Les vagabonds

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La première nuit n’a pas été difficile. Les supérieurs nous avaient appris à dormir en pleine forêt, même quand il faisait froid. La semaine qui suivit, tout se déroula sans accroc. On marchait assez vite, assez longtemps et assez loin des chemins pour ne pas que le régiment nous retrouve, on chassait et on cueillait grâce à Otto. Il avait même trouvé un système ingénieux pour laver le linge dans la rivière rien qu’en tournant une manivelle. J'admirais de plus en plus à quel point il était débrouillard. Il ne détenait pas qu'un savoir théorique, il était prêt à tout pour savoir faire ce genre de choses en réalité.

Et puis, un jour, on est arrivés au bord de la mer, pas très loin de son village natal. C'est ici qu'il voulait construire une cabane et commencer à vivre sa vie de vagabond.

- Bienvenue à la genèse du 78ème clan de Deighe, cher ami ! me balança-t-il en posant une pierre qui devait être la première des fondations.

Le chantier commença et il arriva que des voyageurs et des promeneurs nous demandent ce que deux jeunes garçons comme nous faisaient ici. A chaque fois, nous répondions que notre père était malade et que nous continuions son chantier pour lui. Le matin, nous récupérions les fameuses algues pour les faire sécher et je dois dire que malgré leur goût amer, elles avaient bel et bien les propriétés décrites par Otto. Il nous arrivait de manger du gibier en toute illégalité, puisque nous étions forcément sur les terres de quelqu'un d'autre, mais nous ne nous doutions pas que qui que ce soit aurait pu nous réprimander pour un pauvre cabanon construit près de la plage.

Une après-midi, Otto partit chercher des champignons et pendant ce temps, moi, je lavais le linge dans la mer à l'aide de son dispositif. Je n'enlevais pratiquement jamais mon bandeau, mais je l'avais fait cette fois-ci. J'avais ouvert mon oeil aveugle et bien sûr, il ne voyait rien. Mais je profitais de l'absence de mon ami pour apprécier d'avoir les deux yeux bien ouverts.

C'est là que quelque chose vint à moi. Une voix, une ombre, je ne saurais même pas comment le décrire, mais c'est quelque chose que je percevais avec mon oeil aveugle, et c'était Fayora.

J'ai eu l'impression de devenir fou à ce moment-là. J'ai cru que je ressentais ces douleurs fantômes que subissent les soldats estropiés à la guerre. Que tout comme ils croyaient sentir leurs jambes, je voyais ce que j'avais déjà vu avec cet oeil, et qui lui avait fait mal.

Je m'empressais de fermer l’œil, et il n'y avait plus rien. Je remis précipitamment mon bandeau avant de continuer ma tâche, essoufflé et stressé parce que je ne savais pas encore ce que j'avais pu percevoir. Je terminais le linge en vitesse avant de retourner à la cabane.

Otto se trouvait à l'intérieur avec deux hommes du village voisin. Ceux-ci portaient l'écusson du clan Jotdvergr et n'avaient pas l'air bien commodes.

- Tu comprends, n'est-ce pas ? Je pense que tout le monde le sait.

En arrivant, je leur ai demandé ce qu'il se passait. L'un des deux m'a regardé avec des yeux de merlan frit.

- Parce que vous êtes plusieurs ? Combien ?

- Nous deux, c'est tout, lui répondis-je.

- Alors je répète : Ici, c'est le territoire du seigneur Jotdvergr, et si vous voulez construire quoi que ce soit, il vous faut Son accord et votre allégeance.

- On dérange personne ici, je vous l'ai dit, on est que deux.

- Et moi je te dis que vous êtes chez quelqu'un. T'es bouché ou quoi ? Si dans une semaine vous avez pas tout rasé ou commencé à payer l'impôt, on revient avec cent hommes et on détruit tout. C'est clair ?

Il y a vraiment des types qu'on ne peut pas faire sortir du cadre pour réfléchir, même deux secondes.

