La première heure
Quand on réalise que tout n’est que du vent et de la poussière, que reste-t-il à faire, si ce n’est vagabonder au hasard de l’existence ?
Pour se poser ce genre de questions, je pense qu’il faut avoir longtemps creusé l’idée. Pour celle-ci en particulier, il faut déjà en connaître la réponse.
Devant moi, plusieurs centaines d’hectares de bois et de champs brûlent. Mais je sais qu’au fond, ce n’était déjà que de la cendre.
J’vais pas dire que ça ne me pique pas un peu le cœur, parce que ça m’a pris un moment pour arriver là où j’en suis. Sauf que quelque part, ça veut dire que je vais reprendre la route. Et ça, c’est vraiment, vraiment une bonne chose.
Je viens d’un bled de la vallée de Caldita. C’est l’endroit le plus chaud qu’on puisse trouver en été et le plus froid en hiver. Les anciens disaient que c’était l’effet des pierres blanches de la vallée. Selon eux, elles reflétaient les rayons du soleil et nous plongeaient dans cette espèce de cuve d’air qui bouillonnait dès que le ciel était un peu dégagé. C’est pour ça qu’on se serait parfois crus en plein désert dans le grand Nord. C’est aussi pour ça qu’on ne pouvait pas y faire pousser grand-chose.
A part ça, la vie était géniale, là-bas. Parfois, on s’y emmerdait, c’est vrai, et la montagne, c’était pas pour les petites natures. Mais qu’est-ce qu’on y était libres.
Quand j’étais petit, j’y habitais avec mon père, ma mère, ma grand-mère et ma grande-sœur. On peut dire que j’avais du bol. Surtout, j’étais fils de chevalier, rien que ça ! Pas un grand chevalier, faut pas exagérer, mais un chevalier quand même, qui avait sa place au conseil et tout.
Caldis, le clan dans lequel je vivais, c’était pas le plus cossu de la région, hein. Sur soixante-dix-sept clans fédérés, on devait bien être soixante-et-onzièmes en termes de tout ce que tu veux.
Alors côté chevalerie, on n’était pas non plus la fine fleur de l’aristocratie. Les plus grands chevaliers pacifiaient des régions entières et partaient en guerre tous les dimanches. Nous, quand on nous appelait, c’était plutôt pour faire les messagers ou les porte-drapeaux. Allez, si je dois être honnête, on va dire que mon père était plutôt une sorte de gros fonctionnaire en armure.
Chez nous, il y avait un truc qui s’appelait le cœur de Caldis. C’était notre héritage. Tous les clans avaient un gros truc pour montrer qu’ils étaient les plus forts et les plus respectables. A Sonas, ils avaient un labyrinthe, à Anceps, une espèce de grand dôme de verre… Et bien nous, c’était ce truc-là. Certains l’appelaient le Joyau de Caldita ou, plus saugrenu, le Demi-Né. Mais il y avait pas à dire, ça ressemblait vachement plus à un cœur. C’était visqueux, ça bougeait vaguement et, dans la nuit, ça brillait un peu. Pourtant, ça pouvait pas être un organe, parce que c’était dans ma famille depuis des lustres. Dans la famille de ma mère, en fait. Parce que mon père, c’était un Nurvuaidh, pas un Caldis.
Et donc, ce truc-là, on le protégeait. Et étrangement, il attirait la curiosité de certains alors que d’autres passaient complètement à côté. L’air de rien, ça avait son importance.
A cette époque, j’écrivais beaucoup dans ma chambre. Il faut bien comprendre qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. Papa ne voulait pas que je reçoive un enseignement de tuteur. Il ne pouvait pas piffrer les universitaires. Il ne voulait pas non plus que j’aille travailler à la ferme avec les serviteurs, alors que ma sœur, elle, y avait droit.
J’avais appris à lire, quand même, alors je passais mes journées à prendre des notes, même si mon vieux venait parfois me chercher pour aller patrouiller en ville.
Et qu’est-ce que c’était bon, putain. Sans ça, je sais pas ce que je serais devenu.
C’était rien du tout, juste des petites visites du voisinage pour s’assurer que tout fonctionnait bien. On recevait quelques doléances parfois, et je les notais pour mon père comme un bon scribe.
Mon père m’avait même expliqué qu’en cas d’attaque de la ville, il lui fallait sonner un cor pour rapatrier tous les soldats. Il n’a jamais eu à le faire.
