CHAPITRE 4
À sept heures, Jérémy se réveilla dans son lit. Comme tous les matins, hormis ceux, rares, où il se réveillait dans celui de Clara. Il aimait dormir seul. Ce qui changeait, ce matin-là, c'était un horrible mal de crâne situé vers le haut de sa tempe gauche.
Il se souvint. La dernière chose qu'il avait vue hier se résumait à une pierre de son patio se rapprochant trop vite et trop fort de sa tête. Il avait profité du moment où il était parti chercher le cendrier pour lancer le signal. Mais les forces de l'ordre étaient arrivées trop tard, la belle s'était enfuie. La tigresse avait laissé la porte d'entrée ouverte et avait disparu, avalée par la nuit. Il revit son visage à l'ovale parfait, sa peau, ses longues mains nerveuses. Dommage. Dans d'autres circonstances, il aurait bien couché avec elle. Il ne lui en voulait pas pour le coup sur la tête, il aurait fait pareil à sa place. Enfin, c'est ce qu'il supposait, il ne pourrait jamais être dans une situation comme celle de cette pauvre fille.
Il quitta son lit. Il ne portait qu'un boxer et un vieux tee-shirt gris usé. Il se planta devant l'immense miroir fixé sur la porte de son dressing. Les forces de l'ordre, prévoyantes, étaient accompagnées de personnel médical. Une infirmière, mutique, les sourcils froncés, avait tenté de faire un pansement sur la blessure après l'avoir nettoyée et désinfectée. Mais faire un pansement sur une zone habitée par des cheveux en révolte perpétuelle relevait du défi. Le sparadrap s'était décollé, le pansement ne pansait pas grand-chose. Jérémy n'avait en fin de compte qu'une égratignure au centre d'un magnifique hématome, lui-même trônant sur une belle bosse. Il essaya de masquer l'objet du délit avec une mèche de cheveux. Bien sûr, cette dernière ne l'entendait pas ainsi et il préféra abandonner.
Il remarqua ses tempes grisonnantes. Cela l'agaça. Jérémy était un bel homme. Il en était conscient, mais cela le laissait de marbre. Il ne savait pas séduire et n'avait jamais été intéressé pour apprendre. Adolescent, il s'empêtrait dans ses membres trop longs, dans ce corps mince trop grand. Il se cognait aux meubles très souvent, bronchait, se heurtait aux encadrements de portes. Il semblait perdu dans ce corps qui prenait trop de place. Puis, peu à peu, il gagna en stabilité, en assurance. Un point d'équilibre apparut. Il se tenait droit, un peu raide, mais il avait pris possession de ce corps. Il était devenu ami avec lui. Il en prenait soin et cela lui donnait une aura particulière. Jérémy était le genre de personne qui attirait l'attention sans jamais la chercher. Il en avait fait un atout, s'en était servi pour convaincre, pour atteindre ses buts. Il considérait cela d'un point de vue froid et objectif. C'était scientifique : on accorde plus facilement de choses aux gens beaux. Dès la naissance, le petit humain est attiré par un visage harmonieux. À contrario il se mettra à pleurer si un visage disgracieux s'approche de trop près. Ne craignez rien, le bébé va bien, c'est simplement que vous êtes moche. À quarante-cinq ans, Jérémy était bien plus séduisant que lorsqu'il en avait vingt.
Après avoir pris une douche et s'être habillé, il rejoignit la cuisine. Le petit chat roux, assis sur une des chaises, leva la tête en clignant des yeux. Il se dressa sur ses pattes engourdies et sauta par terre. Jérémy lui versa quelques croquettes dans sa coupelle.
Tout en buvant un expresso très corsé, il consulta son Ooème. Quarante-trois messages et soixante-douze appels. Cent-vingt-deux mails. Douze alarmes de notes urgentes. Davantage que la routine habituelle, songea-t-il. L'incident d'hier n'avait échappé à personne. Il demanda à l'Ooème de sélectionner et c'est la voix de Flora King qui se fit entendre en premier. Elle l'invitait à la rejoindre à son bureau ce matin à neuf heures précises. Il prendrait la moto, ce serait plus rapide. Il imagina Joyce dans sa veste de cuir, cramponnée derrière lui, les cuisses serrées contre l'engin, ses bras enserrant sa taille. Il avait déjà eu cette vision. Certainement une image créée par son implant cette nuit. Le choc sur son crâne l'avait bien secoué.
