Ma grand-mère

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Je l’adorais, elle aussi était un sacré personnage.

Elle avait commencé à travailler très jeune, dès ses treize ans, dans les filatures textiles comme ouvrière. Et elle avait milité, à sa façon, pour la condition de la femme toute sa vie.

Elle était plutôt jolie quand elle était jeune, mince, bien sapée et bien arrangée. J’ai vu, un jour, une photo d’elle prise sur la plage alors qu’elle avait à peu près vingt ans.

Elle avait perdu un œil quand elle était enfant. Son œil était bizarre : il ressemblait à un œuf quand on a mélangé le blanc et le jaune pour faire une omelette. C’est toujours l’impression que ça me donnait, la couleur bleue de son iris avait été mélangée avec le blanc de sa cornée, si bien que l’œil n’avait plus d’iris bien délimité et était d’un bleu laiteux. Son globe oculaire avait une forme étrange aussi, au lieu d’être sphérique, il avait aussi une forme d’œuf, un peu pointu. Elle avait perdu son œil enfant en jouant, ou plutôt, en se bagarrant à coup de cailloux. Elle a reçu un caillou dans l’orbite. Sa mère l’a envoyée accompagnée de sa grande sœur chez le médecin. Elles ont dû marcher plusieurs kilomètres à pied pour se rendre au cabinet médical. Et là, elles ont attendu dehors presque toute la journée avant d’être vues par le médecin. Et oui, comme elles étaient pauvres et qu’elles ne pouvaient pas payer la consultation, elles étaient prises en dernier après les patients riches qui pouvaient payer. Elle racontait avoir senti pendant l’attente son œil se vider. Elle avait probablement perdu toute l’humeur aqueuse et le cristallin. Si c’était aujourd’hui, elle aurait été prise en charge par les urgences d’un hôpital et aurait été dirigée immédiatement au bloc opératoire. Elle n’aurait sûrement pas perdu son œil.

Elle avait aussi un doigt abîmé, enfin un ongle d’un majeur. Son ongle n’était pas plat et large, mais était tout rassemblé au milieu, tout en hauteur et pointu. Si bien qu’il ressemblait à une petite corne, genre corne de rhinocéros. Elle avait eu le doigt écrasé dans une presse quand elle était enfant.

Elle avait les cheveux courts au carré crantés, coiffés à l’arrière et maintenus avec des petites barrettes invisibles. Elle les lissait en mettant de la Gomina, une pâte grasse pour les cheveux vendue en tube.

Elle s’était mariée jeune avec le père de ma mère, un patron de pêche. Puis avait divorcé quelques années après. Comme elle travaillait, elle avait confié ma mère à ses parents qui habitaient une briqueterie sur les hauteurs de la ville. Ma mère disait qu’à cette époque, ma grand-mère s’occupait plus de sa personne que de sa fille en nourrice. Elle préférait s’acheter de beaux vêtements avant de payer la pension alimentaire pour sa fille. Elle s’était remariée avec Alphonse ensuite et a eu un autre enfant, mon oncle Claude.

Elle m’a raconté aussi qu’elle avait été enceinte trois fois, une autre grossesse pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a porté l’enfant pendant onze mois. Même si le médecin lui disait qu’elle se trompait, elle en était certaine. La fécondation datait, pour elle, d’une permission de mon grand-père qui était à l’époque à la guerre. Durant son onzième mois de grossesse, elle a eu une très forte fièvre et a été transportée en urgence à l’hôpital. Le chirurgien, appelé en catastrophe, l’a opéré sans même changer sa tenue. Elle racontait qu’il était en tenue d’équitation et portait une culotte de cheval. Elle a subi une césarienne, l’enfant était mort-né et en état de décomposition très avancée. Elle avait apparemment raison sur la date de sa grossesse. Elle a failli mourir, l’infection était encore très importante même après l’intervention chirurgicale. Elle disait qu’on lui versait directement dans la plaie laissée ouverte des bouteilles d’alcool médical. Elle m’a montré un jour sa cicatrice, très impressionnante, une longue balafre du pubis jusqu’au milieu des seins formant un bourrelet sur chaque berge. Depuis cette intervention, outre qu’elle ne pouvait plus avoir d’enfant, elle avait en permanence des bouffées de chaleur. Et à cette époque, on ne prenait pas de traitement hormonal pour compenser les effets secondaires de ce type de chirurgie.

Bien plus tard, lorsque ma grand-mère était très âgée et moi adulte, elle m’a confié avoir eu deux regrets dans sa vie. Le premier, n’avoir jamais eu la chance de porter des jeans, elle aurait adoré en avoir dans sa jeunesse. Et le second, ne pas avoir connu les tampons hygiéniques, elle imaginait le confort et la liberté que cela pouvait apporter aux femmes.

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