- Ouais, c'est clair, que je lui ai répondu, alors que je voyais Otto commencer à s'approcher du meuble pour y prendre une lame qu'on avait gardé de l'armée. Je me suis placé juste devant pour lui éviter de faire un truc qu’il regretterait.

- Ca a intérêt, a répondu l'autre avant qu'ils ne partent tous les deux.

Otto était furieux, ça se voyait. Il voulait fumer ces deux gars comme s'il n'avait pas compris le danger.

- Espèce de malade ! Qu'est-ce que tu comptais faire, si ils nous envoyaient une patrouille, hein ? que je lui avais dit.

- Je me serais défendu, c'est tout.

- Je t'ai pas suivi pour rien, Otto. T'es moins con que les autres, c'est vrai. Mais parfois, j'ai du mal à te suivre, on dirait que tu quittes la réalité.

- Et toi, si tu la quittes pas d'un instant, comment tu veux faire de grandes choses ?

- N'importe quoi. J'en ai marre de ton baratin.

Je me suis assis sur l’une des chaises qu'on avait fabriqué. J’ai mis ma tête entre mes mains et j’ai commencé à repenser à tout ce qu'on avait vécu. Bordel, pourquoi est-ce que j'avais suivi le plus gros malade de la caserne alors que je commençais à devenir un bon soldat ?

Si je m'étais démerdé, j'aurais pu finir sergent-chef, peut-être même major, et je me la serais coulé douce à enseigner dans un Leanbarak.

- Le Jotdvergr, là. C'est mon oncle, me dit-il.

- Oui, je me doutais que c'était un truc comme ça, oui.

- Il m'a déjà vu, alors si on va lui prêter allégeance, il va sans doute me reconnaître.

- Et alors ? Il peut pas te piffrer ?

- Si, enfin, j'en sais rien. Mais il y a un risque.

- Un risque de quoi ?

- Celui qu'il prenne pitié de moi et qu'il m'adopte, tu vois. Ou qu'il me donne des terres.

- Et ben alors ? C'est génial, ça, non ?

- Non, putain, Esvet. S’il me prend sous son aile, on est morts. On pourra plus être des vagabonds.

- Et alors ? C'est si important que ça de faire sécher des algues ?

- Plus que tout le reste.

Il m'a dit ça avec les yeux les plus tristes du monde. Il voyait que je comprenais pas encore ce qu'il voulait dire.

- Bon, et ben, je vais y aller tout seul. Je vais passer un coucou à ton oncle sans lui dire que t'es là. Je négocierais avec lui pour qu'on puisse garder la cabane.

- Qu'est-ce que tu vas lui dire ?

- J'en sais rien, j'aviserais.

Et je suis parti seul, pour la première fois de ma vie. Ces derniers temps, j'étais toujours en train de retirer ma mèche de devant mes yeux. Mes cheveux avaient vite repoussé depuis qu'on avait quitté la caserne. Bientôt, il faudrait que je les attache.

C'était pas déplaisant, de voyager. A force de dormir avec des mecs, j'avais complètement oublié le plaisir de se coucher avec dame nature pour seule compagnie. Ça me rendait poète. J'essayais tant que je le pouvais de faire durer le plaisir, alors je dormais près des grands lacs du coin, je m’allumais un feu de camp au beau milieu des steppes grises du grand nord...

Mais ça ne pouvait pas durer, évidemment. Avant même que je n'arrive chez le grand caïd, on m'est tombé dessus. Il faut savoir que je regardais de plus en plus souvent le reflet de mon oeil crevé dans l'eau. Depuis ce qu'il m'était arrivé quelques jours plus tôt, j'avais l'impression qu'il se passait quelque chose de pas normal.

Le grand gaillard venu tout droit des îles du nord pour m'enrôler allait pas me dire le contraire. En fait, il était d'abord venu m'expliquer quelques trucs. Malgré son poids conséquent, il m'avait approché sans un bruit. Mais l'une des choses à laquelle on reconnaissait les gars de l'extrême-nord, c'était leur fâcheuse tendance à se mettre de l'huile et de la graisse dans les cheveux pour qu'ils brillent. Dès que j'ai senti cette odeur de poulet frit, je l'ai repéré. Et puis, quand j’ai compris qu’on me pistait, j’ai simplement attendu sur un rocher jusqu’à ce qu’il sorte de sa cachette.

