Chapitre 1
Forêt de Rambouillet
Au volant de sa voiture de fonction, Ange Ségafredi se frayait un chemin dans la circulation dense de ce lundi matin. À ses côtés, Salma Assami avait enclenché la sirène et sorti le gyrophare. Ange avait reçu l’appel alors qu’il était encore en train de se préparer le premier café du jour. Le cadavre d’une jeune femme avait été retrouvé au bord d’un étang, dans la forêt de Rambouillet. Les gendarmes du lieu avaient été prévenus par un joggeur matinal. Normalement, ils auraient dû se charger de l’affaire, mais le procureur avait préféré confier les investigations au DRPJ de Versailles. Le commissaire Dupré lui avait expliqué que cette découverte s’apparentait beaucoup à deux autres cas recensés dans le département, durant les six derniers mois. Il avait fait suivre un résumé des dossiers par mail. Salma en faisait la lecture à haute voix pendant que son chef de groupe invectivait les automobilistes qui tardaient à lui céder le passage.
— La première victime a été retrouvée dans la forêt des Alluets, à l’ouest des Yvelines. Une femme d’à peu près trente-cinq ans, caucasienne, morte par strangulation. La seconde dans le secteur de Garancières, une femme également, la quarantaine, probablement d’origine africaine, étranglée elle aussi. Dans les deux cas, les corps ont été retrouvés totalement dénudés, sans aucun objet personnel ni élément d’identification. Les premiers enquêteurs pensent qu’elles ont été tuées ailleurs, puis abandonnées dans ces endroits peu fréquentés, sans doute la nuit. À ce jour, on ignore toujours leurs identités. Il n’y a pas de recoupement avec le fichier des personnes disparues.
— Je suppose que les premières investigations dans le voisinage n’ont rien donné, avança Ange.
— En effet, dans les deux cas les corps ont été découverts par hasard, plusieurs heures après le décès. Les zones sont inhabitées, des secteurs boisés à proximité d’un point d’eau. Les deux fois, ce sont des pécheurs qui ont trouvé les corps.
— Des sévices sexuels ?
— Les données médico-légales ne rapportent rien de particulier sur ce point, pas de marques de viol ni de mutilation.
— C’est tout ce qu’on a ? Qui a mené les enquêtes ?
— Les gendarmes du coin.
— Je présume que les Pandore n’ont pas fait de zèle, ou on ne nous aurait pas saisis cette fois-ci.
— Exact, les dossiers sont plutôt légers, sans l’identité des victimes, ils n’ont pas été bien loin. Ils ont relevé la description de deux ou trois véhicules suspects, mais rapidement mis hors de cause.
— Bon, et bien nous allons voir ce que nous avons ce matin. On arrive.
Une camionnette bleue barrait la route devant eux. Un autre véhicule était arrêté à proximité.
Ange s’avança vers une jeune femme qui semblait superviser le dispositif et se présenta.
— Adjudant Feller, de la brigade de Montfort l’Amaury. Nous vous attendions. Le corps est un peu plus loin, près de l’eau.
— Allons-y ! C’est un randonneur qui vous a alertés ? À quelle heure ?
— Une personne qui faisait son jogging au lever du jour, un habitué du parcours. L’appel a été enregistré un peu avant 7 heures ce matin.
— Il fait encore nuit à cette heure ? Ce n’est pas un peu tôt pour courir ?
— L’homme nous a dit qu’il courait tous les jours à la même heure, été comme hiver. Il prétend connaître chaque racine du chemin qui fait le tour de l’étang. Le temps que nous arrivions, il était un peu plus de 7 heures et demie, le jour se levait.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— La procédure de routine. Nous avons prévenu le Parquet, nous avons pris le témoignage du joggeur et nous avons mené les premières recherches de traces dans la zone dès qu’il a fait assez clair. Nous n’avons rien trouvé de remarquable, aucun vêtement, pas d’objet personnel, rien qui soit susceptible de fournir des empreintes ou de l’ADN. Puis le substitut a rappelé pour nous demander de sécuriser la zone et de vous attendre.
Ils étaient maintenant au bord de l’étendue boueuse. Le corps d’une femme était allongé, face contre terre, sans aucun vêtement, les pieds dans l’eau saumâtre. Pour autant qu’il pouvait en juger, Ange l’imagina assez jeune, les cheveux sombres et la peau ocre évoquant des origines levantines.
— Le légiste sera là dans quelques minutes, intervint Salma. Une équipe scientifique est également en route.
— Vous avez des individus avec des antécédents dans le secteur, demanda Ange à l’adjudant ?
— On a quelques personnes radicalisées, fichées « S », et un petit délinquant sexuel, mais rien de vraiment sérieux.
— OK, on vérifiera pour le principe, mais je ne crois pas que ce soit de ce côté-là qu’on trouvera notre piste.
— Des passages de véhicules anormaux, des résidents qui auraient déclaré des allées et venues suspectes ?
— Rien de plus que d’habitude. Dès que trois caravanes s’arrêtent sur un terrain vague, les bons citoyens viennent nous mettre en garde, mais il n’y a eu aucun crime ou délit depuis plusieurs semaines, et les derniers n’étaient que des petits vols.
