Chapitre Trois.
3. Sortie.
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(Point de vue Opaline)
Je regarde mon reflet dans le miroir et remarque à quel point cette nouvelle semaine semble améliorer mon humeur, et ainsi faire disparaître les cernes qui avaient élu domicile sous mes yeux. Je finis de passer ma tenue, une longue robe sombre évasée à la taille — pour cacher mon petit ventre — arrivant au-dessus des genoux, puis me maquille sobrement avant de rejoindre le salon pour caresser Olympe et lui souhaiter une bonne journée. J’enfile mes bottes à talons et mon manteau noir, prends mon parapluie et sors en fermant derrière moi.
Le mois de septembre glisse doucement à sa fin, amenant avec lui l’automne. Le soleil se raréfie, les épais nuages gris recouvrant le ciel couramment azur. Ce temps donne à Freihet, la capitale, un air beaucoup plus sinistre. Les vacanciers commencent à se faire plus occasionnels, laissant les rues plus faciles d’accès. Sur la plage, seuls quelques habitués profitent de la solitude, les artistes-peintres, qui durant l’été peignent le littoral, se tournent désormais vers le centre-ville et son immense cathédrale à l’architecture gothique et ses gigantesques vitraux. Même si je ne suis pas croyante, j’admire ce lieu avec respect. Ses pierres jaunes, sa grandeur, sa robustesse donnent à la ville un air puissant. Nous nous sentons aussi protégés par les gargouilles qui veillent sur elle.
Comme je m’en doutais en partant, je suis la première arrivée. J’en profite donc pour allumer toutes les lampes ainsi que la musique douce qui envahit aussitôt l’accueil. Je déploie les rideaux avec l'espoir de faire entrer plus de lumière naturelle et me dirige vers la salle de pause pour préparer la bouilloire pour le thé. Je retire ma veste que j’accroche sur le porte-manteau et pose mon sac dans un casier. Je vais ensuite vers mes pièces de travail et ouvrir les fenêtres, ce qui laisse pénétrer l’air frais et maritime. Je regarde que tout soit placé comme il faut, allume mon ordinateur quand le carillon résonne et m’annonce l’arrivée de quelqu’un.
— Opaline, c’est toi ? questionne la voix grave de Jace sûrement dans l’entrée.
— Je suis dans la première salle ! répondis-je en vérifiant mes mails.
Jace et moi possédons deux espaces de travail privés et une commune. La première des miennes est peinte en améthyste, avec des papillons et la seconde, lilas avec des oiseaux. Pour Jace, la décoration brune avec un fond de forêt dans ses deux pièces offre l’apaisement. Celle commune reprend la même couleur que l’entrée du cabinet.
— Tu as l’air en forme, affirme-t-il en s’approchant et déposant une bise sur ma joue.
— Oui beaucoup, merci ! Tu vois, je t’avais averti que ce n’était rien, affirmé-je en souriant.
— Si ce n’est rien pourquoi tu refuses toujours d’en parler ? questionne-t-il sérieux.
— Parce que je n’ai rien à en dire, un simple cauchemar, éludé-je en haussant les épaules.
— Mouais, si tu veux… bougonne Jace.
Je me lève et nous allons dans la salle de pause pour nous servir le thé en attendant que Coraline arrive. Je sais que cela peut paraître surprenant, mais elle m’intrigue. Un jour, sa joie de vivre illumine les lieux et le lendemain toutes les misères du monde semblent peser sur ses épaules. Pourtant la première fois que je l’ai rencontrée, j’ai été impressionnée par son assurance. C’est une belle femme qui attire le regard sans aucun doute. Sa longue chevelure miel, ses yeux azur pétillant, sa peau hâlée et sa taille svelte, aucun homme ne peut passer à ses côtés sans la voir. Et même si cela devrait me mettre mal à l’aise — et je le suis —, j’apprécie sa compagnie. Elle incarne douceur et chaleur. Un vrai rayon de soleil. Et pour moi qui affectionne la discrétion, qui n’aime pas attirer l’attention, je la remercie d’être si vivante.
