Chapitre 1
Lysabel attrapa sa chope et posa deux pièces d’argent sur le comptoir. Mila, lui rendit quatre pièces de cuivre avec un sourire. Sourire que Lysabel dut forcer lorsqu’elle rangea ses sous dans sa bourse, bien trop légère. Elle était presque comme chez elle, à la Plume Dorée, Mila accepterait de lui faire crédit, comme elle lui avait déjà rendu cette faveur par le passé. Mais Lysabel détestait être redevable ; elle ne dépendait de personne d’autre qu’elle-même, c’était ce qu’elle s’était dit le premier jour où elle avait pris son envol du logement parental.
Oh, certes, elle savait que si elle se retrouvait définitivement à la rue, elle pourrait toujours retrouver ses parents, qui l’hébergeraient avec plaisir le temps qu’elle se remette à flots. Elle refusait pourtant d’envisager cette option. D’accord, elle traversait une mauvaise passe, la faute à ce dernier blâme. « Usage inconsidéré de la force », ben voyons ! On ne maitrisait pas un ennemi en lui envoyant des mots doux. Un coup d’épée bien placé, ça, ça pouvait faire toute la différence.
— Lysabel !
Un tourbillon de plumes ocre s’abattit sur elle. Soren, son meilleur ami. Il était vêtu d’un pantalon en lin, d’une veste en cuir noir qui s’ouvrait sur une chemise de la même couleur. Les yeux rieurs, son sourire taquin au coin des lèvres : Soren était incapable de se montrer sérieux plus de quelques minutes. Plusieurs dagues de lancer étaient rangées dans le baudrier qui barrait son torse, deux épées courtes pendaient sur ses hanches. Lysabel savait qu’il cachait un poignard dans sa botte gauche et au moins une dague sous sa chemise.
Elle se dégagea de son étreinte d’une bourrade et lui rendit son sourire.
— Comment vas-tu ?
— Si tu savais comme je suis ravi de revoir les montagnes ! Cette mission sur Vénéré était exécrable. Des arbres partout ! Et gigantesques avec ça. Impossible de voir le ciel, ou presque. Ici, je respire enfin ! dit-il en prenant une grande inspiration.
Lysabel eut un petit rire.
— Et toi ? poursuivit-il.
Elle grimaça.
— J’ai écopé d’un blâme.
Soren siffla doucement, s’installa sur le tabouret à côté d’elle et fit signe à Mila. La tenancière vint poser deux chopes devant eux.
— Encore ? Tu veux en parler ? questionna-t-il après qu’ils eurent trinqué.
Elle but à longues gorgées avant de reposer la chope, à moitié vide. Haussa les épaules.
— Que veux-tu que je te dise ? Eléonore sy Dorenc est ma capitaine, si elle dit que je le mérite, elle a raison.
— Hum, commenta Soren. Tu n’essaies même plus de te justifier ? C’est quoi, la troisième fois ?
— La cinquième. Oui, je sais, j’abuse, maugréa-t-elle comme Soren levait les yeux au ciel. Mais je ne l’ai pas tué, cette fois !
Soren haussa un sourcil.
— Net progrès.
— Enfin, il était encore en vie quand je suis partie, se défendit Lysabel.
Soren ricana, porta la chope à ses lèvres et la vida d’un trait.
— Tu mériterais presque des félicitations. Tiens, devine qui j’ai croisé en arrivant ?
— Edward ?
— Tout juste !
Lysabel s’empressa de se lever mais Soren la retint d’un geste.
— Ne t’emballe pas. Il n’était pas seul, mais lové dans une belle paire d’ailes grises mouchetées de noir.
Elle se rembrunit, alors il ajouta avec douceur :
— Fais-toi une raison, Lys. Il ne reviendra pas.
— Si, tu verras.
— Lys…
— Il a dit qu’il avait besoin d’un peu de temps. Je le lui accorde !
— C’est la sixième différente avec qui je le vois, releva Soren. Sois certaine que j’en ai ratées. Il s’amuse à tes dépens.
Elle haussa les épaules.
— Tu ne l’as jamais apprécié.
— Tu te fais du mal à l’attendre.
Lysabel se crispa, resserra ses mains autour de sa chope pour s’empêcher de lui envoyer son poing dans la figure. Elle aimait Soren, mais Eraïm qu’il était pénible de sans cesse ramener ce sujet sur le tapis !
— Il reviendra, reprit-elle d’une voix plus assurée. Et ce jour-là, tu me présenteras tes plus plates excuses.
— Ca, je peux te le promettre, parce que ce jour n’arrivera jamais, lui rétorqua-t-il.
Elle lui jeta un regard noir.
— Vous semblez contrariée, puis-je vous offrir un verre ?
