CHAPITRE 12

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À minuit Mattéo Cortès jouait toujours sur sa console de jeux vidéos, micro et écouteurs branchés. Seule source de lumière, l'appareil diffusait une faible lueur bleutée dans l'appartement. Le jeune homme, assis en tailleur à même le sol sur un vieux tapis incolore, se penchait à droite puis à gauche en pianotant nerveusement sur sa manette. Il s'agissait d'un vieux modèle qu'il avait récupéré et qui datait des années Fléau. Au moins il ne subissait pas le traçage inclus d'office dans toute la technologie actuelle.

Il avait laissé la fenêtre ouverte et le store à demi baissé. Il faisait chaud et sec, pas un brin d'air n'entrait dans la pièce. Le désordre régnait. Sur le lit défait, un monticule de vêtements attendait sans conviction que quelqu'un se décide à les plier et à les ranger. Une table petite et rectangulaire était engloutie par des piles de papiers divers. Certains courriers n'avaient pas encore été ouverts. Sur le canapé convertible déglingué, encore des vêtements. Ceux-là semblaient revêtir une importance particulière, Mattéo les avait repassés et on distinguait un logo. Pas de table, seule une espèce de comptoir de bar jonché de boîtes de pizzas vides et de canettes de bière servait de meuble. De l'autre côté de ce bar, un coin cuisine minuscule comprenait un évier à un seul bac rempli de vaisselle sale, une plaque de cuisson graisseuse où traînait une casserole avec un fond de pâtes, un réfrigérateur bruyant par intermittence et une poubelle qui aurait mérité d'être elle-même jetée à la poubelle.

Mattéo faisait une partie de jeu de guerre intense. Les balles pleuvaient, les soldats couraient, se cachaient ou mouraient en pliant un genou à terre, l'écran se retrouvant décoré d'une belle giclure de sang.

— Magico, à gauche, j'ai dit à gauche. Point de rencontre à l'ouest.

— Bien reçu, répondit Mattéo alias Magico.

Il étira son dos tout en continuant la partie. Sa nuque lui faisait un peu mal.

— Magico à Cassandra, je répète, Magico à Cassandra. Canon largué cette nuit, je répète, canon largué cette nuit.

Mattéo se pencha d'un coup sur sa droite, comme si la mitraillette de l'ennemi le visait. Il répondit à l'attaque, esquiva un jet de tirs et se retrouva caché derrière un gros entrepôt avec deux soldats de sa troupe. L'un deux, un personnage féminin, cheveux rouges s'échappant du casque, posa une main sur son épaule.

— La cible du canon, Magico.

Ils se baissèrent tous les trois en entendant un avion de chasse passer au-dessus d'eux. Mattéo attendit que l'avion et son bruit assourdissant aient disparu.

— Le quartier général.

La soldate aux cheveux rouges sembla satisfaite. Elle tapota l'épaule du personnage de Mattéo et d'un geste intima au groupe de contourner le bâtiment.

— Contre-attaque à revers, ordonna-t-elle.

Les trois personnages se mirent à courir, armés jusqu'aux dents. Une balle traversa la cuisse de celui qui n'avait pas encore prononcé un mot.

— Aaaaaaahhhhh!!! hurla-t-il en s'écroulant.

Cassandra et Magico le relevèrent et l'emmenèrent avec eux. Ils étaient repérés, l'ennemi courait vers eux. Cette contre-attaque paraissait prendre un mauvais tournant. Cassandra regarda Magico d'un air entendu et cria :

— Temps mort. Sperren.

La seconde d'après ils se retrouvèrent dans un décor totalement différent. L'image se brouillait parfois sur l'écran de Mattéo. Mais après quelques grésillements, tout redevint plus clair. Cassandra envoya le soldat blessé à l'infirmerie et resta seule avec Mattéo. Devant eux une plage dorée s'étendait à l'infini. Une légère brise souleva leurs cheveux. Ils avaient ôté leurs casques. Le jeune homme tourna la tête un instant du côté de la fenêtre. Une ombre venait de se glisser le long du mur en face.

— Tu as une seconde ? demanda-t-il à Cassandra. J'ai un truc à vérifier.

