Interrogations
Malgré leur victoire décisive, les Libérateurs se remirent malaisément de cette nuit. Des dizaines de leurs amis s’étaient sacrifiés pour cette mission, et leur succès n’aidait personne à mieux endurer ce moment. Contraints de les enterrer à l’abri des regards, ils se rassurèrent tout en rendant honneur à leur mémoire. Mais des tourments trottaient encore dans leur esprit à cause du sentiment d’une vengeance encore inassouvie. Olyra Drok, meurtrière sanguinaire, vivait encore, prisonnière dans leur repère. Même hors d’état de nuire, les réminiscences d’un massacre sans nom hantaient les rebelles. Seul leur obédience vis-à-vis de leur meneuse les prohibait moralement d’achever la générale. Aux tréfonds obscurs de Tesserac, on lui réservait un autre destin.
Ses hurlements de rage ne transperçaient guère les murs, tout épais qu’ils étaient. Poings et chevilles liés sur une chaise, des gouttes tombaient régulièrement sur ses mèches. Elle avait beau se secouer dans tous les sens, agitation ponctuée de frustration, ses liens demeuraient resserrés. Depuis deux jours, Olyra était enfermée dans une pièce exigüe, privée de nourriture, et avait perdu contact avec la civilisation. Des bribes de surpuissance résistaient à travers ses yeux tandis que sa défaite la harcelait. Et quand elle pensait s’être débarrassée de ces jeunes haïssables, préférant être abandonnée à son sort, ceux-ci lui rendirent visite.
Face à la clarté aveuglante de la torche, Olyra chercha à se recroqueviller, en vain. Derrière la rebelle masquée suivaient une demi-douzaine de ses principaux collaborateurs, Fleid et Lusha sur ses talons. Sans même croiser leur regard, la générale comprit leur rancœur à son égard. Une lame froide collée à sa gorge s’opposa à la chaleur des flammes jaunâtres. Un guerrier roux était prêt à l’égorger et s’y consacrerait avec joie si sa supérieure ne l’en empêchait pas.
— Pourquoi on la laisse en vie ? râla-t-il. Est-ce que ses réponses valent toutes les vies perdues ? Riack, Enod, Curdina, Toemia, Jekel, Dokoni, et toutes ses autres victimes méritent vengeance ! Nous souhaitons rendre cette cité plus juste, non ? Alors pourquoi cette scélérate respire encore ?
— Lâche ton arme, ordonna la femme encapuchonnée. J’ai vaincu Olyra et je décide si elle doit mourir ou non. Si je voulais son décès dans l’immédiat, je l’aurais occis lors de notre duel.
À contrecœur, le rebelle obéit et recula afin de laisser la chef s’occuper de la captive, laquelle grogna contre la vantardise de sa geôlière.
— Je ne trahirai jamais Kurilas ! brailla-t-elle. Tue-moi maintenant, ou laisse-moi là, mais je ne répondrai pas à tes questions !
En guise d’ultime attaque, Olyra cracha sa salive, mais cela n’eut aucun effet. Il s’agissait juste d’un acte désespéré d’une vétérane avilie. En l’observant, les musiciens ressentirent presque de la pitié pour elle, tant son visage était ravagée et ses vêtements en lambeaux. Son regard haineux surpassait sa dégradation physique, une raison valable pour eux de l’exécrer. La rebelle masquée, pour sa part, effleurait ses lames de son pouce, pleinement fixée sur Olyra.
— Tu n’es pas en position de négocier, menaça-t-elle, la voix plus froide que jamais. Comprends-tu, Olyra ? Vous avez perdu. Que tu répondes ou non à mes questions, votre principale source d’approvisionnement a brûlé, nous avons tué de nombreux partisans, beaucoup de citoyens nous soutiennent, et toi, plus puissante alliée de Kurilas, tu as subi ta première et dernière défaite. Raconte-moi comment pénétrer le château, et tes souffrances seront abrégées.
Insensible à toute provocation, la militaire défia son ennemie du regard. Entre fulmination et intimidation, elle n’assumait pas son humilité, fût-elle entourée d’autant d’adversaires.
— C’est si rabaissant…, ronchonna-t-elle. Cette jeunesse révoltée ne mérite pas de vaincre. J’aurais tellement voulu tous vous massacrer, mais j’ai surestimé mes alliés, des jeunes aussi. Dans un camp comme dans l’autre, vous êtes pitoyables, niais, idéalistes et faibles. Vous êtes facilement manipulables aussi, sauf que ça ne compense pas tous vos défauts. L’idée que des gens comme vous puissent s’emparer de Tesserac me répugne. Plutôt mourir que de vivre ça.