Il ouvrit la porte du patio pour le chat. Il se dit qu'il faudrait lui trouver un nom un de ces jours. Minou était bien trop commun. Il aimait beaucoup cet endroit : un espace à ciel ouvert, un peu de verdure, une fontaine de jardin, quelques poissons rouges protégés par du grillage fin. Les cailloux un peu trop gros, en fin de compte, ce n'était pas une si bonne idée. Les petits galets blancs suffisaient. Minou, la queue bien dressée, fit le tour du propriétaire. Il respira la feuille d'une plante verte, se frotta le corps contre un des pieds du banc et termina sa promenade par une bonne sieste. Être un chat, quel bonheur.
Jérémy ferma la porte d'entrée à clé et se dirigea vers le garage. Il mit son casque, enfourcha sa moto et démarra. La circulation était fluide autour de chez lui. Mais au fur et à mesure que vous vous dirigiez vers le centre de la ville blanche, il était très difficile de progresser. Le cœur de la ville, un peu en hauteur, grouillait d'activité. Plus vous avanciez vers le centre, plus les immeubles s'élevaient.
Grâce à son bolide, Jérémy se fraya un chemin entre les voitures. Il ne s'attarda pas à admirer les incroyables panneaux publicitaires multicolores qui s'étendaient sur les façades des maisons ou des immeubles. Il ne prit pas la peine de regarder son propre visage apparaissant à intervalles réguliers sur les écrans. Jérémy Preston. L'homme du moment. La célébrité du jour.
Quand il se gara dans le parking de la King Company, il était 8 h 45. Il prit directement l'ascenseur vitré et appuya sur le dernier bouton. La porte s'ouvrit sur un large couloir blanc. Sur le sol, une moquette épaisse, rouge sombre, amortissait le bruit des pas. Au plafond, des lustres anciens, en verre, donnaient au lieu une atmosphère précieuse tandis qu'accrochés aux murs, quelques tableaux de maîtres post Fléau s'exhibaient fièrement. Jérémy passa dans le bureau de la secrétaire de direction pour se faire annoncer.
— Mlle King vous attend, dit-elle. Souhaitez-vous un café ?
— S'il vous plait. Sans sucre.
Il frappa trois coups secs. Une voix de femme l'invita à entrer. Flora King s'était levée et s'avançait vers lui en lui tendant une main à serrer. Souriante, elle l'accueillit avec bonne humeur. Elle portait un tailleur bleu nuit, des escarpins noirs et un chemisier beige très échancré. Une petite chaîne en argent et diamants brillait à son cou, si bien que vous étiez obligé de jeter un coup d'œil sur ses seins même si vous essayiez d'y échapper. Derrière ses lunettes, ses yeux d'un bleu acier, directs, ne fuyaient jamais. Parfois cela mettait Jérémy mal à l'aise. Il ne savait pas si elle insistait vraiment ou si elle avait oublié de regarder ailleurs. Elle portait ses cheveux courts, blonds et argentés. Ils donnaient à son visage beaucoup de style et mettaient en valeur un long cou gracile. Des diamants ornaient ses petites oreilles. Elle n'avait pour maquillage qu'un peu de mascara noir et du rouge à lèvres vif. Elle se déplaçait avec raideur, mais vivacité, par à-coups, ce qui paraissait étrange pour un corps si menu. Elle approchait doucement de la soixantaine, mais ce n'était pas facile à évaluer. L'apparence physique était si facile à améliorer que tout cela n'avait plus grande importance. Tant que les gens se montraient désirables et en bonne santé, ils étaient jeunes. Flora King était donc jeune, comme en témoignait sa généreuse poitrine à deux doigts de sortir de son chemisier.
