Chapitre 2

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Francesco, son mari, cet homme ambitieux, dirigeant en maître son affaire tout comme sa nouvelle position politique, semblait démuni devant le comportement de rejet de son épouse. Il ne pouvait pas comprendre. L’inquiétude se peignait sur son visage alors qu’il l’observait.

À travers les carreaux de la fenêtre, elle regardait le ciel, plongée dans le passé. Seule, perdue dans son imaginaire. Les babillements du bambin à côté d’elle l’agaçaient. Elle se savait cruelle avec ce petit être qui ne demandait rien. Devant son indifférence, ses pleurs redoublaient, incontrôlables. Un démon avait dû prendre possession d’elle, elle ne se reconnaissait pas. Ou peut-être devenait elle comme sa mère, froide et austère. Pauvre enfant, naître avec une mère comme elle, pas de chance. Elle ne voulait plus d’autres enfants. Elle en parlerait à Francesco. Il devait bien y avoir une solution. Les autres femmes chuchotaient parfois en sa présence. Cela devait rester caché, bien sûr, ce péché était impardonnable. Un frisson de peur la traversa, devenait-elle une pécheresse ?

Elle préférait s’éloigner de sa maison, voguer dans les rues de sa ville, dans un bain de lumière. Dans ces moments-là, elle se dirigeait inlassablement vers la tombe de Piera. Elle revenait plus apaisée après ses visites. Elle l’avait aimé comme toute mère aime son enfant. Cette tragédie la rendait probablement inapte à un nouvel amour maternel. Son comportement, elle ne se l'expliquait jamais que par ce mince pretexte. Depuis trois mois que l’enfant été né, elle ne lui trouvait pas de place. Elle tremblait de ne pas y arriver. Francesco avait fait venir un médecin qui l’avait déjà saignée par deux fois pour chasser les mauvaises humeurs, sans aucun résultat. Elle en sortait juste plus fatiguée.

Lorsqu’elle déménagea dans la belle et grande maison dont Francesco venait d'hériter via Della Stuffa, elle sortit de son état léthargique. Seul son air maussade deumeurait sur ses traits, tel le masque de douleur qu'elle portait figé depuis la mort de Piera. Cette demeure redonnait un peu de cœur à Lisa. Le confort, le statut social la consolaient. Lucide, elle ressentait la vacuité de ce sentiment, mais il était le seul qui souvent l’habitait. Elle aimait être reconnue comme une personnalité de Florence. Cette belle ville où les apparences seules comptaient.

Elle était fille d’un nom illustre de Florence, nom laissé sans le sou par les frasques d’ancêtres peu prévoyants. De son mariage, elle avait tiré la satisfaction d’accéder à un statut social confortable. Sans être riche, ils vivaient avec aisance. Elle ne regrettait pas son enfance. Elle avait grandi au milieu des vignes, baignée par la lumière de la ville. Enfant sauvage, son caractère espiègle avait dû être discipliné, dressé à coup de punition et de boyau que son père maniait avec facilité. Elle obéissait, contrainte à devenir une bonne fille. Aujourd’hui, elle était le portrait de la bonne épouse. Pas du tout ce à quoi elle aspirait. Elle n’espérait rien de plus que l’amour. Celui dont elle manqua cruellement. Elle naquit la première d’une grande fratrie, coupable d'arriver fille. Dès les premiers instants, elle frustra les espérances de ses parents.

Sa mère n’avait été qu’un être froid, dénué de sentiment. Lisa craignait d’avoir hérité de cet horrible trait de caractère. Mais il n’en était rien. Au grand soulagement de son mari, elle apprit à prendre son petit garçon dans ses bras sans répulsion.

La maison était bien plus grande que leur précédent logement. L’entrée bordait une petite rue étroite, faisant face à d’autres demeures dont l’ombre empêchait le soleil de pénétrer. Les hauts plafonds boisés du rez-de-chaussée accentuaient la pénombre qui régnait là. La longue table massive de la salle à manger s’imposait au milieu de la pièce principale. La cheminée de pierre, noircie de suie, donnait un cachet supplémentaire à l’endroit. Le sol en carreaux rouges et noirs suivait la mode florentine du moment. Le promeneur n’imaginait pas le joyau que représentait la cour intérieure. Un carré de verdure, une bulle de paradis où la lumière irradiait, son coin préféré. Celui où elle aimait se retrouver, un havre de paix. elle bénissait son mari qui, avec la force de son travail et de son ambition, lui permettait d’habiter enfin une maison digne des notables de la ville. Les pièces des deux autres étages, desservies par un somptueux escalier, servaient toutes de chambres. La sienne se situait au dernier, la lumière inondait son lit à baldaquin tout comme le fauteuil près de la fenêtre. Même si elle la trouvait bien trop grande, elle en appréciait l’intimité. Les murs peints aux couleurs bleu azur et orange safrané répondaient à son sens artistique et rendaient l’endroit propice à ses rêveries. Au pied du lit, comme un rappel constant à sa condition de femme, sa « cassone ». Ce coffre, offert pour son mariage, représentait la Vierge et son enfant, un rappel à son devoir de femme.

