3 décembre
En ce mercredi après-midi, la librairie grouille de partout. C’est l’heure du conte, une animation que gère Marisol. Si au lancement, nous ne comptions que deux enfants, aujourd’hui, c’est devenu un incontournable. J’aperçois plusieurs parents habitués des lieux ainsi que des nounous et mêmes des nouveaux visages. L’activité dure une petite heure, cela permet aux parents de fouiller dans les rayons où d’aller boire un verre au café. L’animation étant complètement gratuite, les accompagnants rechignent moins à l’idée de consommer autre chose, cela fonctionne à merveille. Pendant que Marisol s’installe au milieu des canapés et des poufs, Nox s’approche du comptoir :
- Qu’est-ce qui se passe ?
Je lui explique rapidement le concept et ses yeux se mettent à briller :
- Tu crois que je peux regarder ?
- Je vais demander à Marisol, mais je ne pense pas que cela la dérange. Qu’est-ce qui t’intéresse ?
- Je ne sais pas, j’ai envie de passer du temps avec les enfants.
Son regard malicieux ne trompe personne mais je ne dis rien, nous en discuterons plus tard. Je le laisse gérer la caisse pendant quelques minutes, rejoignant mon amie. Elle m’affuble d’un magnifique sourire :
- Que me vaux ta visite ?
- Nox souhaiterait se joindre à toi. Il aimerait voir comment cela se passe. Je préférais m’assurer que cela ne t’ennuie pas.
- Non, pas du tout, avec plaisir au contraire.
Je la remercie laissant un petit silence gênant nous entourer. Marisol replace maladroitement son pull sous me regard, je ne sais pas si je dois lui parler où bien partir. Une éternité semble passé avant qu’elle ne brise l’atmosphère malaisante :
- Je pense que je ferai participer Nox à la lecture, s’il souhaite observer, autant qu’il se joigne à moi, non ?
- C’est une bonne idée. Je suis certain qu’il va adorer.
- J’ai choisi un conte assez facile et simple pour commencer la saison.
- Ce sera largement dans ses cordes, crois-moi.
- Génial, je lui proposerai de le lire un peu avant. Histoire qu’il sache de quoi cela parle.
J’acquiesce me sentant à nouveau complètement dépassé. Si Elio n’avait pas ouvert sa grande bouche, tout irait pour le mieux. Je ne me poserai pas toutes ses questions. Depuis sa phrase ridicule, je remets en question chaque attitude bizarre de Marisol. Ce n’est pas nous, cela ne l’a jamais été. Sa voix douce s’élève, restant discrète afin de pas alarmer les parents aux près de nous :
- Quelque chose ne va pas, Noah ? J’ai l’impression que tu m’évites…
Je n’ose même pas lui répondre. Si lundi j’ai pu faire abstractions des paroles de Elio, j’ai passé une bonne partie de ma journée de hier à analyser le moindre de ses faits et gestes à mon encontre. Machinalement, elle repasse une de ses mèches bouclées derrière son oreille, attendant que j’ose lui dire ce qui me chiffonne.
Comment pourrai-je lui avouer que j’ai peur ? Cela fait si longtemps…
- Si tu as un problème avec moi, il faut me le dire. Je n’ai pas envie de perdre mon travail. Ni vous, les garçons.
Comme si cela pouvait arriver. Elle a simplement eu un crush sur le mauvais mec. Cela aurait été plus simple si cela avait été, Elio. Même s’il a été détruit par la mort de Salomé, l’aspect affectif était loin d’être le même. Je ne peux pas retomber amoureux. Plus les jours passent, plus j’ai la sensation d’oublier le son de sa voix, de son rire. Son sourire me paraît plus flou tandis que certains de nos moments précieux se teinte de gris. Je l’ai déjà perdue une fois, je refuse de la laisser partir une seconde.
Je ne suis pas prêt à l’oublier. Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas prêt. Je ne suis pas…
- Ecoute, Noah, mon activité va commencer, si tu n’as rien à me dire, je vais devoir te laisser.
