Chapitre 1

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- Taxi ! lance Gabie en tailleur du coin de la rue Senghor.

Le chauffeur, l'air jovial, ne s'arrête pas. L'argent de cette course est déjà garanti. Bon début pour ce lundi après un maigre week-end. La voiture, une vieille bobota cabossée de marque Daihatsu des années soixante-dix qui a connu des jours meilleurs, est déjà bondée avec six passagers entassés comme des sardines.

Il est sept heures moins quart ce matin et déjà les rues de Port-au-Prince grouillent de gens comme dans une ruche. La Capitale semble jouir d'un éternel été avec en général ses trente à trente-deux degrés Celsius. Des parents à pied, en tap-tap ou en voitures privées s'activent pour déposer leurs enfants à l'école avant que les embouteillages paralysent totalement la circulation dans les différentes artères. À cette heure, les rues sont tellement remplies que les gens recouvrent les trottoirs déjà occupées par des marchandes qui étalent leur petit commerce. Provoquant des coups de gueules ici et là. Ce qui fait plaisir à Gabie qui est novice en argot aussi piqué. À quelques mètres de la jeune femme, une marchande de pate kòde en expose plusieurs prêts à être emportés par étudiants ou écoliers. Les crises politiques et sociales n'ont pas encore eu raison du courage des haïtiens dans ce petit bout de terre. Ils se débrouillent chaque jour pour renouveler leur existence et donner un sens à leur vie. Gabie passe sa boite à lunch et son sac-à-main dans une main tout en guettant un taxi. Elle en profite pour réajuster sa coiffure et vérifier sa tenue comme si elle était devant un miroir imaginaire. Ses talons de dix centimètres lui font mal mais elle fait semblant de ne pas prêter attention à ce petit dérangement. Elle a une importante réunion au cours de la journée.

Un nouveau taxi s'arrête juste devant elle.

- Ou pwale ? demande le chauffeur.

La jeune fille se baisse un peu et tend le cou pour indiquer au chauffeur l'adresse. Avenue Charles Summer.

Le trajet ne pose aucun problème. Le chauffeur accepte. Gabie s'installe en arrière à côté d'une étudiante l'air préoccupée qui essaie de réviser dans quelques copies. De vagues souvenirs refont surface dans la mémoire de Gabie qui sourit en tournant sa tête pour regarder défiler les rues. Elle est partagée entre une nostalgie et le bonheur d'entamer depuis quelques temps une nouvelle étape dans sa vie.

En effet, voilà déjà deux ans que la jeune fille travaille comme cadre au Ministère des affaires sociales et du travail. Elle s'occupe des dossiers des femmes au section des services aux femmes et enfants. Elle a été retenue pour sa constance, son sérieux et la qualité de son travail après avoir effectué son stage académique au sein de l'institution. Tout en débutant dans ce nouvel univers, elle n'avait pas tardé à doubler d'efforts et travailler comme diable pour écrire son mémoire et le soutenir devant un jury moins de cinq mois plus tard. Mention très bien ! Elle fait partie de quelques rares étudiantes à avoir complété le cursus et allé jusqu'au bout. Les autres ont laissé tomber pour diverses raisons. Grossesse, mariage, immigration ou tout simplement à cause des obstacles rencontrés au sein de l'université même. Avec cet emploi, elle ne mène pas la grande vie mais son salaire lui permet de garder la tête hors de l'eau. Elle a déménagé et vit seule dans un joli petit studio à Christ-Roi. Mais elle garde toujours les contacts avec Carmelle et Anne qui, elles également, ont tracé leur chemin. Carmelle travaille en province. Et Anne effectue un stage tout en entretenant un petit commerce de produits cosmétiques qui lui rapporte des bénéfices assez intéressants.