— Asseyons-nous plutôt par-là, dit-elle en désignant un espace de son bureau aménagé en petit salon.
Ils prirent place dans deux fauteuils de cuir blanc disposés face à face. Une table basse, rectangulaire, en merisier, les séparait. Un énorme cendrier en cristal, vide, y avait été déposé. Il avait une forme peu commune, oblongue avec des aspérités irrégulières. Certainement une création d'un artiste en vogue, pensa Jérémy en levant le regard. Le bureau de Flora King contenait quelques-unes des œuvres contemporaines les plus convoitées des collectionneurs. C'était une passion pour elle. Bien que Jérémy respectât cela, il avait du mal à imaginer le plaisir qu'on pouvait ressentir à posséder des objets aussi inutiles et à l'esthétique plus que discutable. Il n'y connaissait pas grand-chose en art post Fléau, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que les artistes y exprimaient très bien la notion de chaos. Ses yeux glissèrent sur la statue de verre, créée à partir de recyclage de bouteilles de bière. Elle mesurait environ 1,80 mètre et il n'arrivait pas à décider si elle représentait un vieux poteau électrique avec à sa base deux petites butes herbues ou bien s’il s’agissait d’un phallus de géant dressé vers le ciel en signe de victoire.
La secrétaire entra avec le café et le tira de sa rêverie.
— Merci, dit-il.
Elle répondit par un sourire et s'en retourna à ses occupations. Flora King alluma une cigarette, s'enfonça un peu dans son large fauteuil de cuir. L'aspiration se mit automatiquement en marche et son petit tunnel vertical prit en charge l'évacuation du poison fumée. Jérémy but une gorgée de café, posa sa tasse et demanda :
— Je suppose que vous vouliez me voir au sujet d'hier soir ?
— En effet, répondit-elle. Je voudrais d'abord savoir comment vous vous sentez. J'imagine que se retrouver nez à nez avec une terroriste ne doit pas être très rassurant. D'autant plus que c'est quelqu'un qui faisait partie de vos locaux.
Elle appuya légèrement sur ces derniers mots.
— Je ne suis pas responsable des choix de la DRH, ajouta-t-il avec calme.
— Ne vous fâchez pas Jérémy, je ne vous accuse de rien. J'essaie de comprendre.
— Moi aussi figurez-vous. Et plus j'essaye, moins j'y parviens.
Elle soupira. Il termina son café, jeta un œil à travers la baie vitrée. Le ciel. Les immeubles alentour. La vue était belle sur ces hauteurs. Flora King se redressa, écrasa son mégot dans le cendrier hors de prix et se pencha vers lui, prête à écouter. Ses seins faillirent passer par-dessus bord. Il comprit que c'était ainsi qu'elle envoûtait les gens.
— Racontez-moi en détail ce qui vous est arrivé hier, Jérémy. Je veux tout savoir, je suis curieuse de vous entendre.
— Bien sûr, répondit-il. Si vous voulez. Mais je doute que ce soit aussi passionnant que ce que vous imaginez. Cette femme m'attendait. Elle m'a demandé de l'aide. J'ai fait mon devoir, j'ai donné l'alerte. Elle a été plus rapide que moi, j'ai pris un sale coup sur la tête et j'ai perdu connaissance.
Il désigna sa bosse en poussant un soupir.
— C'est tout ?
— Quand je me suis réveillé, ma maison était pleine de gens en uniforme. Je vous avais prévenue, Flora, rien de transcendant. Elle a été plus maline que moi. L'instinct de survie je présume.
— Mais vous avez discuté tout de même ?
— Des banalités seulement. Elle était agitée et tenait des propos décousus, comme quoi on se moquerait bien de moi à la King Company.
— Comment ça ?
— Je n'en sais rien, Flora. Croyez-moi, vous l'auriez vue, vous l'auriez écoutée comme on écoute un fou qu'on essaye d'interner.
Ou comme un animal sauvage traqué qu'on veut mettre dans une cage, songea-t-il.
