ville
Nous finissons par rejoindre, entiers, une ville (co)côtière. En front de mer, de vraies façades, avec encorbellement de pierre, fenêtres tarabiscotées et tout ce qui peut faire couleur locale. Mais, comme dans les décors de western-spaghetti, dès que l’on prend une perpendiculaire, on plonge immédiatement dans un envers moins ragoûtant. Un monde de misère crue, de façades délabrées dont la décoration principale se résume à quelques plaques de peinture écaillées et à des tas d’ordures éparses.
Nous nous posons sur la margelle d’une fontaine dont le robinet ne se rappelle plus la couleur de l’eau. Au bout de quelques secondes, arrivent vers nous deux gamins maigrelets, pieds nus, en short et tee-shirt. Sous ces latitudes, un tel accoutrement ne présume en rien de la condition sociale de celui qui le porte. Le plus grand doit avoir dix ans et fait tourner autour de sa tête un étrange objet d’où s’échappe un peu de fumée. Curieux, je regarde arriver ce Thierry-la-Fronde des tropiques.
Il arrête la rotation de son laïc encensoir, le tend dans ma direction, accompagnant son geste d’une interrogation un peu gauche.
– Fromage chaud ?
J’observe l’ustensile. Une boîte de conserve pendue au bout d’un fil de fer et percée de petits trous. Dans sa partie basse rougeoie un morceau de charbon, au-dessus sur une grille improvisée, grésille un morceau de fromage genre mozzarella. Le mouvement de rotation sert à entretenir la combustion du charbon.
Tout en souriant de l’ingéniosité du dispositif, j’essaie d’expliquer que, par quarante degrés à l’ombre, vendre du fromage chaud ne me paraît pas un bon moyen de faire fortune. S’engage alors un sympathique dialogue de sourds, mélange de considérations diététiques et de négociations commerciales.
En discutant avec le grand, j’observe le plus petit des gamins. Il a le regard perdu dans le vague et serre contre son ventre un sac en plastique transparent contenant une dizaine de morceaux de fromage. En attendant d’être cuits, les cubes de mozzarella baignent dans un fond de petit-lait peu engageant. Une certitude, vu qu’elle n’a jamais existé, la chaîne du froid n'a pas été rompue.
Le gosse a une bouille adorable avec ses cheveux bouclés, ses yeux rêveurs. Irrésistible envie de le prendre sur mes genoux, de lui essuyer la frimousse avec un mouchoir humide, histoire de le débarrasser des bulles de morve éclatées séchées sur son petit nez. Curieux réflexe de père que je ne suis pas encore.
L’aîné a repris son offensive commerciale. Voyant que ses arguments ne portent pas, tandis que passe dans ses yeux un étrange reflet, mélange de gêne et d’espoir, il me fait une dernière proposition.
– Tu veux bien l’acheter pour nous alors ?
Les yeux du plus petit se sont soudain animés et me fixent.
Il me faut quelques secondes pour bien comprendre les implications de sa requête. Entre temps mon sourire s’est coincé et le soleil a pris une teinte grisée.
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