L’impatience de tout un chacun s’accumulait à mesure qu’Olyra poursuivait ses invectives. Le poing refermé à hauteur de ses hanches, la rebelle masquée s’approcha de sa prisonnière.
— Sortez tous, somma-t-elle. Je vais m’entretenir seule avec la générale.
Jamais la rebelle masquée ne s’était montrée aussi incisive. Pour ne pas l’offenser, ses acolytes s’exécutèrent aussitôt. Lusha voulut protester, mais son ami l’entraîna hors du face à face, telle une reprise d’un duel déjà probant. La flûtiste ne put entendre le chant de la lame, ni la mélodie de la torture. Au lieu de cela, ses oreilles furent abreuvées de sons confus tandis que l’opacité du couloir entravait sa vision.
En plein tâtonnement, Lusha se libéra du toucher de Fleid et goûta à des sensations inconnues tout en humant le remugle. D’abord irrésolue, elle se heurta à l’incompréhension de l’ancien barde : ce moment paraissait opportun pour se confier.
— Nous avons parcouru beaucoup de chemin ensemble, s’épancha Lusha. Si quelqu’un m’avait annoncé il y a deux mois que nous serions acteurs d’une rébellion, je ne l’aurais pas cru. Peut-être existe-t-il un espoir pour Tesserac…
— L’espoir est là ! s’enthousiasma Fleid. Notre meneuse l’a affirmée elle-même : notre victoire nous est presque acquise. Où veux-tu en venir, Lusha ?
— Ne crie pas victoire trop vite. Nous avons perdu beaucoup d’alliés lors de notre dernière mission, des nouveaux amis que je ne voulais pas voir mourir… Même si Olyra nous révèle un moyen d’entrée, je doute que l’homme capable de conquérir une cité se laisse vaincre aussi facilement. Il résistera, tuera, et si par miracle nous triomphons de lui, il restera tant à faire. Quel avenir offrirons-nous aux prochaines générations ?
— Nous y réfléchirons au moment venu. Mais je n’ai aucune crainte. Notre meneuse s’assurera de notre futur radieux.
— Je n’en suis pas si sûre… Regarde comment elle vient d’agir. Elle ne nous avait jamais parlé aussi sèchement avant !
— Tu doutes d’elle ? Allons, Lusha, un peu d’optimisme ! Que doit-elle faire de plus pour prouver la justesse de son combat ? Elle a sauvé des centaines de jeunes dans le besoin, elle nous a ralliés sous une même cause, et elle a encore prouvé qu’en plus d’être une oratrice virtuose, elle maîtrisait l’art du combat comme nul autre. Sans elle, Olyra nous aurait peut-être tous exterminés.
— Je ne doute pas de ses idéaux, mais de ses méthodes ! Fleid, ces cris ne trompent pas… Elle est en train de torturer notre prisonnière !
— Et alors ? Une douleur minime, comparée à ce qu’elle a infligé à nos amis ! Olyra l’a amplement méritée !
— Là n’est pas la question… Pouvons-nous vraiment nous prétendre meilleurs qu’eux si nous nous rabaissons à leur niveau ?
Interloqué, Fleid ne trouva aucune réponse et plissa ses lèvres. Un silence lugubre s’abattit alors entre les deux musiciens, leur conversation coupée par des bruits de pas. Quand ils prêtèrent l’oreille, une silhouette encapuchonnée se découpait dans l’obscurité. La rebelle masquée revenait vers eux, et alors que sa tenue restait drapée de noir, la teinte écarlate de sa lame diaprait avec cet aspect. Les yeux écarquillés, Lusha osa lui demander :
— Qu’avez-vous fait ?
— Mon devoir, répondit la meneuse. À présent, nous disposons de toutes les informations nécessaires pour libérer définitivement Tesserac.
Au travers du jeu d’ombre et de lumière, Lusha refusa la simple obéissance. Sa main droite se crispa sur l’épaule de sa supérieure, surprise par son attitude.
— Après tout ce temps à servir vos idéaux, s’époumona-t-elle, nous avons mérité de savoir ! Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Comment est-ce que vous nous avez trouvés cette nuit-là, comme par hasard au moment où nous étions en danger ? Pourquoi faites-vous tout ça ?
La déception la gagna quand elle obtint un souffle incongru comme seule réponse. Quelques instants plus tard, la rebelle masquée expira tout en s’avançant devant les musiciens. Un murmure accompagna sa marche.
— Je ne suis personne, mais je suis aussi chacun des citoyens. Je suis l’âme de Tesserac, naguère enfermée par Kurilas Tihan, je me bats désormais pour sa liberté. Je suis la conscience de la cité, troublée par des individus délétères, survivante malgré tout. Au fond, peut-être ne suis-je qu’un individu comme les autres, trop jeune pour avoir connu Tesserac avant la dictature. Mais cela a peu d’importance, parce que je suis l’immortel symbole de notre renaissance.