Les enfants eux aussi s'amourachèrent de l’endroit. Leurs rires et leurs cris remplirent la bâtisse tout entière. Seule sa petite Piera manquait. Les enfants étaient trop jeunes pour se souvenir d’elle. Seul Bartolomeo avait souffert du décès de sa sœur. Il n’était pas son fils, mais elle l’aimait comme tel. Après tout, elle était la seule mère qu’il avait connue. Et il était un enfant charmant, plein de vie. Il lui rendait son amour.

Il y avait un sujet sur lequel Lisa et Francesco se rejoignaient, l’éducation de leurs enfants. Ils partaient du principe que garçon comme fille devaient avoir des bases communes. Francesco malgré un conservatisme bien ancré savait avoir un esprit ouvert sur les choses nouvelles qui faisait écho à sa propre pensée. Il voulait que ses enfants, garçon comme filles, soient formés à l’alphabet et aux mathématiques. Il y mettait, bien sûr, une attention plus particulière pour ses fils qui reprendraient son commerce. Francesco était marchand d’étoffe, les taffetas de Gênes, la soie colorée, le satin damassé, le velours à deux poils ornaient les établis de sa boutique. Son sens des affaires avéré favorisa son intégration à la Seigneurie. Il était connu et reconnu. Elle était fière de sa réussite qui rejaillissait sur elle.

Le beau monde frappait à sa porte et elle en retirait une certaine satisfaction. Satisfaction souvent gâchée par le vide des conversations sans consistance. Elle savait devoir sourire, répondre, paraître. Elle n’était pas dans son élément. Souvent, son esprit divaguait dans les hautes sphères de sa conscience. Et c'est dans cet état, dans le brouhaha des piaillements incessants, qu’elle se sentait bien. Ces femmes, comme elle, n’avaient été que le jouet de pères avides de gloire, d’argent et de renoms. Comme elle, elles enduraient leurs maternités. Certaines, sans en avoir conscience, avaient la chance de déplaire à leurs maris qui après un quota de progénitures cessaient de fréquenter leurs couches. Pourtant, elles s’en plaignaient. Sauf Albina. La pétillante Albina Alighieri, mariée à un barbon de 25 ans son aîné. Elle savait profiter de la liberté qu’il lui laissait. C’était de loin la préférée de Lisa qui trop souvent s’ennuyait de la compagnie de ces dames du monde. Les bavardages incessants sur les exploits de leurs enfants, la laissaient perplexe. Parfois, elle avait des réflexions, qu’elle ne pouvait empêcher, qui laissait les autres pantoises, consternées. Lisa détestait l’hypocrisie. Les courants humanistes avaient jeté leurs filets dans leur milieu suranné. Cela redonnait un peu de vernis aux vieux adages que cette caste s’était attachés. Lisa prenait parfois un malin plaisir à faire savoir qu’elle n’en avait cure. L’humanisme, elle le comprenait, elle le sentait en elle. Il ne suffisait pas de lire Platon. Mais ces dames ne faisaient que donner des phrases toutes faites, certainement entendues de la bouche de leurs maris. Leurs actes restaient dans un passé bien ancré. Mais il fallait faire bonne figure. Alors Lisa, le plus souvent, restait stoïque à leur stérile verbiage. Le regard au loin, elle divaguait. Elle s’envolait sur des chemins romantiques. Ceux-là étaient ses préférés. Elle savait qu’elle devrait se confesser de ses pensées malsaines, mais elle n’avait aucune prise sur elles. Ses fantasmes étaient incontrôlables.

Elle rêvait aussi d’une vie où elle serait née homme. De toutes ces choses qu’elle aurait pu entreprendre, de tout ce qu’elle aurait pu dire. Mais ce n’était qu’un doux songe qu’elle gardait pour elle. Elle admirait les artistes de la ville. Elle leur enviait leur liberté, leur créativité. Parfois, elle s’inventait vivre en bohème. Son destin en avait décidé autrement.

Dans l’ensemble, elle réussissait son rôle d’hôtesse et cela suffisait pour lui donner une place au sein des aristocrates de la ville.

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