Lysabel se tourna vers l’individu qui venait de s’installer à sa droite. Plumage brun barré de beige, beau costume lie-de-vin, épée plaquée or, sourire suffisant plaqué sur le visage. Elle se retint de pousser un soupir.
— Non, merci bien.
Elle reporta son attention sur son ami qui se retenait difficilement de rire.
— Tu es de repos jusqu’à quand ?
— Une semaine. Ensuite je…
Lysabel se figea. Une main venait de se poser sur la sienne ? Elle réagit d’instinct. Ses doigts agrippèrent ceux de l’intrus, elle forma un poing et bascula sur son coude pour lui exploser le nez. Un grognement étouffé s’échappa de l’ailé mais elle n’en avait pas terminé. Coup de coude sous le sternum qui lui fit vider ses poumons, balayage pour le mettre à terre. Elle avait déjà saisi sa dague et frappa dans la cuisse. Il hurla. Bien, il commençait à comprendre. Elle relevait sa main pour un deuxième coup lorsque Soren attrapa son bras.
— Ça suffit, Lys, il a eu son compte.
Les mains pressées sur sa blessure, l’ailé continuait de couiner pathétiquement alors que ses camarades s’étaient levés pour former un cercle autour de lui, armes en main.
Lysabel s’efforça de calmer sa respiration, se détendit.
— C’est bon, tu me peux lâcher.
— Sûre ?
— Sûre.
Soren défit sa prise mais elle devina qu’il restait tendu, aux aguets, prêt à intervenir de nouveau si besoin. Une pensée qui la fit grincer des dents.
Mila frappa dans ses mains pour attirer l’attention.
— Rangez-moi vos couteaux ! aboya-t-elle. Si vous voulez régler vos comptes, faites ça dehors, dans un Cercle.
— Elle l’a attaqué sans raison ! protesta l’un des hommes.
Mila haussa les épaules.
— Vos disputes, vos problèmes. Ici c’est mon établissement. Et je ne tolère pas les bagarres ! ajouta-t-elle avec un regard mauvais pour Lysabel. Disparaissez avant que j’appelle la police.
Soren l’entraina vers la sortie avant qu’elle ne puisse protester, ce qui ne l’empêcha pas d’entendre les murmures des conversations ni de voir les regards qui convergeaient vers elle. Vers elle, ou vers ses ailes d’un blanc pur, signe de son appartenance à la Seycam ? Elle se défit de la poigne de son ami d’un geste rageur. Elle en avait marre d’être si facilement identifiable ! Encore une fois les échos de ce qui s’était passé remonteraient aux oreilles de ses parents, pire, de ses cousines voire de la Djicam elle-même. Elle n’avait aucune envie de se voir servir un sermon sur l’honneur, la réputation de la Seycam, la nécessité de faire bonne impression.
— Eh bien, qu’est-ce qui t’a pris ?
— Tu ne vas pas t’y mettre ? cracha-t-elle.
— J’aimerais juste comprendre, cette fois. Tu as quand même agressé ce type un peu gratuitement, non ?
— Gratuitement ? répéta-t-elle, incrédule. J’ai poliment refusé son invitation et il m’a touchée. Je ne tolère pas les mauvaises manières. Qu’il en assume les conséquences.
Le groupe d’amis sortait de l’auberge en soutenant le blessé. Le sang coulait de son nez, maculait son beau costume et un bandage sommaire avait été noué autour de la blessure sur sa cuisse. Une chose était sûre, il avait perdu son assurance et sa superbe. Lysabel ne pouvait s’empêcher d’être satisfaite. Bien fait pour lui, oui.
— Viens, allons nous dégourdir les ailes, j’ai trouvé un coin sympa.
Elle accepta la proposition de Soren et bondit dans les airs à sa suite. Les amis du blessé – dire qu’elle ne connaissait même pas son nom ! – étaient nombreux, au moins six, et même si elle ne doutait pas d’en venir à bout, il était sûr que la confrontation lui attirerait encore des ennuis.
Le vent glissait sous ses ailes et elle huma l’air frais de l’altitude. Ici, nulle barrière, nulle contrainte. La liberté, totale.
C’était voler qu’elle préférait. Un sentiment de plénitude qu’elle ne retrouvait nulle part ailleurs. La vie terrestre comportait trop de contraintes. Obéir aux ordres, gagner de l’argent, repousser sans cesse les avances de mâles incapables de comprendre un simple non, se conformer à ce qu’on attendait d’elle…
Elle voulait juste s’améliorer, devenir la plus forte, la meilleure guerrière de Massilia – et pourquoi pas, de la Fédération tout entière.
Pour ne plus jamais dépendre d’un autre.
De rares nuages dérivaient dans le lointain. Il y avait longtemps que le ciel n’avait été aussi bleu, même si Lysabel restait méfiante. Sur Massilia, cette terre riche de montagnes, le temps était aussi changeant que l’humeur d’un grizzly.
