. Il y aurait d'autres trophées.
Il arpenta, pensif, l'immense séjour, contourna le canapé d'angle en cuir blanc qui trônait au centre de la pièce, celui-là même qu'ils avaient occupés en début de soirée. Clara aimait se regarder après une prestation. Jérémy se demanda si c'était commun à toutes les actrices. Il l'ignorait. Bien qu'il en connaisse un certain nombre, jamais il n'avait pensé leur poser ce genre de questions.
Il tourna la tête sur sa gauche, là où de nombreuses photos étaient affichées. Clara et son manager, Clara et un réalisateur dont le nom lui échappait, Clara et un acteur dont il ne souhaitait pas se rappeler le nom, un portrait de Clara dans un cadre doré, Clara enfant, avec sa mère et sa première victoire en tant que mini Miss. Et tant d'autres... Il détourna le regard.
Il faut que je m'en aille d'ici.
Sur la table, le verre ne contenait plus que des glaçons fondus.
Le jour commençait à peine à baisser, on était en plein mois de juillet.
Son Ooème émit une lueur bleutée, furtive.
Ah, déjà le couvre-feu... Il est donc 21 H 30.
Cela n'avait pas d'importance, il n'habitait pas dans la périphérie. Le couvre-feu ne le concernait pas. Il était l'inventeur de l'I'Dream, il était au-dessus de bien des choses.
Sur cette belle pensée, il se dirigea vers la sortie.
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