CHAPITRE 2

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La rue était déserte. On entendait un peu plus bas quelques bruits de moteurs, assez faibles. Certains habitants de la ville blanche se déplaçaient encore. Ils en avaient le droit, eux. Jérémy remarqua le soleil qui déclinait, sa trace flamboyante s'atténuait, laissant une empreinte orangée dans le ciel.

Il n'avait pas pris sa voiture, elle dormait tranquillement dans son garage. Ainsi que sa moto. Il aimait bien marcher comme ça, seul, de nuit. Il lui semblait que l'espace lui appartenait, l'oxygène, les trottoirs propres, les bancs publics, tout. La ville blanche, sa ville, était vraiment un lieu incroyable. Un havre de paix, un endroit où on se sentait en sécurité. Et tout était impeccable. Les rues ne subissaient pas la saleté, les déchets, l'urine, les déjections. Les habitants respectaient leur ville ainsi que leurs concitoyens. Vous pouviez marcher les yeux fermés, jamais vous ne risqueriez d'écraser une de ces horribles crottes de chien, molles et sentant l'enfer.

Ici, tout allait pour le mieux, les habitants étaient heureux. Ils avaient tout le confort possible. L'environnement était absolument délicieux. On ne pouvait tout simplement pas rêver meilleure façon de vivre. Jérémy rejeta en arrière une de ses mèches de cheveux récalcitrante. L'humanité avait su prendre les bonnes décisions lorsque le Fléau avait fait son apparition. Même si ces décisions avaient été radicales, au moins les êtres humains y avaient fait face et avaient rebondi. Jérémy frissonna à la pensée du Fléau. Pourtant il n'avait pas connu cette période sombre de l'Histoire. Même les générations nées ensuite avaient été traumatisées par un passé qu'elles n'avaient pas vécu, comme si la mémoire collective avait imprégné toutes leurs cellules et leur avaient communiqué la peur.

Tout ça est bel est bien terminé, se dit-il pour conjurer un quelconque sort. Il leva les yeux encore une fois vers le ciel en une prière muette. Aujourd'hui, l'époque était formidable, ce que les anciens avaient enduré trouvait ici sa raison d'être. Il les remercia en pensée d'avoir créé cette société équilibrée dans laquelle ils vivaient.

La nuit était tombée sans qu'il s'en aperçoive. De petits éclairages discrets s'étaient mis en action pour le guider sur son trajet. Il avait bien marché, il n'était qu'à un pâté de maisons de chez lui. Il n'avait rencontré personne sur son chemin ce soir. Parfois il croisait un voisin qui promenait son chien ou qui faisait un petit tour après le repas pour faciliter sa digestion. Mais en règle générale, les gens avaient pris l'habitude de rester chez eux. Peut-être un résidu de mémoire collective, pensa-t-il.

La nausée avait disparu aussi vite qu'elle s'en était venue. Il avait dû abuser du whisky. Il fallait pourtant fêter cette victoire, la première d'une série, c'est du moins ce qu'il espérait. Il avait travaillé tellement dur pour cela, pour que les gens puissent enfin retrouver leurs rêves. Il avait toujours su que c'était possible mais qu'on n'obtenait rien si on ne s'y adonnait pas corps et âme, jour et nuit. Il avait été obsédé par le besoin de trouver une réponse au problème. Il en avait souvent oublié de se nourrir, de dormir, mu par une énergie interne infatigable. Il s'était immergé dans ses recherches si profondément que sa mère lui avait demandé d'établir un rituel. Une fois par semaine ils devraient se retrouver pour jouer aux échecs. Elle était tout juste intervenue au moment où il commençait à se noyer dans son idée fixe et elle lui avait lancé une bouée. Alors il s'en était emparé, avait nagé jusqu'à la surface et c'est de cette manière que les résultats avaient pu voir le jour. Jusqu'à la solution. Jusqu'à ce qu'il sauve l'humanité d'un problème qui ne cessait de s'amplifier et qui aurait pu, sans son intervention, causer d'irrémédiables dégâts. Ce trophée ostentatoire, il l'avait grandement mérité. L'implant sauvait des vies.

Un son lugubre le tira de sa rêverie. Il pouvait voir sa maison. Son Ooème émit une vibration croissante. Il le tira de la poche de son pantalon et fit glisser son index sur l'écran. Une image se projeta devant lui avec un texte inscrit en rouge fluorescent :

ALERTE ALERTE ATTAQUE TERRORISTE AGRESSION MINISTRE DE LA SANTÉ SI VOUS VOYEZ CETTE FEMME LANCEZ LE SIGNAL ALERTE ALERTE

La photo représentait le portrait d'une femme jeune, les traits tirés, le regard sombre, une tignasse de cheveux noirs. Il la connaissait. C'est impossible, pensa-t-il, elle, une terroriste ? Comment des terroristes pourraient-ils d'ailleurs aller et venir librement dans la ville blanche ? C'est insensé, il doit y avoir une erreur. Il éteignit le message et rangea son Ooème. On n'entendait plus vraiment le terme de terroriste de nos jours. Lorsqu'on l'employait, c'était un peu comme si on évoquait le loup des contes d'enfants. Tout le monde savait que les terroristes étaient en voie d'extinction et que seuls quelques rares groupuscules vivotaient, faméliques et agonisants, en Africania. Il était rigoureusement impossible que ces rebus de l'humanité mettent ne serait-ce qu'un bout d'orteil à l'intérieur de la ville blanche. Il avait vraiment du mal à le croire.

Il n'était plus très sûr qu'il s'agissait bien de la femme qu'il connaissait. Enfin, ils n'étaient certes pas amis, mais il la croisait quasiment chaque jour dans les couloirs d'Open Gate et ils se disaient bonjour, lui, son attaché-case à la main, elle son balai et son seau. La personne sur la photo semblait bien plus revêche, plus âgée aussi. Il ne savait plus trop et cela n'avait pas la moindre importance car tout allait s'arranger. Cela ne le concernait pas en réalité. Il espérait tout de même qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre. La femme de ménage était plutôt sympathique et agréable à regarder, ce qui ne gâchait rien.

Comment s'appelait-elle déjà ? En règle générale il mémorisait tous les noms, y compris ceux des employés. Arrivé devant chez lui, il farfouillait dans ses poches à la recherche de ses clés quand un chuchotement l'interpella. Il tourna la tête. Les clés rejoignirent le sol devant ses pieds.

— Joyce ?

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