Au moment où j’y pense, elle entre dans la pièce. À son regard plus terne que d’habitude, je devine qu’elle n’est pas au meilleur de sa forme.
— Salut, murmure-t-elle d’une voix endormie.
— Hey ! dis-je enjouée. Tu vas bien ?
— Oui, baisse de régime, mais ça va aller, soupire Coraline.
— Eh bien, avec vos sautes d’humeur à toutes les deux, je ne suis pas sorti de l’auberge ! s’esclaffe Jace.
— Ahaha très drôle ! dis-je sarcastique. Des problèmes personnels ? demandé-je doucement à Coraline.
— Non, non, annonce-t-elle. Mauvaise nuit, mentit-elle.
Je tique à cette remarque. Se peut-il qu’elle se serve de la même excuse que moi avec une signification identique ? Impossible. Elle cherche simplement à nous faire arrêter avec nos questions. Mais c’est un étrange sentiment qui prend place dans mon cœur. J’ignore ce qu’il se passe, mais je m’inquiète beaucoup pour elle. Je lui offre un regard compatissant et elle me répond par un faible sourire. Peut-être que je devrais lui proposer d’aller boire un verre, rien que nous deux. Mais ce n’est pas mon genre, je suis loin d’incarner la sociabilité, juste avec mes patients. Nous finissons notre thé dans le plus grand des calmes et regagnons chacun nos espaces de travail.
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— Bien Madame Smerte, comment va votre cheville aujourd’hui ?
— Elle est douloureuse, grimaça la femme âgée.
— Vous avez pris des médicaments ? questionné-je poliment.
— Non, à vrai dire, j’aimerais beaucoup les éviter, avoue-t-elle.
— Allongez-vous, je vais passer la crème qui chauffera la zone et ensuite, je masserai, surtout si vous avez mal dites-le d’accord ? la sollicité-je.
— Bien sûr.
J’attrape le pot de pommade et l’applique avec douceur. Aussitôt, une odeur épicée se diffuse dans la pièce. Je mobilise lentement la cheville de la dame et faisant attention à ses expressions corporelles. Même si Madame Smerte a promis de me dire lorsqu’elle avait mal, j’ai appris depuis le temps que je suis sa kinésithérapeute, qu’elle ne le signale pas. Je souris doucement devant tant d’obstination de sa part.
— C’est ici que la douleur se loge n’est-ce pas ? remarqué-je après un énième froncement de sourcil.
— Oui c’est… gênant.
— Bien, je vais mettre la bouillotte dessus et je reviens d’accord ?
— Faites, faites, sourit-elle.
Je rince mes mains dans le petit lavabo et lance de la musique relaxante avant d’installer confortablement la dame et de sortir pour rejoindre Coraline.
— Tout va bien ? questionné-je doucement.
— Oui, sursaute-t-elle. Je ne t’ai pas entendu arriver, sourit-elle.
— C’est la moquette, elle amortit le bruit des talons, avoué-je avec un clin d’œil. Jace a déjà terminé ?
— Pas encore, il s'occupe de son dernier patient et toi ?
— Je vais certainement finir en retard, Madame Smerte ressent encore pas mal de douleurs… Tu peux y aller si tu veux, je fermerai, souris-je.
— Je vais voir, je dois corriger et imprimer les plannings.
— D’accord ! Bonne soirée, si on ne se recroise pas !
— Toi aussi.
Je retourne dans la salle songeuse. Coraline semble épuisée. J’espère qu’elle ne couve rien. Je souris doucement à Madame Smerte et m’installe face à son pied. Elle n’a pas de chance, se fracturer la cheville en glissant sur son sol carrelé… Heureusement que ce ne fut pas plus grave.
— Est-ce que ça va ? demandé-je.
— La chaleur m'apaise, avoue-t-elle.
— Bien alors ce soir vous allez prendre un antidouleur, et demain vous essayez de mettre une bouillotte dessus, pendant deux jours d’accord ?
— Comment je fais pour mes plantes ? s’inquiète-t-elle.
