Prologue

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  Elle sentait à peine sa main appuyée de toutes ses forces contre son flanc ou la boue froide qui commençait à lui engourdir les genoux. La douleur était atroce. Aiguë. Elle lui remontait le long du dos jusque dans le crâne. Elle leva les yeux, assommée. Autour d’elle tout était sombre. Le liquide chaud qui lui coulait du front ne laissait passer que des ombres de silhouettes floues et mouvantes. Seul son souffle haletant résonnait entre ses deux oreilles. Elle n’entendait même plus l’agonie des Alliés des Septs qui n’en finissaient plus de se faire massacrer dans des craquements métalliques. Les soldats du roi Dergen abattaient leurs épées sans aucune pitié sur quiconque se mettait en travers de leur route.

— RELEVE TOI ! jaillit une voix puissante dans la brume de son esprit, AENOR, RELEVE TOI !

  Erwin. Il s’agissait de sa voix. Aussi claire que s’il était à côté d’elle. Aénor balaya le champ de bataille du regard. L’elfe était adossé derrière un arbre à plusieurs mètres. Son regard rivé sur elle brûlait d'inquiétude.

— Relève toi tout de suite et cours. On se débrouillera, ajouta-t-il sans un mouvement de lèvres.

  L’idée d’abandonner ses compagnons lui brisait le cœur mais la gravité de son état était à prendre au sérieux. Se redresser lui arracha un gémissement. Comme si son esprit voulait faire barrage à la douleur, les mots d’Erwin faisaient écho en lui. Courir. Oui, mais où ? Alors qu'elle cherchait une issue dans les fourrés qui délimitaient la vallée, un frisson familier lui parcourut le dos.

Elle les sentit

  C'était comme un picotement dans la nuque. Un murmure en plein rêve.

Elles l'appellent

  Perdue au milieu de ce chaos sanglant, elle finit par repérer un passage et s'y précipita. Elle se laissait guider par son instinct. Par cet appel. Ses pieds marquant la terre de profonds sillons et sa blessure laissait échapper de grosses gouttes vermeils. La main toujours pressée sur sa blessure, elle s’accorda un coup d'œil. Sa chemise était devenue aussi rouge que la lune la nuit de sa naissance.

  La sensation ne la quittait plus, mais cette fois-ci, elle les entendait. Le vent portait un chuchotement qui venait l’envelopper dans une chaleur rassurante. Il l’attirait vers la falaise derrière les arbres de la vallée. Dans un dernier effort qui manqua de peu de lui prendre toute son énergie, Aénor se retrouva sur la rive d’un lac.

  Une immensité bleu turquoise s’étendait devant elle. Elle léchait les parois d’une immense falaise et en son centre, elle plongeait dans une grotte sans fond. Sur l’eau, le pan rocheux argenté renvoyait un jeu de miroitements éblouissants. Les voix l’avaient guidées jusqu’au Lac aux Milles Reflets. Ce lieu était chargé d’une histoire qu’Aénor connaissait à présent par cœur. Malgré elle, il faisait remonter des tourments qu’elle pensait avoir laissé au passé. Des doutes sur son courage ou sa volonté de mener ce combat pour de bonnes raisons cherchaient à se frayer un chemin jusque dans son âme. Elle les chassa sans ménagement et se concentra sur le frisson.

  A bout de force elle se laissa glisser au sol et les yeux clos elle plongea les mains dans l’eau fraîche. Une nappe de sang et de poussière noire se répandit autour. Un tremblement remonta le long de ses doigts jusque dans sa poitrine et envahit tout son corps comme une douce étreinte.

  Subitement prise d’un violent vertige, elle fut en un instant transportée dans une sorte d’étendue fantomatique. Entre rêve et hallucination, elle baignait dans une lumière bleutée à la fois aveuglante et apaisante. Aénor ouvrit les yeux avec prudence, presque apeurée mais surtout désorientée. Une foule de spectres l’encerclait. Formes vaporeuses sans visage, Aénor était incapable de mettre un nom sur ce qu’elle voyait. L’un d'eux, placé devant elle, lui tenait la main. La sensation de cette étreinte surréaliste imitait le crépitement de milliers de petites bulles de savon. La silhouette presque invisible menaçait de disparaître d’une seconde à l’autre. Étrange illustration de ce moment si fragile. Elle dégageait une aura qui provoquait chez Aénor ce même frisson. Sa présence n’avait rien d'effrayant. Au contraire. Aénor sentit les larmes lui monter aux yeux car même si elle était orpheline, elle connaissait son histoire et elle était capable de reconnaître cette forme d’amour si particulière.

