Leanbarakin

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Il faut bien comprendre qu’à Deighe, c’est le bazar. Soixante-dix-sept clans fédérés par le roi des couilles molles, ça ne peut pas aller bien loin.

Mais au moins, ici, les gamins c’est sacré. Quand les gardes des postes extérieurs du village m'ont trouvé avec le corps de ma sœur, ils ont fait ce qu'ils pouvaient pour nous venir en aide. C'était trop tard pour elle, mais pas pour moi.

Ma grand-mère était miraculeusement toujours en vie et j’aurais franchement tout donné pour rester avec elle. Mais puisque j'étais le fils d'Alexander Nurvuaidh, la Confrérie a décidé que je devais être placé dans la maison d'un autre chevalier. La première année, le chevalier Tatham d’Adharc et sa femme ont pris soin de moi. Il n’a pas été simple de réapprendre à tout faire avec un seul oeil, mais ils m'ont donné tout l'amour qu'ils auraient donné à un fils. Et puis, il faut dire que j'étais calme, comme garçon, alors ça s'est bien passé.

Et puis voilà, ça aussi, ça s’est cassé la gueule. Parce que le monde finit toujours par partir en vrille, même quand on est au chaud dans son lit douillet. Surtout quand on est au chaud dans son lit douillet.

En plein mois de juillet, Tatham a été décapité pendant un raid de voleurs. Parce que la loi, à Deighe, elle vaut tout jusqu'au jour où quelqu'un décide qu'elle ne vaut rien. Et comme la fédération a trop peur de briser le fragile équilibre qu'elle a réussi à créer, elle préfère parler d'actes de groupes mercenaires isolés.

Tout le monde savait que les clans commanditaient ce genre d'attaques contre leurs voisins. Le banditisme était devenu le seul moyen pour eux de se faire la guerre, d'ailleurs. C'est pour ça que chez nous, ce commerce était aussi florissant.

Alors il m'a fallu partir mais cette fois-ci, pas dans une famille de chevaliers. A la Confrérie, ils avaient dû finir par se dire que je portais la poisse. A Deighe, quand un enfant perdait ses parents, il était en général adopté par une famille proche ou par le clan de son père. Mais si personne ne voulait le prendre en charge ou qu'il était abandonné, il pouvait se retrouver dans un Empyrdomain, une ferme gérée par la fédération et qui, à cette époque, avait besoin de plus en plus de main d'œuvre. La vie était pas spécialement facile là-dedans mais au moins, l'hiver était plutôt tranquille.

Moi, puisque j'étais techniquement fils de militaire, je suis tombé dans un "Leanbarakin", ce qu'on appelle familièrement une "petite caserne". A mon arrivée, on m'a rasé le crâne et j'ai vite compris que l'ambiance allait être un peu différente de chez Tatham. Aux aurores, un type sonnait l'alarme et c'était le signe qu'on devait s'équiper. Puisqu'on était des gamins, on ne portait pas encore d'armure lourde mais les anciens nous affublaient quand même d'épais manteaux de cuir qu'on devait cirer tous les jours. Une fois dehors, on courait, sautait et nageait le ventre vide jusqu'à l'heure du repas. L'après-midi, on entretenait la caserne, on balayait et on devait s'occuper des plus jeunes et des bébés.

La plupart des gars de là-bas se connaissaient depuis l'enfance, certains avaient même dû changer les couches des autres, mais moi j'étais déjà un peu plus vieux. Alors au début, j'étais un peu à la traine : je résistais pas au manque de sommeil et au fait de manger si peu. Heureusement, la camaraderie se formait facilement là-bas.

A la fin de ma première semaine, je suis entré dans la salle à manger comme si j'allais clamser et je me suis mis à manger comme un porc, les larmes aux yeux. Un copain, Aram Dotveig m’a donné la moitié de son pain.

- Tu devrais pas faire ça, lui avait dit un autre gars.

- Pourquoi ? lui avait répondu Aram.