Bientôt, elle reconnut les abords de Larimar. Alors, c’était là qu’il l’emmenait ? Elle était curieuse d’en connaitre les raisons.
Non, il bifurquait vers le sud-ouest. Elle fronça les sourcils. Qu’y avait-il, par là-bas ? Juste des forêts, la grande forêt d’Opale, d’ailleurs… Elle espérait qu’il ne l’emmenait pas sur le territoire du Clan des Harpies. Ils étaient si odieux ! D’un autre côté, elle se sentait encore pleine de l’énergie de ce combat inachevé. Un duel – ou plusieurs – ne seraient pas de refus. C’était plaisant, de se battre, de se mesurer à la force d’un adversaire, de sentir sa vie palpiter sous sa lame. C’était aussi pour ça qu’elle avait choisi de devenir mercenaire, de rejoindre la compagnie de la capitaine sy Dorenc.
Un choix qui avait surpris sa famille, elle le savait. Tous s’attendaient à ce qu’elle rejoigne les Mecers, comme son frère. Mais les soldats d’élite massiliens prônaient de plus en plus des solutions pacifiques dans lesquelles elle ne se reconnaissait pas.
Un affront ne se tolérait pas et les seules excuses acceptables étaient celles faites dans le sang. Ça, c’était vraiment être Massilien. C’était sa conception de l’honneur.
Soren piqua et elle s’empressa de le suivre. C’était osé, alors qu’ils se rapprochaient des premières branches, mais elle avait confiance en lui.
Effectivement, il y avait une trouée. Peu visible, d’ailleurs. Il fallait vraiment connaitre le coin pour s’y engager à une telle vitesse.
Ses ailes effleurèrent les branches et elle les incurva pour ralentir. Les arbres avaient beau être immenses, le sol se rapprochait. Elle plia souplement les genoux pour l’atterrissage, referma ses ailes et ramena une mèche derrière son oreille. Le sol était recouvert de jacinthes bleues dans lesquelles elle s’enfonçait jusqu’à mi-mollet.
— Alors, t’en penses quoi ?
— Magnifique. On ne les voit même pas de là-haut.
— C’est un terrestre qui se rendait à Citrine qui m’a indiqué le coin.
— Je ne savais pas qu’un sentier traversait la forêt…
— Il a coupé à travers bois, comme sa marchandise était transportée à dos d’ânes.
— Emmènes-y ta prochaine conquête, elle ne te résistera pas !
Soren éclata de rire.
— J’y compte bien ! Même si je n’ai pas besoin de fleurs pour séduire, mon charme naturel est suffisant.
— Frimeur, se moqua-t-elle.
Elle lui emboita néanmoins le pas et ils marchèrent au milieu du parterre. C’était presque sacrilège de piétiner ainsi les fleurs, mais il y en avait tellement… impossible de faire un pas sans en écraser quelques-unes au passage. Les trilles des oiseaux s’élevaient dans les airs. Vraiment, un coin enchanteur.
— Comment tu vas faire, du coup ?
— Comment je vais faire quoi ?
— Pour t’en sortir. Pour tes missions.
Elle haussa les épaules.
— J’espérais trouver un client à la Plume Dorée, mais…
Soren gloussa.
— Je doute que Mila te pardonne ce dernier scandale. Tu aurais vu sa tête !
— Ça va, ce rustre n’a eu que ce qu’il méritait. Et puis, il…
— Il n’est pas mort, oui, compléta Soren avant d’éclater de rire.
Il esquiva sa frappe sans difficulté et elle grommela.
— Plus sérieusement, Lys, faut quand même que tu apprennes à te contrôler. Tu ne peux pas te permettre de tuer ou blesser tous ceux qui te contrarient ou ne sont pas d’accord avec toi.
— Ce serait pourtant bien plus pratique.
— Un jour, tu pourrais bien tomber sur plus fort que toi.
— Je travaille dur pour que ça ne soit pas le cas !
— Je m’inquiète pour toi. Tu te crées beaucoup d’ennemis.
— Tu t’inquiètes pour rien. Tu ne vois pas comment ils ont peur de moi ? Jamais ils n’oseront venir me confronter.
Soren ne répondit pas, mais elle discerna les plis d’inquiétude sur son visage.
— Sois prudente, finit-il par dire.
La prudence, Soren n’était pas le premier à la lui recommander. Quand donc admettraient-ils qu’elle était adulte et savait s’occuper de ses affaires ? Elle avait vingt-cinq pas, elle n’était plus une gamine !
Toute la beauté du moment envolée, elle se leva, épousseta ses habits par réflexe et étira ses ailes.
— Tu m’accompagnes ? Je vais voir si la capitaine a une mission pour moi.
— Ce serait étonnant, vu ta réputation, mais qui sait ?
