Deuxième
Nevorg-02 rassemblait la faune la plus hétéroclite qu'on trouve dans tout le système calraire, et la plus dangereuse. Depuis qu'Olovaï en faisait partie, elle ne cessait d'en découvrir de nouvelles facettes, qui ne lui plaisaient pas toujours, mais ne l'effrayaient jamais. Ce qui paraissait certain à l'ensemble de voleurs, dealers, tueurs à gages et marchands d'armes qui grouillaient sur cette planète gangrenée, c'était que les B.I.I. ne venaient pas s'y aventurer. Nevorg-02 se trouvait hors de leur juridiction et la lie qui s'y était rassemblée leur ôtait toute envie d'y jeter un œil. Cette planète au sol troué de bases souterraines dans tous les coins, arrangeaient bien les autorités du système calraire qui ne voulaient pas avoir à gérer cette criminalité sur leur sol. Alors ils avaient fait de cette planète quasi-désertique une « zone franche », hors de toute juridiction. Naturellement, comme un écosystème, toute la pègre s'y était développée dans un fouillis complexe de chantages, menaces, concurrences, trahisons et jeux de pouvoir. On pourrait écrire mille histoires sur Nevorg-02.
Le Loki s'amarra en douceur dans le port clandestin fourmillant d'activité. Olovaï se laissa tomber en arrière dans son fauteuil et respira profondément.
- Coupe les moteurs, Iron Beetle. Communication générale. Terminus, tout le monde descend ! Lanya, tu peux aller prévenir les mécaniciens qu'on a besoin d'une révision pour l'aile ? Je descends chercher les mémors.
Nork jaillit devant elle.
- Bravo, pilote Thervus ! Qu'est-ce qui vous a pris ? On a perdu le tank et on a été coursés par les BII à cause de votre retard ! Et vous avez pris des risques fous !
Olovaï soupira.
- J'ai agi dans l'urgence d'une situation, Nork. J'ai sauvé les porteurs et votre peau, accessoirement. On est revenus sains et saufs, estimez-vous heureux que je n'ai pas filé en vous laissant sur place avec les BII. Quand au retard, on a fait du mieux qu'on a pu, et Lanya a failli y passer. Laissez-moi faire mon boulot à ma façon, d'accord ? Maintenant écartez-vous, j'ai du travail.
Elle l'écarta du bras et passa devant lui. Il rageait, elle le savait et retint un sourire. Il ne pouvait rien contre elle, même s'il était à deux doigts de dégainer son diphasé pour lui tirer dans le dos.
- Iron ? Ouvre la trappe arrière.
- Accompli.
Lanya, en combinaison de mécanicienne, déboulonnait le volet arrière de l'aile droite, aidée par un robot et un autre mécanicien. Olovaï la salua de la main et retourna au niveau des cuves. Les porteurs dormaient paisiblement. Elle s'agenouilla au niveau de l'écran de la première. Transfert terminé. Elle appuya sur un symbole en spirale qui émit un léger clic et se délogea du cadran. C'était un mémor, de la même taille environ que le sien, du diamètre d'une tomate. Il contenait à présent tous les souvenirs de l'homme qui dormait dans le liquide bleuâtre. Olovaï s'était souvent demandé ce que ressentaient les porteurs à ce moment-là. La sérénité et la détresse du vide. Avaient-ils conscience d'avoir eu des souvenirs et de les avoir perdus ?
Elle rangea tous les mémors de son stock dans les étuis cylindriques prévus et descendit.
- Voici Olovaï Thervus, fortement suspectée d'être dealeuse de souvenirs. On suppose qu'elle travaille avec ces deux individus...
L'écran déploya les images de Dorden et de Lanya, à côté du visage d'Olovaï. L'agent des BII hocha la tête pensivement.
- On a failli les intercepter sur Hubyna-04, mais elle nous a échappé.
- Son vaisseau est un Nexus-U46 qui date de trois ans, il n'est pas repérable par triangulation, son signal est brouillé...
Son supérieur s'enfonça dans son fauteuil.
- Sincèrement, je ne vous pas comment on pourrait l'attraper. Elle passe toujours à travers les mailles du filet.
- Et ses contacts ?