La soldate avait pris place sur une chaise longue et offrait au soleil son visage sali par la guerre. Les yeux fermés, elle hocha la tête. Mattéo se rapprocha de la fenêtre discrètement et balaya la ruelle du regard. Ah, te voilà toi, se dit-il en apercevant Skinner appuyé contre le réverbère face à l'immeuble où vivait Joyce. Hier aussi il l'avait aperçu qui rôdait. Mais Joyce n'était pas stupide. Le dernier endroit où elle irait se réfugier serait chez elle. N'empêche, il se demandait bien ce qu'elle était devenue. Personne ne l'avait vue nulle part. Elle devait se terrer dans quelque trou, la peur vissée au ventre. Elle ne méritait pas ça.

Ils se connaissaient plutôt bien depuis qu'ils vivaient tous deux dans le quartier. Ils avaient déboulé ici presque en même temps, avaient sympathisé et passaient parfois des soirées ensemble au Club. De temps en temps il lui ramenait un livre de la ville blanche, ses clientes se faisant un plaisir de lui offrir de menus objets. Quand elle prenait le livre, ses yeux se mettaient à briller.

Une amitié était née entre eux au fil des jours. Lui connaissait le passé de sa jeune amie, tandis qu'elle connaissait seulement ce qu'il s'était inventé. Elle était orpheline de père et avait été élevée par sa mère et sa grand-mère. Elle n'avait ni frère ni sœur. Lorsqu'elle eut huit ans, sa mère mourut des suites d'un cancer fulgurant. Elle demeura auprès de sa grand-mère jusqu'à ce que cette dernière décède à son tour de vieillesse.

Joyce avait alors dix-neuf ans. La jeune femme voulait devenir écrivain, malheureusement elle était née du mauvais côté du couvre-feu. Il n'était pas interdit d'écrire, de sculpter, de chanter ou encore de danser dans la périphérie. Par contre il était impossible de gagner sa vie avec. Les habitants de la périphérie étaient destinés à travailler dans la ville blanche. Ils étaient la main d'œuvre. Faire d'un art sa profession n'était pas considéré comme essentiel. Or les gens de la périphérie n'étaient destinés qu'à l'essentiel. C'était ça ou bien vous perdiez tout le confort du Nord pour retourner d'où venaient vos ancêtres.

Alors tous les jours, Joyce écrivait, oubliant pour une heure ou deux le monde à la dérive dans lequel elle vivait. Créer son propre univers lui permettait de se maintenir la tête hors de l'eau et de ne pas devenir folle. Aux yeux de Mattéo, elle représentait l'illustration parfaite de l'esclave moderne. Cette fille était payée à faire le ménage, elle effectuait des tâches ingrates et répétitives, bien en dessous de son niveau intellectuel. Le déterminisme social avait la dent dure. Si vous essayiez de le briser c'est vous qui finissiez en mille morceaux. La plupart des périphériques ne souffraient pas de leur mode de vie, hypnotisés par les écrans, les jeux virtuels, les biens de consommation et la quantité de médicaments en vente libre ou en prescription massive. Toute cette abondance suffisait à les combler. Pour rien au monde ils n'auraient voulu changer ça. Ils étaient au contraire bien contents d'être du bon côté de la frontière.

On racontait tellement d'horreurs sur le Sud... Personne ici n'y était jamais allé. Le gouvernement mondial informait régulièrement les Nordiens. Famine dans l'ouest du Sud. Épidémie de choléra, hélas de vieilles maladies avaient surgi. Massacres à la hache entre deux villages rivaux. Les habitants du Sud se comportaient comme de vrais sauvages. Nouveau centre de détention en construction. Et ainsi de suite. Le Sud représentait l'horreur absolue. On disait même que là-bas, personne n'avait d'Ooème. Des ONG larguaient régulièrement des colis sur le sol sudien pour aider les pauvres malheureux agonisant dans leur désert de sable ou rien ne poussait, pas même un I'Dream. On disait que la proportion de psychotiques et autres psychopathes frôlait les 60 %. Le gouvernement mondial avait pris la décision de donner à titre gratuit cinq mille implants par mois aux habitants du Sud afin d'endiguer le flux des maladies psychiatriques. Certains s'y étaient opposés car pour eux, seuls les suicides réguleraient le nombre de malades. Distribuer quelques pauvres implants ne ferait que poser un emplâtre sur une jambe de bois. Mais le Conseil Mondial de l'Éthique avait jugé plus honorable pour le Nord de se montrer charitable envers le Sud. Les équipes soignantes implantées avaient du mal à faire accepter l'I'Dream à ces populations. Leur culture, mélange de sorcellerie stupide et de croyances ésotériques obsolètes, ne leur permettait pas d'accéder à la magie de la science. Ils jetaient un œil méfiant sur les blouses blanches et la plupart quittaient à reculons les bivouacs de fortune comme s'ils avaient croisé un serpent venimeux.

