Attention au départ
Emplie de solitude, je suis arrivée un 26 juin 2021 sur ce serveur de lutte contre l'isolement des jeunes. Une bonne intention parmi tant d'autres pour maintenir à flot de pauvres âmes esseulées à la santé mentale chancelante. Je m'y suis présentée, on a parlé jeux vidéo et les jours ont passé. Tu m'as proposé ce festival, mais j'étais encore bien trop intimidée par ce genre de sortie. On échangeait quelques mots de temps à autre, de manière assez impersonnelle. Puis un soir, un 24 août, tu es venu me demander « Hello, est-ce possible de vous rejoindre K. et toi ce soir ? ». Ce soir-là, on s'est vu pour la première fois. T'étais là, en bas de chez moi, tu souriais, tu pétillais de vie et à ce moment précis, quelque chose m'avait déjà troublé. C'était inexplicable. J'ai essayé de ne pas y prêter attention car j'avais la tête déjà bien pleine : emploi, déménagement, soucis avec le coloc, ...TMTC.
On s'est rendu au concert, un bel échec. On s'est alors regardé tous les trois, en se demandant quoi faire : rentrer ou profiter de la soirée ensemble ? On finira par opter pour une crêperie, puis une balade au parc de l’an 2000 : le début d'un sacré bug dans la matrice. Au restaurant, toi et moi, on était souvent ridicule. On aurait dit deux paons essayant de se toiser. Ce n’était pas conscient bien sûr, mais on était tous les deux ancrés dans nos insécurités. On sortait les grands chevaux, on essayait de s'impressionner, de s'imposer. Manger ou être manger : c'est vraisemblablement ce que nos vécus respectifs nous ont inculqué, même si on enveloppe ça avec la guimauve de notre empathie. Tu m'en feras la remarque plus tard d'ailleurs : ce comportement t’avait effrayé, et à vrai dire, le tiens aussi m'avait donné des sueurs froides. Pourtant, nous étions identiques : deux petits chiots blessés montrant gentiment qu'ils savent mordre. La balade avait une intonation plus légère à mon sens, moins sur la retenue d'un côté comme de l'autre. On montrait nos visages d'enfants, notre brin d'insouciance et notre petit grain de folie bien dissimulé sous une couche de peurs et d’ego. Ce soir-là, on a beaucoup discuté, on apprenait un peu à se connaître. Je t'observais t'agiter, parler, rire. Je m'attardais souvent sur tes yeux, dans lesquels je décelais une lueur étrange. Je pouvais y voir comme de multiples feu-follets, une envie de pétiller, de briller mais toujours à chercher un plan de fuite, une option pour disparaître furtivement dans la nuit en cas de tempête.
T'es comme ça toi, t'as besoin de pouvoir te protéger, revêtir rapidement ta carapace les rares fois où tu as accepté de la retirer. On te l'a trop faite à l'envers. On a trop joué avec toi, on t’a trop blessé, trop détruit. Et la reconstruction est un chemin tortueux au bout du quel tu n'es pas encore arrivé. Tu veux protéger ce que tu as eu tant de mal à reconstruire, et c'est humain.
De ce jour-là, quelque chose d'étrange en est resté. Un sentiment d'avoir pris un coup, d'avoir perdu quelque chose sans savoir quoi. Quelque chose avait changé. J'avais bel et bien pris un coup, un coup au cœur : bien sûr, je n'étais pas encore tombée amoureuse de toi, mais j'avais eu un véritable coup de cœur humain. Ton sourire avait fait quelque chose à mon âme. J'ai commencé à voir en toi beaucoup de choses : de l'amour à revendre, à en foutre par terre notre système économique, de la loyauté, de l'empathie ou encore de la bienveillance. Je crois que c'est ça qu'on appelle couramment la beauté intérieure d'ailleurs. Mais je les voyais aussi ces fameuses peurs latentes dont nous parlions quelques lignes plus haut. Toi, ce petit chiot blessé d'avoir trop joué, qui lèche ses plaies pour mieux cicatriser. Qui repars dans la danse, pataud, se marchant sur les oreilles pour trébucher à nouveau, se relever et continuer à suivre la ferveur du moment. Je n'arrive pas à savoir si tu sais à quel point tu peux te montrer transparent malgré toi, ou si tu en es conscient, si t'es juste comme ça parce que c'est moi et que tu m'estimes au moins un peu.
J'ai paniqué. Tu me donnais envie. J'avais cette voix en moi qui me disait « Fonces ! », qu'il fallait t'accorder cette confiance qu'on m'avait tant volé. Et toi, malgré ça, tu m'apaisais tu sais, tu me touchais en étant juste toi-même, un homme sincère et vivant. J'avais la trouille. Je pense que tu le sentais. J'avais peur, une fois de plus, de me consacrer à corps perdu dans une relation à sens unique, où l'investissement émotionnel ne serait qu'à la hauteur de la violence que je prendrais en retour le jour où comme les autres tu déciderais de me vomir ce qu'il y a de plus noir en toi. Comme toi, mes fondations sont neuves et fragiles, de jeunes pousses à qui on vient d'enlever prématurément leurs tuteurs. Alors je reste parfois trop sur la défensive, je me méfie, je remets en cause, je compare bêtement. Et pour toi c'est vexant, évidemment. Parce que toi, tu n'es pas eux. Tu es ce morceau d'âme tendre et doux, ce petit garçon enfermé dans un corps d'homme. Tu as grandi trop vite, et tu as une conscience aiguisée du monde qui t'entoure. Ta conscience du poids des mots et des nuances, des implicites, des suggestions fait de toi une personne aussi perturbante que fascinante, aussi chiante qu'attachante, si seulement tu savais.
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