Quiétude et inquiétude
L'eau de la casserole commence déjà à bouillir. Je m'empare de la boite contenant des feuilles de thé noir et en rince quelques unes, avant de les mettre dans l'eau bouillante. La couleur du liquide commence à s'assombrir. Après quelques minutes, j'éteins le feu et m'empare du récipient par le manche. J'en vide le contenu dans une théière blanche, puis en verse une partie dans une tasse, avant de la remettre dans la théière. Je recommence cette action à plusieurs reprises pour bien aérer la boisson. Ainsi, elle sera plus légère et ses arômes plus développés. Ensuite, je remplis définitivement la tasse blanche et quitte la cuisine avec elle.
Je traverse le couloir et monte les marches en bois, une à une, jusqu'à atteindre le sommet de l'escalier. Puis je me dirige vers une pièce et toque trois coups à la porte. Une voix grave me répond :
- Tu peux entrer.
Je pousse donc la porte en bois et ne peux cacher mon étonnement face à la scène que je vois : Livaï est debout et il avance, non sans difficulté, vers moi en s'appuyant sur la commode qui trône dans la pièce.
Je lui demande :
- Livaï ? Qu'est-ce que tu fais ?
- Et bien quoi ? Ce n'est pas toi qui disais que je devais m'exercer régulièrement si je voulais marcher à nouveau un jour ?
- Oui, mais pas seul. Tu viens à peine de commencer hier, qui sait ce qui pourrait arriver ? Laisse-moi t'aider.
En disant ces mots, j'avance vers lui, mais il m'arrête d'un geste de la main :
- Non, je veux me débrouiller seul. Arrête de me surprotéger.
Je m'arrête donc net et le regarde faire. Il avance doucement, avec précaution. À cause des séquelles de ses blessures, ses pas sont encore assez tremblants et maladroits, mais il a quand même réussi à traverser ainsi plus de la moitié de la pièce, si j'en crois l'emplacement de son fauteuil roulant.
Lorsqu'il arrive au bout de la commode, il s'arrête quelques secondes, fixant la porte qui se trouve juste devant lui d'un air déterminé. Puis il enlève ses mains de sur le meuble, cessant ainsi de s'appuyer sur lui. Il effectue alors un grand pas, suivi d'un deuxième plus maladroit et précipité et perd alors l'équilibre. Cependant, avant de s'affaler au sol de toute sa longueur, il tend son bras vers la porte en bois et parvient ainsi à la frôler avant de s'écrouler.
Je pose la tasse que j'ai entre les mains sur la commode et me précipite vers lui, inquiète. Je lui demande, en posant mes mains sur ses épaules :
- Est-ce que ça va ? Tu ne t'es pas fait mal ?
- Lâche-moi, je n'ai pas fini.
Il pose ses paumes à plat sur le sol et s'appuie dessus pour se redresser. Puis il se relève calmement grâce au soutien du mur qui se trouve à sa gauche. Il effectue ainsi les derniers pas qui le séparent de la porte.
- Tu vois ? me dit-il alors. Je t'avais bien dit que je pouvais me débrouiller seul.
- Oui, lui répondé-je en souriant, émue. Félicitations !
- Arrête de tirer cette tête ou tu vas finir par pleurer.
- Oh, même pas vrai !
- Si, je te connais bien. Un peu plus et tu aurais eu le visage inondé de larmes.
Je détourne le visage en faisant la moue. Il tend son bras vers moi et me pince doucement la joue :
- Allez, ne fais pas cette tête. Tu ne vas pas te mettre à bouder pour si peu.
J'esquisse un petit sourire et il ôte sa main de mon visage, avant de tomber brusquement à genoux.
- Livaï ! m'exclamé-je en m'agenouillant à ses côtés.
- Ces saletés de jambes fatiguent trop vite ! Je ne peux même plus compter sur elles comme avant !