Lysabel dédaigna le sarcasme et bondit dans les airs. Il la suivrait, elle le savait.
*****
Lysabel tira la chaise à elle et s’installa à califourchon. Sa capitaine ne s’en formaliserait pas, elle connaissait bien les ailés. Puis, de toute façon, elle restait impressionnante ; c’était une centaure de Déoris, même allongée derrière son bureau, elle était à la hauteur de Lysabel. Aujourd’hui elle portait une veste noire, l’écusson de la guilde brodé sur la droite, les épaulettes rouges barrées de quatre bandes dorées.
Éléonore Sy Dorenc poussa un soupir, croisa les bras.
— Je n’ai pas grand-chose pour toi, Lysabel. Ta réputation circule, et ça ne fait pas de bien à ta carrière. Je sais que tu es Massilienne, de fait très chatouilleuse sur ton honneur, mais tu ne dois pas oublier que tous les peuples ne sont pas aussi… susceptibles que le tien.
— Je ne suis pas susceptible ! protesta Lysabel, outrée.
— Je sais, coupa Éléonore. Mais tes actions nuisent à la réputation de notre compagnie. C’est ta dernière chance, Lysabel. À la prochaine erreur de ta part je serai obligée de me séparer de toi. Pour le bien de la Lune Sanglante.
Lysabel ravala ses protestations. C’était injuste ! Elle était la meilleure combattante de la compagnie et sy Dorenc le savait parfaitement.
Eléonore rassembla les feuillets étalés sur le bureau, les passa en revue, soupira une nouvelle fois.
— J’ai peut-être quelque chose pour toi. En temps normal je n’accepterai pas un contrat aussi faiblement doté, parce que je n’aime pas donner l’impression de brader la compagnie, mais, vu les circonstances, c’est peut-être tout ce qu’il te reste pour redorer ta réputation. Tiens.
Lysabel s’empara de la feuille, la parcourut rapidement des yeux.
— Une bête mission d’escorte ? De toute façon, ce n’est pas comme si j’avais vraiment le choix. J’ai besoin de cet argent.
— As-tu tout lu ? c’est sur Soctoris, précisa la capitaine.
— Quoi ? Ces pacifistes ?
— C’est un convoi de marchands, il y aura un peu de tout. Ils relient Ankaris à Poris. Il n’y a que sept grandes villes sur Soctoris, comme tu le sais, et, depuis la fin de la guerre, des bandes se sont installées dans des secteurs peu explorés. Des patrouilles de Mecers sont régulièrement envoyées pour nettoyer le terrain, sauf que tu vois le genre. Cette mauvaise herbe repousse sans cesse. Par sécurité, et pour notre bénéfice, les guildes de marchands ont décidé qu’ils ne circuleraient plus seuls, se regroupant en caravanes. La seule taille de celle-ci devrait dissuader la plupart des attaquants.
— Je serai seule pour protéger dix chariots ? questionna Lysabel en détaillant le contrat.
— Chaque chariot appartient à un marchand qui se doit de fournir un soldat. C’est la condition pour participer à la caravane, afin que tous soient sur un certain pied d’égalité.
— Donc nous serons dix. Largement suffisant.
— Oui. De l’argent facile, Lys. Si tu ne fais pas tout capoter en attaquant ton employeur, cette fois.
— Il a voulu… s’insurgea-t-elle.
— Je sais. Il n’avait pas à tenter de t’arnaquer de la sorte, il ne méritait pas de mourir pour autant.
Bien sûr qu’il le méritait. Lysabel garda ses pensées pour elle. Lui, au moins, il ne recommencerait pas.
— Avec de la chance, poursuivit Éléonore, tu n’auras même pas besoin de te battre.
Lysabel n’appelait pas ça de la chance. Se battre, c’était se sentir vivante. Cette mission s’annonçait ennuyeuse à en mourir, mais elle n’avait pas le choix si elle voulait payer son loyer et éviter de revenir loger chez ses parents.
— Très bien. J’accepte. Je dois être là-bas quand ?
— Tu as trois jours pour t’y rendre. Je vais envoyer un Courrier pour les prévenir.
— Il y aura d’autres membres de la compagnie ?
— Non. Aucune n’a acceptée d’être si peu payée.
Lysabel pinça les lèvres. Deux pièces d’or pour trois semaines, c’était peu gratifié. Enfin, ça lui ferait des vacances. Dans ce genre de caravanes, les gardes étaient exemptés des corvées.
Et quitter Massilia lui ferait du bien. Peut-être que cette fois Edward se rendrait compte qu’elle lui manquait, qu’il se confondrait en excuses…
Elle refoula les paroles de Soren. Edward n’était pas passé à autre chose.
Il reviendrait vers elle.
C’était certain.
Annotations
Versions