Chapitre 2
Le professeur Sauveur dépose son smartphone en poussant un long soupir. Pour qui elle se prend se demande-t-il. Il prend une grande gorgée de son whisky. Le liquide descend lentement dans sa gorge et embrase son estomac. Ce qui provoque une légère grimace sur son visage fatigué. Il fait signe à une jeune serveuse qui venait de servir un couple dans un coin de la salle. Il commande un autre whisky. Il est neuf heures et demie mais la soirée est encore jeune pour le professeur. De toute façon, il ne va pas rentrer chez lui de sitôt. Qui va-t-il rejoindre ? Depuis que Catherine, sa femme, a profité de l’éclatement des dernières crises politiques et sociales pour s’installer définitivement aux Etats-Unis avec les jumelles, il n’a comme seule compagnie son gardien. Il aurait pu les suivre mais la perspective d’emploi en tant que professeur n’était pas vraiment assurée chez l’Oncle Sam. Or, même s’il se trouve présentement dans une mauvaise impasse, il est encore dans son petit royaume en Haïti parmi ses étudiants et ses collègues. Mais quelques mois plus tard après le départ de sa femme, il a failli avoir une attaque cardiaque quand elle lui a manifesté, par téléphone, son intention de demander le divorce.
Depuis, durant la semaine, après ses obligations professionnelles, il en profite aussi souvent que possible pour faire un détour des coins à Delmas pour couver son chagrin, loin des regards de ses quelques rares amis qui, quant à eux, fréquentent les restaurants branchés à Pétion-Ville. Baignée dans un éclairage tamisé pour garantir une certaine discrétion à la clientèle, la salle de ce restaurant dansant, situé à Delmas 33, abritant à l’étage un motel, est pratiquement déserte ce lundi soir. Des tubes de Roody Roodboy, de Vibe et de Kai se succèdent. Deux jeunes retournent à leur table après une série de danse. Leur attitude, semble-t-il, annonce qu’ils ne vont pas tarder à passer à l’étage. Pas besoin d’être un grand détective pour le deviner. Le maillot trempé du jeune homme et son enthousiasme en disent long. Le professeur détourne son regard des fesses provocantes de la fille, une tentation dans cette rode moulante qui laisse entrevoir plus que nécessaire. Le professeur, perché sur un tabouret au bar, évite ce spectacle pour se concentrer sur le reste de l’alcool qui git au fond de son verre. Pas pour prouver une certaine pudeur ou un semblant moral mais plutôt pour éviter les bouffées nostalgiques que pourrait provoquer chez lui la vision d’un tel corps.
Décidément, ce n’est pas son jour. Sa rencontre inattendue avec Gabie ce matin avant cette réunion l’avait littéralement déstabilisé. A un tel point qu’il n’avait pas pu se concentrer pour faire passer un projet sans accrochage comme il le faisait d’habitude. Un projet avec lequel il espérait tirer un très grand bénéfice. Ses salaires en tant que professeur à l’université et en tant que fonctionnaire auraient pu lui permettre de s’offrir un niveau de vie respectable et garder la tête hors de l’eau mais les frais scolaires de ses deux filles lui coûtent un bras. Sans compter le loyer et des sommes considérables que lui réclament Catherine sans justifications. A chaque transfert, sa femme le saigne à blanc. Il ne sait pas pour quelles raisons mais c’est comme si sa femme s’acharne contre lui pour le punir.
Une gorgée de whisky. A la vie ! En quelques semaines, le professeur était devenu un habitué de ce genre de bars. Il jette un regard vers la table des deux jeunes gens. Ils ne sont plus là. Ses souvenirs le ramènent entre les jambes de Gabie dans cette chambre de motel à Bois-Verna. Des moments incroyables qui lui avaient procuré une seconde jeunesse. Il pousse un grand soupir et gratte sa tête. Des souvenirs qui, avec l’aide de l’alcool, commencent à avoir de l’effet. Il se met à bander. Encore une gorgée ! Il passe sa main au visage et essaie de se contrôler en chassant l’image des courbes de Gabie dans tête. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle n’était que l’ombre d’elle-même. Gabie avait maigri et son regard était triste voire vide. Mais ce matin, ce n’était plus la jeune étudiante naïve qu’il avait devant lui mais une jeune femme pleine d’assurance. Comme on dit souvent fanm se kajou, pa mal pou repare. Gabie s’était complètement métamorphosée. Elle dégageait une certaine maturité qu’il ne peut pas expliquer. Elle avait troqué ses habituelles tresses pour une coiffure beaucoup plus raffinée qui mettait en valeur les traits de son joli visage. Et dans ce tailleur, on peut dire qu’elle était très agréable à regarder. Elle savait mélanger sa féminité avec un style professionnel qui donnait un résultat parfait.
Pendant tout le déroulement de la réunion, de là où le professeur Sauveur était assis, il n’arrêtait pas de jeter quelques regards furtifs à Gabie qui était concentrée à prendre des notes. Est-ce que son supérieur était son nouvel amant ? Cela ne l’aurait pas étonnée mais connaissant le machisme de cet homme, il n’aurait pas hésité à se vanter d’une telle prise dans son tableau de chasse. Même subtilement, il les aurait mis la puce à l’oreille en la présentant au groupe. Au contraire, il leur avait présenté brièvement Gabie et celle-ci s’était mise à l’écart du groupe. Si elle avait répondu à sa salutation, c’était sur un ton était sec et froid. Elle faisait comme si elle ne l’avait jamais rencontré dans sa vie. Pas le moindre regard de la part de Gabie durant la réunion même quand il prenait la parole.
Professeur Sauveur commande un autre verre de whisky. Quand la serveuse le dépose devant lui, il la remercie et replonge dans ces réflexions.
Avait-elle avorté ? Avait-t-elle gardé le bébé ? Le professeur ignore la réponse. Il n’avait jamais cherché à savoir la vérité d’ailleurs. En tentant de sauver son mariage avec Catherine, il s’était donné une certaine raison pour avoir la conscience tranquille. Il se disait qu’il n’était sûrement pas le seul homme que l’étudiante fréquentait. Il avait coupé tout contact avec la jeune fille. D’autant plus, les différentes périodes de lock ne leur avaient vraiment pas donné l’occasion de se revoir. Gabie n’avait donnée de signe de vie. Comment avait-il eu ce travail ? S’il se fie à quelques échanges qu’ils ont eu quand ils étaient et dépendait presqu'entièrement de lui. Gabie n’avait pas de parrains ni de marraines. Elle était très intelligente et possédait bien un bon bagage académique certes, mais étant un vieux loup dans ce système, il connait toutes les combines et les rouages. Comment s’est-elle débrouillée pour avoir un travail aussi vite ?
- Demwazèl, nòt la silteplè. demande-t-il à la serveuse qui était perdu dans son téléphone.
Vers onze heures, un peu éméché le professeur tire sa bourse de sa poche et paie avec un billet de mille gourdes. Dans un élan de bonté, il dit à la serveuse de garder la monnaie. Lorsqu’il sort du bar, malgré l’insécurité qui règne à Port-au-Prince, il y avait encore du monde dans la rue. Il se dirige vers sa voiture tout en jetant des regards suspects. On ne sait jamais ! Il s’installe au volant de sa BMW et pense à Gabie. Depuis ce matin, elle le hante comme un mauvais fantôme. Décidément, il doit la revoir. Il trouvera surement un beau prétexte pour passer ministère et la rencontrer. Ceci dit, il démarre !
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