- Ne t'énerve pas, c'est normal. Elles ont besoin d'un peu plus de temps et d'exercice, mais c'est déjà un exploit que tu ais pu traverser cette pièce et te relever par tes propres moyens alors que tu viens de reprendre la marche hier seulement.
- Oui, disons que c'est plutôt encourageant.
Je hoche la tête de haut en bas pour confirmer et passe l'un de ses bras autour de mes épaules pour l'aider à se relever. Il s'appuie ainsi sur moi et nous traversons la pièce en sens inverse, jusqu'à devant la fenêtre, où se trouve son fauteuil roulant. Il s'y assied et je lui dis :
- Tes efforts d'aujourd'hui méritent une récompense.
Je retourne au niveau de la commode, où j'ai laissé la tasse de thé encore fumante et la lui tend. Il l'attrape et la porte à ses lèvres pour en avaler une gorgée. Ensuite, il tourne son regard vers la fenêtre et contemple le ciel bleu pendant de longues secondes. Durant tout ce temps, un silence paisible s'installe dans la salle. Je ne dis rien, ne voulant pas troubler cette quiétude. Finalement, c'est lui qui brise le silence :
- Dis-moi la vérité. Tu penses vraiment que je remarcherai un jour, où tu dis ça uniquement pour me rassurer et me donner une raison d'espérer.
- Pour être tout à fait franche, un peu des deux.
- Je vois. En tout cas, peu importe la raison pour laquelle tu les a prononcées, tes paroles d'hier m'ont redonné espoir. Je m'étais fait à l'idée de devoir me déplacer en fauteuil roulant pour le restant de mes jours, mais maintenant, je crois à nouveau à l'éventualité de retrouver mon autonomie d'antan. Et pour tout t'avouer, ça m'arrangerait bien parce que j'en ai marre d'être traité comme un pauvre infirme !
- Oui, je comprends. Moi-même j'adore aider les autres, mais en revanche, je ne supporte pas de m'appuyer sur eux.
- Oui, ça tout le monde le sait, dit-il en reprenant une deuxième gorgée de thé.
- Décidément, tu aimes bien avoir le dernier mot.
- Un peu comme toi.
- C'est vrai qu'on se ressemble plus qu'il n'y parait.
- Tu trouves ?
- Oui, sinon je ne l'aurai pas dit.
- Moi pas. Je trouve au contraire qu'on est radicalement opposés. La seule raison pour laquelle on s'entend bien, c'est qu'on a des idéaux et des principes en commun, c'es tout.
- Oui, mais c'est déjà une sorte de ressemblance, non ?
- Oui, si tu veux . . . dit-il sur un ton pas très convaincu.
- Donc on se ressemble quand même un peu.
- C'est qui qui aime bien avoir le dernier mot, maintenant ?
- Toi, puisque c'est toi qui viens de parler en dernier.
- Oui, mais maintenant c'est toi.
- Ha ha ha ! C'est bon, arrêtons-en nous là, sinon on y passera la journée.
Il porte encore une fois la tasse à ses lèvres pour siroter tranquillement son thé. Je le regarde faire, d'un oeil bienveillant. J'aime la façon si particulière qu'il a de porter le petit récipient sans toucher à son anse. En fait, quand on y pense, j'aime tout en lui !
- Tu comptes rester encore longtemps debout à me fixer comme ça ?
- Hein ? Oh, pardon, j'étais perdue dans mes pensées . . .
- Viens juste t'asseoir, dit-il en me désignant une chaise d'un geste de la tête.
J'approche la chaise de son fauteuil et m'y installe. Nos regards convergent ensuite vers la fenêtre. Nous contemplons tranquillement le ciel bleu et dégagé qui surplombe la ville. Je pose ma tête sur l'épaule de celui que j'aime. Ce dernier ne dit rien. Il ne tourne même pas la tête vers moi, mais je sens sa main venir se poser délicatement sur la mienne. Elle est douce et chaude. Seul l'absence de son index et de son majeur me serrent le coeur, mais je ne peux rester bien longtemps triste lorsque je suis à ses côtés.
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