C’est vrai. J’ai oublié sa passion pour ses fleurs dont elle est très fière.
— Vous minimisez vos efforts et vous évitez de forcer sur votre cheville, la réprimandé-je doucement. Et prenez des antidouleurs, on se revoit la semaine prochaine, Coraline a déjà planifié votre rendez-vous.
Je finis les exercices de mobilisation et l’accompagne à la sortie.
— Passez une bonne soirée, Madame Smerte, et n’oubliez pas !
— Oui, ne vous inquiétez pas, dit-elle contrite. Merci, Mademoiselle Manen, bonne soirée à vous aussi.
Je ferme à clé derrière elle et regagne mon bureau pour nettoyer l’espace et le préparer pour demain. Peut-être qu’ainsi, je viendrai plus tard, même si je sais déjà que j’arriverai la première. J’aime le cabinet avant qu’il ne déborde de patients. C’est un endroit lumineux et calme, reposant. Je me dirige vers la salle de pause pour prendre mes affaires et éteindre la bouilloire et les lampes, mais je suis surprise de ne pas trouver la pièce vide.
— Coraline ? Mais qu’est-ce que tu fais encore là ? questionné-je étonnée.
— Je… Je voulais savoir si cela te dirait de venir manger avec moi…
— Euh… hésité-je. Bien sûr. Jace est déjà parti ?
— Oui, il a fini depuis vingt minutes.
— D’accord, acquiescé-je. Cela te dérange si je passe juste me changer avant ?
— Pas du tout, on se rejoint à vingt heures ici ?
J’acquiesce et nous sortons par la porte attenante à la salle de pause et verrouillons derrière nous. À travers le ciel parsemé de nuages gris, les rayons du soleil se faufilent et nous essayons de gagner sa chaleur. Je remarque Opaline se détendre doucement.
— Tu as l’air plus heureuse depuis que le soleil a réapparu, ris-je.
— Tu n’imagines pas à quel point, répond-elle énigmatique. Le soleil, c’est le phare de ma vie.
— Comme pour tout le monde, non ?
— Certainement, hausse-t-elle les épaules.
Nous quittons la petite ruelle qui longe l’arrière du cabinet pour arriver sur la grande avenue. Je salue Coraline et me dirige vers mon appartement partagé entre deux sentiments. La joie de sortir ce soir, mais aussi de l’inquiétude pour la jeune femme. Je me demande bien ce que cachent ses quelques paroles mystérieuses, et son air songeur. Mais le doute s’empare à présent de moi. C’est très rare que je sorte, mis à part avec Jace. Je ne sais même pas comment je dois m’habiller. Ni où nous allons manger. J’hésite à appeler Jace pour qu’il me donne le numéro de Coraline et annuler. J’arrive à mon appartement et prends un instant pour me détendre avec Olympe. Ses ronronnements m’apaisent et il en profite pour se caler sur mes jambes et réclamer plus de caresses avec sa petite patte.
Il me reste une demi-heure pour me préparer et pourtant, je bloque devant mon armoire. La douche chaude a bien décontracté mon corps, mais voilà que l’hésitation se glisse à travers moi lentement. Je regarde par la fenêtre de ma chambre et remarque qu’il pleut. C’est dommage, je tenais à porter une robe longue. Tant pis, je la mettrais quand même. Elle est de couleur bordeaux évasée à la taille et aux manches trois-quarts. Je laisse mes cheveux ondulés tomber sur mes épaules, me maquille légèrement et enfile mes bottes à talons. Je vérifie dans le grand miroir de l’entrée. Je suis sortable. Je détourne le regard et salue Olympe en prenant mon sac et quittant l’appartement.
Arrivée devant l’avenue, je remarque la foule est me sens mal à l’aise. J’avais complètement oublié que nous étions vendredi soir, veille de week-end et que tout le monde voudrait profiter. Je grogne et rejoins le cabinet d’un pas rapide. Coraline m’attend et m’accueille avec une petite mine.
— Ça va ? m’inquiété-je.