— Maman !

  Ces lèvres étaient restées étrangement immobiles et pourtant, son murmure s’était propagé avec la force d’un cri parmi les âmes qui l’entourait.

Ma Chérie… lui parvint de la même façon, la voix tendre du spectre, je suis tellement fière de toi.

  Aénor vacilla. Elle était prise d’une sueur froide qui lui engourdit soudainement les jambes.

Maman j’ai froidNous perdons. J’ai échoué.

— Non mon cœur ! Il faut juste que tu tiennes encore un peu, tu en es capable, tu es tellement forte. Nous allons t’aider, nous sommes là pour te guider… Nous l’avons toujours été. Ton rôle n’est pas que de mener une guerre et de renverser un roi. Tu es bien plus que cela. Tu es une protectrice. LEUR protectrice.

  L’esprit embrumé et la gorge nouée, Aénor ne parvenait même pas à exprimer son incompréhension.

Les pouvoirs de ce monde sont un trésor, mais ils sont à l’origine de toutes ces horreurs. Tu as les moyens d'empêcher qui que ce soit de les utiliser à des fins aussi sombres pour l’éternité. Tu as le devoir de les protéger de la cupidité et de l’ignorance. Il te suffit de nous laisser t’aider.

  La forme vaporeuse fit une pause pour lui prendre le menton et lui relever le visage.

— Tu es forte ! Tu as toujours été plus forte que ce que tu peux croire. Et nous sommes l’Ancre qu’il te faut pour sauver l’Ensemble.

  Les mots restaient bloqués dans la gorge d’Aénor. Toute sa vie elle avait espéré rendre fière ses ancêtres. Sa mère avant tout. Aujourd’hui elle se tenait devant et prononçait des paroles qui comblaient enfin le vide en elle.

— Et souviens-toi: Ensembles mon Aingeru !

  Aénor revint à elle dans un sursaut, bouleversée, le souffle court, en sueur, allongée de tout son long sur la rive. Elle avait dû s'écrouler pendant son voyage. Elle était à nouveau au bord du Lac, seule. Elle baissa les yeux sur sa blessure et constata que sa chemise était gravement lourde de sang. Le contraste avec sa chevelure blanche était effrayant.Elle souffrait.

Ensembles mon Aingeru…

  L'empreinte laissée par cette phrase était bien plus ancienne que cet instant. Elle avait suffit à rendre son équilibre à la vie d’Aénor. Son souvenir lui intima de s’agenouiller à nouveau devant l’eau et d’y replonger ses mains. Sans attendre, un chœur de voix jaillit de sa bouche. Toutes aussi puissantes les unes que les autres et pourtant si différentes, elles prononcèrent dans un même souffle une incantation dans une langue qu’Aénor n’avait jamais entendu, ni parlé. Cependant, cela lui était inutile pour savoir au fond d’elle qu’il s’agissait de sa langue. Celle des Laminak. Ses ancêtres.

  Elle comprit que aidée par ce lien, elle scellait l’accès aux pouvoirs de ce monde. Dorénavant, les Humains, les Elfes, les Fées, les Cyls, les Kräll et même les Chimères devront apprendre l’humilité et la fraternité avant d’y accéder. Elle offrait à ce monde un dernier espoir d’absolution.

  Le silence emplit l’air. La suie qui tombait du ciel resta en suspens autour d’Aénor, le clapotis de l’eau sur la rive se fit muet et le reflet de l’eau sur la paroi de la falaise cessa sa danse.

  Elle n’avait plus mal. Un sourire las se dessina sur son visage.

  Elle leva les yeux vers le ciel et ne put s’empêcher de penser à ses amis.

  Une toute dernière fois.

  Dans un tout dernier soupir.

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