Le portrait d'Olovaï diminua et s'intégra dans un large réseau d'autres portraits reliés par des lignes brillantes. L'agent Ferrax scruta la toile. Il s'arrêta une seconde sur un visage grisé.
- Qui est-ce ?
Son supérieur fronça les sourcils et se pencha.
- C'est Vordim Thervus, le frère d'Olovaï. Il a disparu il y a six ans et on ne l'a jamais retrouvé. Olovaï a commencé à être connue de nos services un an avant.
Rem Ferrax toucha le portrait sombre et une ligne d'informations s'afficha. Elle récapitulait exactement la même chose que son supérieur. Il lui adressa un regard par dessus l'holotable.
- On connaît son supérieur hiérarchique ?
- Non. Toute l'organisation de Nevorg-02 nous est inconnue.
Ferrax grimaça.
- Elle vit sur Nevorg ?
- Et où, sinon ? Un malfaiteur comme elle ne peut se réfugier que là-bas.
Le commandant Hastini se félicitait de son choix. L'agent Rem Ferrax avait bonne réputation. Il s'accrochait et faisait son travail d'une manière propre et nette. Il y mettrait le temps, mais il finirait par coincer Thervus.
- Bref, pour l'instant, elle apparaît sur nos radars mais nous n'avons rien pour l'arrêter.
- Et vos renseignements pour Hubyna, ils venaient d'où ?
Hastini leva les sourcils. La vivacité et l'audace de l'agent le surprenaient.
- On nous avait signalé une activité clandestine importante à l'astroport abandonné. Nous ne nous attendions pas à tomber sur un tel trafic.
- On nous a signalé ? Qui ?
- Vous n'avez pas à le savoir.
L'agent et le commandant s'affrontèrent du regard. Hastini posa ses coudes sur l'holotable et joignit les doigts.
- Agent Ferrax. Nous avons décidé de vous proposer ce rôle pour l'excellent travail que vous avez fourni jusqu'ici, surtout au moment de l'affaire Azaratrachansama...
Il grimaça ; il détestait ce nom.
- Nous aimerions vous charger personnellement de la traque d'Olovaï Thervus. Si vous réussissez, le grade supérieur vous sera ouvert. Évidemment, nous vous communiquerons toutes les informations utiles. Nous vous adjoindrons même une équipe si nécessaire. Les dealeurs de souvenirs deviennent une priorité dans ce système. Les BII ont besoin de vos compétences, Rem.
Ferrax pinça les lèvres. Une belle proposition. Trop belle pour être tout à fait honnête.
- Pourquoi elle en particulier ?
Le commandant éteignit l'holotable et le visage d'Olovaï qui les séparait s'évanouit. Hastini se massa le front.
- Nous ne pouvons vous le dire que si vous acceptez cette mission. Et nos conditions.
- Secret-défense ?
- Secret-défense.
Rem Ferrax réfléchit une seconde en frottant son menton.
- Où est le piège ?
Son supérieur soupira.
- C'est elle, le piège. Nous l'avons peut-être sous-estimée.
Rem se pencha et s'appuya sur les angles de la table.
- Je ne ferai pas la même erreur.
Olovaï enfonça sa main dans la cuve d'alcool à côté de la porte. L'appareil ronronna quelques secondes, le temps de vérifier son identité sur la base de l'ADN et du microbiote de sa main, puis le panneau coulissa vers le haut. La base de son organisation l'accueillit par les habituels néons bleutés autour d'elle et son activité presque aussi grouillante que celle de l'astroport inférieur. Le capitaine du Loki se dirigea aussitôt vers un des ascenseurs creusés dans la paroi, comme des cabines. L'habitacle pivota le long d'une vis qui s'enfonça à toute vitesse dans l'épaisse structure qui recouvrait la surface de Nevorg. Une alternance de lumières bleues et d'ombres clignotait sur ses cheveux. Un tintement annonça son arrivée ; elle se trouvait dans un grand hangar, proche de la surface, où des containers s'alignaient sagement autour d'elle. Plusieurs autres transporteurs comme elle convergeaient vers le seul à être ouvert pour y déposer leur chargement. Elle s'y mêla et aligna consciencieusement la pile de mémors sur l'amoncellement déjà présent.
- Bonne récolte ? lança-t-elle innocemment à un dealer en face d'elle, balafré à la tempe.