— Et puis les arguments habituels qui consistent à clamer qu'on est innocent et que tout le monde complote contre soi...
Flora King hocha la tête.
— Je vois... fit-elle, et Jérémy se demanda ce qu'elle voyait au juste.
Elle ralluma une cigarette.
— Voyez-vous, Jérémy, je pense à vous. À l'impact de cet évènement dans votre vie, dans votre carrière. Vous savez à quel point c'est important pour moi que mes collaborateurs se sentent bien ? Je ne voudrais pas que cette nouvelle, qui passe en boucle partout, vous affecte et vous cause préjudice.
— Je suppose que vous avez déjà tout prévu.
Jérémy pensa aux millions que la King Company avait gagnés grâce à ses travaux. Flora avait déjà réfléchi au moyen de profiter de l'incident. Penser à ce genre de détails ne faisait pas partie de ses compétences, il déléguait volontiers à autrui toute cette partie-là.
— Vous supposez bien, confirma-t-elle en décroisant et recroisant ses jambes.
Un deuxième mégot rejoignit le premier.
— Vous déjeunez avec Clara à midi ? Très bien. Quelques journalistes seront présents. Le lieu de votre rendez-vous a été vendu. Faites-vous beau, soyez sympathique, comme vous l'êtes tout le temps, et le public vous plaindra. Ils vont détester cette horrible terroriste qui vous a menacé et frappé. N'hésitez pas à dévoiler votre blessure, les gens aiment ça. Vous allez encore gagner en popularité. Faisons de cette aventure négative un atout. Nous en sortirons tous grandis. Tout le monde salue déjà votre esprit civique et votre droiture. Ajoutons une pincée de glamour et la mayonnaise prendra à coup sûr.
Jérémy acquiesça. Ce genre de considérations se trouvait à des années-lumière de ses préoccupations.
— C'est parfait, se contenta-t-il de dire.
— Et ne vous en faites pas, Jérémy. Ce que vous a raconté cette terroriste, c'est déplorable. Oser s'en prendre à notre éthique, notre loyauté...
Elle eut un geste de mépris, sa bouche se pinça.
— Je préfère ne pas en rajouter, je deviendrais grossière. Ah, ces pauvres malheureux, croyez-moi, je les plains. Ils se noient dans leur jalousie et calomnient ceux qu'ils envient. Leurs mots sont du venin. Leurs esprits dérangés voient des menaces partout. Par pitié, Jérémy, laissons tous ces complotistes et tous ces sectaires dégénérés loin de nous. On ne refera pas le monde. Ce genre de personnes existera toujours. Il nous faut bien l'accepter et passer outre. Ils sont égarés et on ne peut rien pour eux...
Jérémy approuva d'un mouvement de tête.
— Je ne vous ai pas convoqué uniquement pour parler de l'évènement d'hier, reprit Flora. Nos avocats ont validé toutes les clauses du contrat entre I'Concept et la KC. Il ne manque plus que votre signature.
Elle sourit. Jérémy hocha la tête, s'empara de la tablette que la secrétaire était venue discrètement déposer devant lui.
— Où dois-je signer ? demanda-t-il.
Et tandis que Jérémy se penchait sur l'écran, faisant défiler les nombreuses pages du contrat, apposant ses initiales, Flora King retenait sa respiration, son regard bleu acier fixé sur le scientifique. Enfin, il arriva à la dernière page et inscrivit sa signature électronique sous son nom. La femme soupira. Jérémy leva la tête et leurs regards se croisèrent. Tous deux se sentirent soulagés. Lui pensa aux années à venir et à toute la gloire qui l'attendait. Quant à la femme, elle pensa que la naïveté était un sacré gros défaut. Presque aussi pathétique que la prétention. Elle sourit, donna à Jérémy une main à serrer et le remercia d'être venu. Une fois qu'il fut parti, elle décroisa les jambes, alluma une cigarette. Elle récupéra la tablette et envoya le document signé à I'Concept.
Nous y sommes, pensa-t-elle. Enfin !
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