Ange entendit un véhicule approcher et stopper sur la route. Il retourna accueillir le nouvel arrivant, suivi des deux femmes.
Un homme d’âge moyen, portant une barbe fournie, s’avançait vers eux, un sac de cuir à la main.
— Bonjour, je suis le Docteur Marat, légiste sur le secteur.
— Bonjour Docteur, on s’est déjà rencontrés une fois, adjudant Feller, de la brigade de Montfort.
— Oui, effectivement, un accident de chasse, si j’ai bonne mémoire.
— C’est bien ça, pas très loin d’ici.
— Et je suppose que vous devez être de la PJ, dit le médecin en s’adressant aux deux civils.
— Correct, je suis le commandant Ségafredi de la DRPJ de Versailles, et voici l’OPJ Assami, de mon équipe.
— Enchanté, Madame, même si les circonstances ne sont pas idéales pour faire connaissance. Et si nous allions voir de plus près ce qui motive ma visite matinale ?
— Par ici, indiqua l’adjudant, ce n’est pas loin.
Marat s’arrêta à quelques pas du corps et considéra l’ensemble de la scène, puis il s’approcha et s’accroupit pour examiner le cou de la victime. Il souleva les cheveux de la pointe d’un stylo et mit en évidence des hématomes noirâtres.
— Je vous en dirai plus après l’autopsie, mais il est à peu près certain que cette pauvre femme a été étranglée. Avez-vous déjà pris des photos ?
— L’un de mes hommes a pris quelques clichés, mais il faisait encore sombre. L’équipe technique est en route.
— Nous allons les attendre, je ne veux pas toucher le corps avant eux. Un peu de café, ça vous dirait ? Moi, je ne peux pas m’en passer.
— Avec plaisir, mon petit-déjeuner a été un peu écourté, répondit Ange.
— Non merci, pas pour moi, dit Salma. Je vais aller au-devant des techniciens.
— Et vous, adjudant ?
— Oui, je veux bien, ça fait un moment qu’on est ici.
—Venez jusqu’à ma voiture, je ne pars jamais sans provisions.
Le fourgon de l’équipe scientifique arriva quelques minutes plus tard. Après une rapide présentation, les techniciens, revêtus de leurs combinaisons blanches, se mirent en action, photographiant le corps et les alentours sous tous les angles, cherchant méthodiquement des éléments matériels.
Rapidement, l’un des hommes revint vers les policiers.
— J’ai bien peur qu’il n’y ait rien à exploiter. Il n’a pas plu depuis un moment, nous n’avons pas d’empreintes autour du corps. Pas d’objet abandonné, hormis quelques mégots trop anciens. Il y a quelques branches cassées, mais pas de fibres ou tissus accrochés dessus. Désolé, Commandant.
— Merci les gars. Retournons voir le corps.
Marat enfila une paire de gants et en tendit une à Ange.
— Aidez-moi à la retourner, s’il vous plait.
Le corps était raide. Le légiste sortit de sa mallette un thermomètre à infra-rouges.
— 24 degrés, ça fait probablement une douzaine d’heures qu’elle est décédée, c’est cohérent avec la rigidité. On peut penser qu’elle a été tuée dans la soirée d’hier. Il ne semble pas y avoir de blessure par arme ni de contusions, en dehors de la strangulation. Je ne peux pas encore vous dire si le corps a été déplacé post-mortem, du moins avec certitude, mais je pense qui si elle avait été tuée ici, il y aurait des traces de lutte sur le sol. Elle n’a pas de terre sous les ongles, ni de sang. Elle ne s’est visiblement pas défendue. C’est tout ce que je peux vous dire à ce stade.
— Une idée sur son groupe ethnique, demanda Salma ?
— Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais elle pourrait être originaire du Moyen-Orient.
— Vous voulez dire « Arabe », reprit Salma vivement ?
— Non, plutôt Syrienne ou Kurde, Afghane peut-être, mais ce n’est pas facile de se faire une opinion dans ces conditions. J’en saurai peut-être un peu plus après l’avoir examinée.
— Merci Docteur, dit Ange, quand pensez-vous pouvoir nous fournir vos conclusions ?
— Vous aurez un rapport préliminaire demain matin, mais pour avoir toutes les analyses biologiques, il faudra deux ou trois jours de plus.
— Entendu, nous vous appellerons demain.
Ange et Salma saluèrent les gendarmes pendant que deux brancardiers enlevaient le corps.
Dans la voiture, les deux policiers restèrent un moment sans parler puis Ange interpella sa partenaire.
— Pourquoi as-tu pris la mouche à propos de l’origine de la victime ? Marat n’a rien dit de déplacé.
— Je sais, tu as raison, mais il y a tellement de gens qui font des périphrases, pour ne pas prononcer certains mots, j’ai cru qu’il s’exprimait comme ça pour moi.
— Je crois que dans ce cas, c’était bien intentionnel, et si on a affaire à une Syrienne ou une Afghane, ça fait nettement moins de monde que si c’est une Beurette.
— J’aime encore moins ce terme.
— Tu préfères Maghrébine ?
— Fais chier, Chef !
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