Sa voix coupe mon état de panique, incapable de savoir quoi lui répondre. Blessée, elle pose sa main sur mon avant-bras, la mine triste, avant de s’éloigner vers les enfants qui accourent.
- Attend, Marisol.
Je crie plus fort que prévu alors qu’elle se retourne brusquement. Ses yeux noisette m’interrogent du regard, patiemment. Je sens qu’elle est blessée mais elle ne dit rien, comme si elle comprenait que tout cela est difficile pour moi malgré tout. De toute façon, elle a toujours su pour Salomé. Marisol a même eu l’occasion de la rencontrer avant que son état se dégrade, nous voulions avoir son aval avant d’engager quelqu’un pour la remplacer à son poste. Elle était toute timide les premiers jours puis nous avons sympathisés, devenant ami.
- Excuse-moi, je ne suis pas vraiment prêt à en parler tout de suite mais tu n’as rien fait de mal.
- Merci, Noah.
Je lui souris doucement, avant d’appeler Nox qui me rejoins en trottinant après avoir salué le dernier client. Il replace son pull puis ses cheveux charbon tout en m’offrant un joyeux rictus.
- Alors, tu es prêt ? Marisol voulait te faire participer.
- Je ne suis pas très convaincu. Tu penses que c’est une bonne idée ?
- Nox… Tu es censé être en stage. Tu verras ce sera sympa. C’est un conte sur toi en plus.
Ses yeux s’écarquillent sous l’incompréhension me faisant rire.
- C’est une histoire de Noël. Probablement avec des anges.
- Tu es bête. Heureusement que nous n’agissons pas qu’a Noël quand même.
- Ah bon ? M’étonné-je.
- Qu’est-ce que tu croyais ? s’amuse-t-il.
- Je ne sais pas, comme tu es là à cette période.
- Si je suis présent aujourd’hui, c’est que c’est en ce moment que tu as besoin de moi.
- Salomé… C’est elle, n’est-ce pas ?
- Je suis désolé, Noah. Je ne peux rien te dire, souffle l’ange.
Il s’apprête à continuer mais Marisol l’appelle et il s’éloigne, serrant mon épaule avec sa main. De loin, Marisol me jette un petit coup d’œil discret que je perçois alors qu’elle montre le livre qu’elle a choisi à Nox, lui expliquant sans doute le fonctionnement de l’activité.
Je me détourne, partant à mon comptoir pour continuer mes papiers administratifs. Le monde se fait rare lors de ces petits évènements, même les clients prennent le temps d’observer ce qu’il se passe. Les parents, eux, flânent dans les rayons non loin de leurs enfants. Je prends quelques secondes pour regarder Elio qui s’affaire à la tâche, sachant parfaitement que la plupart des habitués viennent boire un chocolat chaud de son côté après. Il me fait un signe et je me plonge la tête dans les stocks afin de prévenir les achats de Noël de dernières minutes. Chaque année, une mère de famille vient avec ses deux filles pour leur cadeau. Elles repartent toujours les bras chargés et le sourire aux lèvres. Dans ses moments, je me rappelle pourquoi je fais ce métier. La joie sur le visage des gens lorsqu’ils repartent avec leur nouveau trésor, vaux tout l’or du monde. L’après-midi se poursuit tranquillement au rythme de la voix chantante de Marisol ainsi que celle peu assuré de Nox. Les rires des enfants emplissent la pièce d’une aura différente. J’aime beaucoup cette activité. Les petits apportent de la vie à la boutique, c’est toujours agréable. Malgré tout, lorsque tout le monde part, l’ambiance se calme pour redevenir celle apaisante.