— Mais qu'est-ce que tu cherches ? murmura Mattéo en observant toujours Skinner.

L'homme s'était détaché du réverbère, avait allumé une cigarette et s'éloignait lentement. La lame d'un canif brilla dans la semi-pénombre de la rue. Mattéo soupira. Skinner allait sûrement passer ses nerfs sur une pauvre fille des égouts. C'est là qu'on pouvait trouver Marcus Skinner : au milieu des rats, des dealers et des putes toxicomanes. Là où, une fois la nuit tombée, les zombies en tout genre sortaient de la fange pour retrouver leurs prédateurs. Et Skinner était l'un des prédateurs les plus craints. Lorsqu'il arrivait_ élégant et raffiné dans un de ses complets vestons très chics, ses souliers noirs en cuir impeccablement cirés, le regard fixe derrière ses lunettes cerclées de noir_ tous les détritus humains autour se figeaient et osaient à peine respirer. Parfois, le lendemain une petite pute manquait à l'appel. Il n'en restait rien. On se demandait si Skinner l'avait dévorée entière, dégustant chaque cellule de son corps de ses dents pointues et voraces. Mais personne ne signalait quoi que ce soit. Marcus Skinner effrayait tout le monde sans faire le moindre effort, simplement en étant Marcus Skinner. Il n'avait nul besoin de faire la démonstration de sa cruauté, elle s'inscrivait naturellement sur chaque atome de sa personne. Et puis, il était généreux. Ses passages se ponctuaient invariablement d'une distribution impressionnante de billets de banque. Du moment que vous n'étiez pas son choix du moment, quel intérêt y avait-il à se priver de sa présence ? Mattéo regarda le crâne chauve et luisant de Skinner disparaitre au coin de la ruelle.

— C'est bon Cassandra, je suis là.

Il avait pris le temps de récupérer une bière dans le réfrigérateur.

— Alors ce canon, demanda la femme, les yeux mi-clos, c'est un canon de quelle taille.

— XXL.

Il reprit une gorgée de bière avant de poursuivre :

— Si je te dis qu'on peut avoir le moyen de mettre le feu à la mèche, t'en dis quoi ?

Elle ouvrit complètement les yeux et releva un peu le buste, étira ses longues jambes.

— J'en dis que t'as pas intérêt à me grossir le canon, petit frère, parce que je ne peux pas me permettre de me tromper.

Cassandra regarda au loin, ses yeux se perdirent dans l'écume des vagues.

— Tu me manques, dit-elle.

— Tu me manques aussi. On va peut-être se revoir plus tôt que prévu Ir... Cassandra. La grosse truie m'a parlé d'une vidéo qui est pour l'instant dans les mains de son mari. C'est l'originale de l'agression de cet enfoiré de Mortimer. Et elle ne raconterait pas la même histoire que ce qui est diffusé.

— Ah tu m'intéresses. Il nous la faut. On aura besoin des périphériques, il faut les réveiller.

Sur ces mots, elle se leva et prit le personnage de Mattéo dans ses bras pour une longue étreinte.

— Je t'aime petit frère. Fais bien attention. Prends soin de toi et ne fais confiance à personne. Allez, je déverrouille avant qu'ils se posent des questions.

Ils se retrouvèrent aussitôt à l'endroit qu'ils avaient quitté, pourchassés par l'équipe adversaire, dans la cacophonie tragique de la guerre, une guerre virtuelle bien douce en rapport de ce qu'ils prévoyaient.

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