Un matin, pendant une patrouille, on a surpris deux types du chantier de la Grand-Voie entrain de picoler alors qu’il était même pas encore dix heures. Alexandre (parce que c’est comme ça que s’appelait mon père) a essayé de leur faire la morale, comme quoi le chantier était important, quand même, pour pas rester des merdeux aux yeux des grands de ce monde. L’un des types a mal compris (ou peut-être très bien), a choppé mon père par le ceinturon et lui a envoyé un coup de tête si fort qu’il lui a cassé les incisives centrales (c’est comme ça que s’appellent les deux dents de devant). L’une est tombée par terre et l’autre est venue se loger un peu plus haut dans sa gencive.
C’est là que j’ai vu mon père se battre pour la première fois. J’ai deviné à ses yeux qu’il n’avait pas vu pas le coup venir et que quinze ans de tranquillité dans une petite ville avait quelque peu esquinté ses instincts combatifs. Il a dégainé son épée et tranché la tête du gars en grommelant. La tête a roulé et l’autre gars est parti vomir un peu plus loin. A ce moment-là, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je fasse trop le malin.
La veuve du type a demandé réparation pour la perte de son mari et le chef des constructeurs pour la perte de son employé. Mon père, en grand seigneur qu’il était les a dédommagé, mais on sentait qu’il l’avait encore mauvaise pour ses dents. Surtout que cette histoire, ça lui avait fait une bonne réputation chez certains, une sale chez d’autres.
On n’aurait pas dit comme ça, mais les réseaux, les magouilles, les arrangements, ce n’était pas qu’un truc de citadin. Je dirais même qu’un campagnard connaissait bien plus de monde et que, s’il voulait te la mettre à l’envers, il pouvait aller beaucoup plus loin qu’un pourri de la ville.
Alors, ma mère a eu une idée pour calmer le jeu. Le Cœur de Caldis, normalement, on le sortait tous les dix ans pour l’exposer sur la place du village pendant qu’on tuait le cochon. Mais là, on allait faire une petite entorse : Préparer une bien plus grande fête où seraient conviés les hauts dignitaires de tous les clans de Deighe. On y exposerait le Cœur dans un calice forgé pour l’occasion, ce serait une manière de prouver la clémence de mon père en rappelant sa légitimité sur le clan. Ma mère était bien maline, quand j’y pense.
Même moi, je voulais être prêt pour les festivités. Je travaillais tous les jours dans l’atelier que les serviteurs de mon père avaient fabriqué. Mon idée, c’était de reproduire cette poudre dont les saltimbanques se servaient pour faire éclater un feu dans le ciel. Bien sûr, c’était sans compter sur Fayora.
Fayora, ma grande sœur donc, était une vraie peste obsédée par l’idée que je ne reste pas à l’intérieur toute la journée. En même temps, elle ne comprenait pas le travail, cette mégère. Le truc, c’est que moi j’étais petit et qu’elle, elle avait déjà traversé sa puberté. Alors si l’envie lui prenait de me botter le cul, j’avais qu’à fermer les yeux et attendre la fin de ma sentence. Je rêvais de grandir, de lui faire une clé de bras comme elle me les administrait régulièrement et de lui crier dans l’oreille « Et ben alors, Fay ? Va faire ma vaisselle, maintenant ! »
J’étais un vrai tordu quand on y pense.
Fayora, c’était la préférée d’Alexandre Nurvuaidh, et je comprenais pas toujours pourquoi. C’était moi, l’héritier, non ? M’enfin bref, j’aurais bien aimé qu’elle reste la préférée, et qu’on grandisse tous les deux. Je l’aimais bien, moi, Fay.
Le troisième matin d’avant le festival, elle m’a sorti dehors en me soulevant sur son épaule et m’a jeté dans l’herbe. Je me suis énervé et je lui ai gueulé : « Je travaille ! Connasse ! » et je lui suis rentré dedans. Elle est tombée et on a lutté dans l’herbe jusqu’à ce que lui foute un coup de tête et qu’on se sépare. Pour la première fois, on était à égalité. J’étais content, mais j’avais pas pour autant envie de continuer le combat.
On a rigolé et on a regardé la vallée (mon père habitait en haut d’une des collines). Fay m’a dit qu’elle aurait bien aimé savoir ce qu’il y avait derrière les montagnes. Je lui ai dit que j’en savais rien, mais que je saurais, sans doute, un jour.
Le jour de la fête, c’est la panique. On ne sait pas trop qui sont les hommes qui nous attaquent. Des mercenaires ? Des bandits qui travaillent à leur compte ? D’autant plus que ce ne sont pas les quelques soldats de mon père qui vont les arrêter, puisqu’ils se sont débrouillés pour se faire tuer pendant la nuit.