— Oui, répond-elle faiblement. J’ai pensé que nous pourrions manger chez Gustavo, tu y es déjà allée ?
— Oui ! J’adore ses tagliatelles au saumon, souris-je.
Nous nous dépêchons de rejoindre le restaurant bondé. Sven, le serveur, nous installe sur une table près de fenêtres. Ainsi, nous avons la possibilité d’admirer l’avenue piétonne et aussi la cathédrale.
— Je te remercie pour l’invitation, dis-je doucement.
— Mais de rien… Tu sais, je… hésite-t-elle.
— Tu ? l’invité-je à poursuivre avec un sourire.
— Non, tu vas me trouver idiote, rougit-elle en baissant les yeux.
— Cora ? grondé-je sèchement ce qui l’oblige à relever son regard.
— Je ne sais pas… J’aime beaucoup les petites discussions que nous avons ensemble… C’est la première fois que j’ai l’impression d’être comprise même si tu m’intimides, rit-elle.
— Je t’intimide ? repris-je surprise. Je ne vois pas en quoi… ajouté-je dubitative.
— Tu rigoles ? Tu dégages une de ces assurances ! La première fois que je t’ai rencontrée, j’ai eu la boule au ventre, j’ai voulu me mettre dans un coin, glousse-t-elle.
— Mais tu déconnes ? Tu t’es regardée ? T’es superbe ! Tout le monde te remarque et d’un côté cela m’arrange, ajouté-je.
— Ah bon ? s’étonne-t-elle.
— Je pense que tu as compris que je ne suis pas vraiment à l’aise avec la foule… Rappelle-toi le désastre de mardi à la pizzeria… expliqué-je.
— Pourtant, tu ne devrais pas l’être… se désole-t-elle. Changeons de sujet, tu te plais ici ?
Nous discutons de tout et de rien, j’en apprends plus sur elle et Monika, sa mère avec qui elle vit. Nous rions en dégustant le repas accompagné d’un verre de vin blanc, lorsque je reçois un message de Jace et regarde à l’extérieur où la pluie avait cessé.
— Que se passe-t-il ?
— Devine qui nous espionne, souris-je.
— On l’invite pour le dessert ? rit Cora.
— Hors de question ! répliqué-je. On est tranquille et s’il vient ça va très mal finir, grincé-je.
— Ça, c’est sûr, il est intenable, avoue-t-elle en secouant la tête en le regardant grimacer derrière la vitre.
— Un vrai gosse… Qui dirait que dans deux mois, il va fêter ses trente ans ?
— Faut qu’on lui organise une surprise ! se réjouit Cora.
— Ça, c’est une bonne idée ! souris-je.
— On pourrait décorer le cabinet aussi ! lança-t-elle.
— Il va nous détester si on fait ça, ris-je.
— Pas grave, hausse-t-elle les épaules avec une moue malicieuse.
Je finis ma dernière gorgée de vin et nous divisons la note, après une longue dispute qui se termine dans un éclat de rire. Nous sortons du restaurant, ayant prévu de passer dans un bar, décrit comme tranquille par Cora et j’en profite pour allumer une cigarette. Jace est parti, je devine donc qu’il a soit rejoint des amis, soit il est rentré chez lui. Je tire sur mon mégot en observant la foule se presser dans les différents bars, riant et pour certains beuglant comme des fous. Je regrette soudainement de m’être laissée emporter par Coraline, mais elle attrape mon bras et m’entraîne avec elle. Je reste scotché par son comportement changeant. En début de soirée, je la trouvais épuisée, abattue, mais là, c’est une autre personne qui respire la joie de vivre. Je ne sais pas si c’est à cause du vin que nous avons bu, ou si elle est simplement lunatique. Nous entrons dans le bar « Angre » à la devanture plutôt obscure. Mais l’intérieur flamboyant redonne l’espoir avec son vert chatoyant et sa musique entraînante. Il y a juste un défaut : il est bondé de monde. J’essaie de me faire la plus petite possible, mais c’est peine perdue, lorsque je remarque une grande carrure s’approcher de moi, un air taquin sur son visage.
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