Il se contenta d'un hochement de tête sec pour toute réponse. Olovaï soupira et recula d'un pas. Pendant qu'elle s'éloignait, elle reconnut le son du container qui s'ébranlait sur ses rails. Il allait rejoindre les profondeurs de la base, un endroit où nul à sa connaissance n'était autorisé à pénétrer. Elle vérifia d'un mouvement de main la présence de son arme, un Carbon-V, à son côté gauche et retourna au hangar. Il faisait nuit ; des loupiotes s'étaient allumées un peu partout. Un projecteur puissant illuminait la zone de travail de Lanya.
- Alors, ça avance ?
- Pas mal, capitaine.
Le drone qui l'aidait émit un bip et exhiba une jauge d'avancement des travaux. Elle atteignait le vert.
- Beau boulot. Où est Dorden ?
La mécanicienne haussa les épaules avec une mimique d'ignorance et recommença à boulonner une barre neuve à la place de celle tordue qui gisait à ses pieds. Olovaï hocha la tête et quitta de nouveau le port.
En tant que hors-la-loi fichée par les BII, Olovaï vivait évidemment sur Nevorg-02. Elle n'aurait pu être en sécurité nulle part ailleurs. Sécurité était d'ailleurs un bien grand mot, où qu'on aille sur cet astre corrompu. Mais une hyène se sent-elle mal au milieu des fauves ? Olovaï pianotait sur son Carbon-V en quittant la base dans un soloflottant d'emprunt. Elle laissait toujours le cockpit ouvert pour profiter du vent. A quoi bon choisir un véhicule rapide sinon ?
La criminelle réputée décrivit une grande courbe sur la chaussée au-dessus de laquelle elle se maintenait en suspension. Les autres conducteurs klaxonnèrent en la voyant couper la virage, sans provoquer chez elle la moindre réaction. Elle coupa la route à un gros transporteur qui pila en catastrophe et quitta le centre-ville de Sartafar. Elle avait son loft dans un quartier excentré. Son solo atterrit dans sa petite cour, elle en sauta sans attendre que le moteur se taise et abandonna son casque sur le siège.
Le coulissement feutré du sas l'accueillit dans le confort de sa demeure. Elle déboucla sa veste et enleva son netcom pour le laisser sur le guéridon. Elle ne garda que son arme au côté ; question de sécurité. D'une pression du pouce elle releva les volets. Nevorg n'avait pas de satellite et la pollution lumineuse de Sartafar masquait les étoiles. Olovaï s'en détourna donc aussitôt et s'allongea en travers sur le sofa. Une partie du désordre amassé précédemment atterrit par terre sans qu'elle esquisse un geste. Un bras ramené sur le visage, elle prit une profonde inspiration. Il allait falloir qu'elle redouble de prudence et de vitesse. Les BII avaient failli l'avoir aujourd'hui. Comment avaient-ils eu l'info, d'ailleurs ? Y avait-il une taupe dans l'organisation ? Fallait-il qu'elle le signale aux échelons supérieurs ou Nork s'en était-il chargé ? Cela l'enrageait de le reconnaître, mais Nork avait peut-être raison, elle avait pris trop de risques. Elle aimait trop jouer avec le frisson pour réellement écouter les conseils. Mais si cela remontait à ses supérieurs, ils pourraient se débarrasser d'elle. Ses résultats jouaient en sa faveur ; mais suffiraient-ils pour contrer l'hostilité de Nork ?
Olovaï se redressa péniblement et alla se chercher un verre d'eau gazeuse à sa fontaine personnelle, qu'elle avala d'un seul trait. Comment conserver sa position parmi les trafiquants ?... Elle ne connaissait pas bien les rouages du pouvoir de son organisation. C'était de la politique, tout ça. Elle pilotait, voilà tout. Négocier ou manigancer ne faisait pas partie de ses compétences. Il allait bien falloir qu'elle apprenne... Elle ouvrit un placard et laissa réhydrater un morceau de viande et des galettes. Une de ses musiques préférées se déclencha lorsqu'elle appuya d'un doigt distrait sur son bloc sonique. Un léger sourire de nostalgie passa sur ses lèvres et sa tête se balança en rythme. Toute sa jeunesse...
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