Je n’ai pas eu le temps de me poser de questions, un gros type s’en était pris à Fayora et lui avait cassé le bras. Elle voulait rentrer chez Papa et Maman qui n’étaient pas encore arrivés pour le grand discours, mais moi, je devais aller chercher Mamie.
Je ne l’ai pas trouvée, alors j’ai supposé qu’elle était elle aussi à la maison. J’ai couru pour arriver avant quelque bandit que ce soit mais quand je suis arrivé, j’ai trouvé Papa par terre. On lui avait tranché la gorge sec et net. Et pourtant, j’arrivais à deviner à ses yeux figés et ses dents crispées ce qu’il avait essayé de faire. Il s’était rendu compte que quelqu’un était entré et il avait dégainé. Il avait peut-être même échangé quelques coups, mais son manque d’entraînement et son ventre qui commençait à peser lourd sur sa condition physique avait sans doute eu raison de lui.
Pourtant, son épée était encore si fermement attachée à ses doigts que je peinais à l’en défaire.
Dans le noir, je distinguais le gars qui avait fait ça. C’était un grand mec aux cheveux et au nez longs qui portait une barbichette. Les rides de son visage étaient marquées alors il devait bien avoir quarante ans. Au moment où il a dégainé sa rapière, j’ai compris qu’il n’était pas de l’avis des magistrats qui voulaient que l’enfant soit une chose sacrée. Il s’est approché tranquillement de moi et a voulu me trancher la glotte mais je l’ai paré avec l’épée de mon père. J’avais envie de gerber : j’y étais, même si je n’étais pas prêt.
Je suis parvenu à échanger quelques coups avec lui, mais je me suis trop vite fait désarçonner. Le type m’a crevé l’œil en me le lacérant d’un seul coup.
La douleur était atroce et j’arrivais même plus à espérer être dans un mauvais rêve. Le barbu s’est rapproché et m’a poussé d’un coup de pied dans le ventre. En ouvrant les yeux pour me relever de ma chute, je me suis retrouvé nez à nez avec le corps de ma mère. Son visage était paisible, elle avait sans doute été tuée par surprise par l’imposteur. Je compris que la mort de mon père était sans doute moins due au manque d’exercice qu’au fait qu’il ait combattu en se laissant submerger par ses émotions.
J’ignore pourquoi, mais en me comprenant aussi seul, je me suis dit que quitte à mourir, j’allais le faire avec un beau geste. Il m’a sauté dessus en pensant peut-être que je pouvais plus rien voir ou que je voulais plus survivre, mais j’en ai profité pour lui planter ma lame dans le cœur. Putain, je l’avais eu.
J’étais à côté du cadavre de mon père, j’avais perdu la vue et sans doute plus encore mais j’arrivais quand même à ressentir de la fierté.
J’ai essuyé le sang sur mon œil et il s’est passé, pour la première fois, quelque chose qui sortait de l’ordinaire devant moi. Le type que je venais d’embrocher, sans que je sache pourquoi, était devenu Fayora.
Et oui, il y a des choses en ce bas monde qui te font préférer la mort.
A ce stade, je n’entendais plus personne, en bas, dans la vallée. Je ne voyais plus que des chevaux qui repartaient au galop, mais je me disais qu’il restait peut-être un médecin quelque part.
Bordel. Il fallait que je me dépêche. Je saignais, je pissais le sang et c'était affreux comme j'avais mal, mais il fallait que j'embarque Fayora. J’ai pris conscience à ce moment-là d'à quel point j’étais faible.
J'ai enroulé un bandeau de tissu sur mon oeil et je l’ai tirée comme si c'était moi qui risquais de mourir. Mes yeux pleuraient des larmes et du sang, mes jambes supportaient à peine son poids, mais j'arrivais à passer la porte.
Et puis je l’ai encore tirée, j’ai descendu la colline petit à petit. J’étais plus moi-même, je faisais appel à autre chose. Sinon, j'aurais pas pu laisser les os de mes jambes et de mon dos craquer à ce point. J’étais obligé de m'arrêter par moments, quand je pouvais plus rien faire. Mes mains glissaient à cause de son sang et mes ongles s’arrachaient à force de riper sur ses vêtements. Le tissu avait tellement été malmené que je griffais parfois sa peau qui devenait de plus en plus froide. Et j’y suis parvenu, je suis arrivé à la ville. J’ai vu tous les cadavres.
Tout était désert, et j’étais tout seul.
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