- Parce que le pain blanc comme ça, ça va lui filer un coup de fouet tout de suite et dans deux heures il sera encore plus à plat qu'avant. Si tu veux lui rendre service, donne-lui plutôt ton fruit.

- Ah, non, pas mon fruit, qu'il lui avait répondu en reprenant sa moitié de pain de mes mains. Désolé, mon vieux, avait-il continué, mais il paraît que c'est pas bon pour toi.

Je regardais le gars à qui Aram venait de parler, il était pas super grand mais un peu plus costaud que la moyenne, et surtout, il avait l'œil vif et savait de quoi il parlait.

- Le meilleur pour toi, qu'il disait en me regardant, ce seraient les algues qu'on récolte près de mon village. Tu fais sécher ça, t'en fais une poudre pour faire des galettes ou assaisonner tes plats et t'en mange tous les jours. Ça coûte que dalle, ça te revigore pour la journée et en plus, ça te fait bander comme un taureau.

J’ai appris un peu plus tard qu'Otto, ce gars-là, venait des côtes Est et que c'était un des rares types d'ici qui savait lire. Il piquait des bouquins aux officiers entre l'heure du coucher et l'heure du réveil. Un type un peu spécial, faut dire.

Depuis ce jour-là, il a pas arrêté de me raconter ce genre de choses, sans doute parce que j'étais le seul qui l'écoutait vraiment. Il m'expliquait comment on fabriquait des flèches, comment trouver des champignons, quel officier dirigeait quel régiment, ce qu'il fallait faire pour rejoindre la Confrérie des Chevaliers. C'est bête, mais l'écouter déballer toutes ces infos pendant la course du matin, ça m'aidait à penser à autre chose et à ne pas rester sur la douleur. C'est comme ça, je crois, que j'ai rattrapé physiquement les autres gars et que j'en ai même dépassé certains.

Le père d'Otto Jötdvergr était un chevalier déserteur et quand sa mère l'avait appris, elle s'était tout de suite donné la mort. A l'époque, personne ne lui avait dit et il ne devait pas comprendre pourquoi les instructeurs étaient plus sévères avec lui qu'avec un autre. Remarque, ça aurait peut-être été pire s'il l'avait su.

L'idée qui revenait le plus souvent chez Otto, c'était celle de se faire la malle. Il m'expliquait sans arrêt que si on restait à la caserne, on ne pourrait monter en grade que jusqu'à un certain stade, et que, de toutes façons, les régiments issus des Leanbarakin n'étaient que de la chair à canon tout juste bonne à être envoyées en première ligne.

Lui, il voulait prendre la route et devenir un vagabond. Quel taré, quand j'y pense. Vouloir quitter un échelon plus que respectable pour tomber chez les plus grands rebuts de la société. Je sais honnêtement pas pourquoi j'ai accepté de le suivre quand il a mis son plan à exécution. Par curiosité, sans doute. Peut-être aussi à cause de cette chose qui parlait toujours derrière moi. Que je voyais toujours dans le coin de mon œil. J'avais l'impression qu'elle me disait de le faire.

Un soir, comme je le disais, on a quitté le Leanbarakin pour essayer de rejoindre la côte dont il parlait si souvent. On n'était pas des voleurs, alors on a gardé nos uniformes, nos vestes et on a économisé nos portions de nourriture pour en avoir un peu le jour du départ. On n’a mis personne au courant pour éviter de mettre nos camarades dans la merde et on a filé tranquillement, sans être vus.

J'ai ressenti quelque chose de bizarre, ce soir-là. Je savais de quoi avait l'air le monde extérieur, mais j'avais comme l'impression d'en faire enfin partie. Toutes sortes de souvenirs me sont revenus à ce moment-là.

Il pleuvait à plein temps, alors nous avons trouvé une petite grotte depuis laquelle nous pouvions voir le ciel étoilé sans être inondés. Nous avons séché nos bottes, nos vestes et, pour la première fois, nous nous sommes vraiment sentis libres.

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