Les derniers clients flânent dans la boutique tandis que l’air se rempli d’une douce odeur de pain d’épice, me faisant fermer les yeux afin d’en capturer chaque senteur. J’ai beau ne pas en aimer le goût, j’aime cette sensation d’hiver lorsque Elio se, met à préparer ses petits gâteaux pour nous faire plaisir. Même si là, il contente uniquement de satisfaire Marisol qui raffole de ses pâtisseries ainsi que Nox, qui profite comme un bien heureux de sa mission et de ses avantages. D’ailleurs, il est justement en train de manger goulûment un morceau, assis au comptoir pendant que j’encaisse les derniers clients présents dans le magasin. Je les observe de loin discuter entre eux, Marisol jetant des coups d’œil frénétique dans ma direction. Je ne connais pas le sujet précis de leur conversation mais visiblement cela me concerne de près ou de loin. Ou bien, Marisol me fixe pour une autre raison…
- Alors jeune homme, combien je te dois aujourd’hui ?
La voix grave de Monsieur François me sort de mes pensées. Je secoue la tête, reportant mes yeux sur le vieil homme face à moi. Il m’offre son sourire édenté, transpirant la bienveillance. Je l’ai rencontré par hasard à l’hôpital où séjournais Salomé. Sa femme ayant un cancer, elle été hospitalisée quelques temps dans la même chambre que mon ancien amour. C’est un couple tellement gentil. A l’époque, ils ont été dévastés d’apprendre que Salomé ne s’en était pas sortie. Ange avait beaucoup sympathisé avec elle. C’est malheureux mais c’est ainsi. Depuis la sortie définitive de son épouse, Monsieur François passe toutes les semaines achetés un roman pour Ange. Elle adore lire et lorsqu’ils ont appris pour la boutique, ce sont devenus des habitués.
- Cela fera dix euro trente, s’il vous plaît.
- Nous en avons déjà parlé, tutoie-moi, s’amuse le vieil homme.
- Excuse-moi, Albert. Tu sais que j’ai du mal lorsque je suis au travail.
Mon ami se moque gentiment, tendant la monnaie :
- Tout de même, Noah. Nous nous connaissons depuis longtemps maintenant.
- Je le sais bien, plaisanté-je en retour, C’est un beau livre que tu as là. Ange va être ravie.
- C’est ton apprenti qui m’a conseillé, il était vraiment convainquant.
Etonné, j’emballe le roman sans rien trouvé à répondre. Je ne pensais pas que Nox aurait un avis sur ce que je peux vendre dans la boutique. Je lui tends sa petite poche, sans oublier de mettre un petit mot gentil pour sa femme que j’apprécie beaucoup. Il jette un coup d’œil aux alentours avant de me demander gentiment :
- As-tu rencontré quelqu’un mon garçon ?
Mon expression doit changer car sa main passe par-dessus le comptoir pour serrer la mienne doucement :
- Je suis désolé de te demander ça. D’ailleurs cela ne nous regarde pas vraiment… Ma femme s’inquiète pour toi. Nous ne sommes pas ta famille mais tu sais combien nous t’apprécions.
- Vous comptez beaucoup pour moi aussi, Albert.
- C’est pour cela que je me permets de te demander ça... Elle connaît bien le deuil, tu le sais, elle te trouve triste en ce moment. Nous savons ce qui aurait dû se passer à cette période et nous voulons simplement que tu es quelqu’un pour t’épauler.
Surpris, je hoche la tête alors que mon ami resserre sa prise sur ma paume. Chaque année depuis le décès de Salomé, ayant appris la date prévue de notre mariage, Albert et sa femme viennent encore plus régulièrement pour s’assurer que je vais bien.
- Non, je n’ai personne dans ma vie.
- J’ai bien vu le regard que te porte cette jolie demoiselle, pourquoi n’essaierai-tu pas ?
- Marisol est ma collègue de travail, Albert. Si cela se passe mal qu’est-ce que je fais ?
- Très bien mon garçon, tu fais tes propres choix.
Il s’éloigne, me salue alors que je lui fais promettre de faire un câlin à sa femme pour moi. Ma réflexion le fait sourire et il passe la porte, je me tourne pour attraper mon calpin avant d’entendre à nouveau la petite clochette :
- Noah ?
- Vous... Tu as oublié quelque chose Albert, ?
- Pas exactement. Mais réfléchis à ceci, au lieu de te préoccuper de ce qui pourrait être négatif, interroge-toi sur ce qui pourrait se passer de bien.
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