Écouter des généralités amphigouriques ne berçait plus la flûtiste, mais elle se mura dans le silence, seule solution pertinente à son goût. À ces certitudes se confrontaient son scepticisme : attachant une grande importance aux mots, elle était devenue moins sensible à leur puissance, contrairement à son ami. Quoi qu’il en fût, l’opinion individuelle perdait de leur influence face à l’accord collectif. Car l’odeur qui flottait, si familière, répandait la volonté de l’emporter.
Pour la dernière fois, les Libérateurs se réunirent pour préparer leur plan. Pour la dernière fois, les Libérateurs écoutèrent leur meneuse envoûtante, prêts à s’enivrer de son élocution sublime. Pour la dernière fois, ils soutinrent leur cause éternelle, déterminés à bâtir leur avenir.
— Chers amis, dit la rebelle masquée. Nous vivons des temps difficiles. Aux injustices habituelles de Tesserac s’ajoute la perte de nos alliés. Mais je vous promets qu’ils ne se sont pas sacrifiés en vain ! Moult rumeurs courent sur l’affaiblissement des partisans : leur propagande ne fonctionne plus, leurs réserves s’amenuisent, leur moral faiblit. Il s’agit du moment idéal pour porter le coup fatal. Je viens d’interroger Olyra Drok, tout en lui infligeant les souffrances nécessaires, et elle a fini par me révéler comment nous introduire en tapinois dans le château du dirigeant, et ainsi les surprendre. Il existe un tunnel secret, non loin des murailles de la ville, qui mènent au sous-sol du château. Creusé bien avant tout ceci, il n’est pas protégé par les méthodes conventionnelles, mais par une barrière magique que seule une incantation peut briser. Or, deux personnes avaient connaissance de cette incantation : Kurilas Tihan et Olyra Drok. À présent, je suis la troisième, et je vous y guiderai. Demain, nous détrônerons Kurilas Tihan et mettrons fin à son règne de terreur ! Demain, il n’y aura plus de couvre-feu, ni de prosélytisme, ni de torture, ni de tuerie. Demain, le destin de Tesserac se jouera !
L’espoir, le courage, l’opiniâtreté, la témérité et la bravoure, ces valeurs se rejoignirent pour former un tout, l’arme et l’égide des Libérateurs. Durant leur courte nuit, ils assimilèrent le discours et s’en inspirèrent pour mieux combattre le système. Ainsi, leur blason figuratif effaça une bonne partie de leur angoisse et de leurs appréhensions, mais aucun sentiment ne disparaissait à jamais. Rien ne mourait, tout évoluait.
Le lendemain, dès l’aube, le plus grand mouvement citoyen de toute l’histoire de Tesserac se déploya sous les yeux sidérés de tous. Une vague de rebelles déferla jusqu’aux murailles nord et impressionna les innocents encore trop terrorisés pour rejoindre leur cause. Ils trucidèrent tous les soldats sur leur passage, ceux-ci n’ayant pas le temps d’avertir qui que ce fût. Les Libérateurs furent des centaines à s’introduire dans le tunnel, leur arme scintillant déjà dans la lumière du jour. Aucune volonté ne se montra assez forte pour endiguer cet irrépressible flot d’indociles. À la saison de la floraison, la jeunesse reverdissait et fleurissait au-delà des limites envisagées par leurs détracteurs. Jamais Tesserac n’avait connu pareil bouleversement venue d’une génération supposée soumise.
Dès que l’incantation fut prononcée, l’agitation s’étendit dans le château jusqu’alors épargnée par la rébellion. Un patrimoine historique, regorgeant d’opulence et de gloire, assistait derechef à l’inexorable déversement de sang, vague aussi rapide que le déluge humain. Pris au dépourvu, les partisans chargés de protéger l’édifice résistaient péniblement contre la submersion. Plongé dans leurs peurs, noyés dans la violence, ils dégustaient la revanche d’années de répression, et comprenait que la soumission ne les préservait pas de la fatalité. Grâce à leur avantage, les Libérateurs continuèrent d’affluer en masse. Des armes se gorgeaient de sang tandis que les sortilèges détérioraient la structure de grès. À mesures qu’ils progressaient d’une pièce à l’autre, gagnant en hauteur, le désespoir de leurs ennemis devint plus visible, et leur nombre n’y changeait rien. Ils s’approchaient de leur objectif, si proche et si éloigné en même temps…
Et ils rencontrèrent le légendaire despote.
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