Les souvenirs bons ou mauvais se bousculent dans la tête de Gabie. A-t-elle des remords ? Des regrets ? Bien sûr. Ce n'est pas comme si elle en était imperméable. Mais elle se consacre entièrement à son travail et évite le plus que possible de ruminer le passé. À la radio, une voix féminine annonce qu'il est sept heures. Après quelques jingles, un homme avec une certaine assurance dans la voix quant à lui prédit le déroulement de la journée des gens avec l'horoscope. Les voitures avancent à la vitesse d'un escargot. Les policiers qui assurent la circulation dans différents carrefours ne sont pas d'une grande aide. À cette heure de pointe, les bouchons sont inévitables. Le chauffeur de taxi essaie pourtant tant bien que mal de frayer un chemin à travers les embouteillages sur l'avenue Martin Luther King pour atteindre de Lalue.

Plus d'une trentaine de minutes plus tard, le taxi dépose Gabie devant la grande barrière du bureau. La jeune fille paie le chauffeur avec un billet neuf de deux cent cinquante gourdes. Comme monnaie, elle reçoit quatre billets de cinquante gourdes en mauvais état. On dirait les torchons du diable. Le temps que Gabie proteste, le chauffeur démarre en appuyant sur le champignon. Elle reste bouche bée. Énervée, elle prend sur elle pour se contenir sa colère. Elle ne compte pas gâcher sa journée. Elle utilisera ces billets pour payer le taxi durant la semaine. En prenant cette résolution, elle franchit la porte d'entrée du bâtiment. Elle salue gentiment les deux gardiens qui discutaient dans un coin. Les réceptionnistes ne sont pas encore arrivées. Cela ne l'étonne pas. Depuis deux ans qu'elle travaille dans ce bureau elles ne débarquent que vers neuf heures et parfois même vers dix heures sauf quand il y a une cérémonie officielle. Quitte à faire attendre un visiteur, cela ne semble déranger personne.

Gabie arrive dans une grande salle, elle est déserte. Comme d'habitude, elle est la première. Ce qui n'est pas bien vu par ses collègues. Surtout les plus anciens. Son bureau se trouve dans un coin. Généralement, les plus ponctuels ne pointent leur nez que vers huit heures voire neuf heures. Gabie profite de ce temps-là pour avaler tranquillement son petit déjeuner et jeter un coup d'œil sur les tâches qu'elle aura à faire durant sa journée.

La réunion est prévue pour onze heures, elle a largement le temps pour consulter plusieurs dossiers et se mettre à jour. Ce sera la toute première fois qu'elle va participer à une réunion aussi importante. Le directeur général sera présent et plusieurs représentants d'autres organismes partenaires. Son supérieur qui a été parachuté à ce poste grâce à ses accointances politiques et qui a remarqué la performance de la jeune fille lui avait demandé de l'accompagner et de servir de secrétaire.

Vers onze heures moins dix minutes, alors que la grande salle est bruyante avec les bruits du personnel, son supérieur arrive dans son coin et lui annonce qu'il est l'heure. Gabie range le dossier qu'elle était en train de lire et jette un dernier coup d'œil sur son tailleur sous le regard pervers du bonhomme. Elle ne prête pas attention à ses quelques remarques et file vers la salle où va se dérouler la réunion. Il la rejoint juste avant de pousser la porte de la salle et l'interdit de prendre la parole.

Plusieurs personnes étaient déjà dans la salle et discutaient des dernières actualités politiques. Le directeur quant à lui, n'était pas encore arrivé. Il est sûrement ce genre de personnalité qui se croit importante et aime se faire attendre. Gabie suit sans prêter attention à ce beau monde son supérieur qui se dirige vers un petit groupe de cinq personnes bavardant avec entrain. À quelques pas, il les salue et leur demande de leurs nouvelles. L'un d'entre eux se retourne pour lui répondre et ses yeux croisent ceux de Gabie.

Les deux restent figés pendant quelques secondes qui paraissent être une éternité.

- Bon.. Bonjour Gabie, marmotte le professeur Sauveur.

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