- Esvet Nurvuaidh ? m’avait-il demandé.

J'avoue que je ne l'avais pas vu venir. On ne m’avait jamais encore appelé avec mon nom complet.

- C'est moi, oui, que je lui avais répondu.

Le Gueram aux cheveux longs se tenait droit comme un I, le torse bombé, les épaules en arrière... Je crois que c'est comme ça qu'il essayait de cacher sa gêne de m'avoir enfin trouvé, mais il était malgré cela très impressionnant.

- Je sais que vous ressentez des choses inédites.

Deuxième claque. Un mélange de réconfort et de méfiance m’avait envahi.

- Je vous demande de m'écouter, Esvet. Il y a quatre ans, vous avez perdu des proches lors d'un raid. Et je crois bien que les malfaiteurs ont emporté avec eux le Coeur de Caldis.

L'efficacité militaire avec laquelle il me balançait tout ça me rappelait un peu la caserne. Et là aussi, c'était à la fois familier et inquiétant.

- C'était ça, qu'ils étaient venus prendre ? Le Coeur de Caldis ?

- Je ne pensais pas que vous l'ignoriez.

- En même temps, c’est logique. Ça devait avoir de la valeur.

- Esvet, vous avez été à son contact pendant de nombreuses années. Je pense qu’il a fait quelque chose, en vous. Il a trouvé un chemin et vous a donné quelque chose.

- On parle toujours du Cœur, là ? Qu’est-ce que vous me racontez ?

- Quoi, ça non plus, vous ne le saviez pas ? Il est dans votre famille depuis tout ce temps, et vous ne savez pas ce qu’il est ?

- Qu’est-ce qu’il est ?

- Il fait partie de « ces choses-là ». Vous voyez très bien de quoi je parle. Celles que les "autres" ne peuvent pas comprendre. Celles qui amènent un homme à devenir plus que ce qu'il est. Le Coeur transcende notre vie, il nous donne des biens qui ne sont pas de ce monde.

L’homme mima un œil tranché en deux avec son doigt.

- Mais il ne le ferait jamais avec n’importe qui. Rappelez-vous de quand vous avez perdu votre œil. Quelqu’un de très proche de vous vous l'a enlevé, avant que vous ne tuiez cette personne. Ce n'est pas rien. C'est même un évènement d'une grande rareté.

- Comment est-ce que vous pouvez savoir ça ?

- Peu importe.

- Non, c'est pas logique. Il n'y avait que moi, à ce moment-là, Fayora et moi.

- Nous y reviendrons.

- Vous êtes qui, au juste ?

- Esvet, il nous faut votre aide.

- C'est qui, "nous" ?

- Esvet...

- Répondez-moi, à la fin !

Il a hurlé pour me faire taire et je dois dire que ça a réussi, son cri a retenti dans toute la forêt.

- Je fais partie des « autres ». Voilà comment je le sais.

Je l’ai laissé parler.

- Briston Kassden, c’est le nom de l’homme qui t’a tout pris. C’est lui qui a volé le Cœur, et il est responsable de bien d’autres choses.

- C’est l’homme à la barbichette ? Demandais-je, comme si je le savais déjà.

- C’est ça.

- D’accord, et qu’est-ce que vous attendez de moi ?

- Si tu veux ta vengeance, on peut te l’offrir.

- Désolé, mais c’est non. Je m'en tape.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne sais même pas qui c’est, ce type. Non, j’ai mieux à faire que de remuer le couteau dans la plaie. Mais c’est sympa de votre part.

"Derrière toi", me susurra un instinct.

Une jeune femme venait de me lancer un énorme filet pour essayer de me capturer. Sans ce réflexe surhumain, je n'aurais pas pu l'esquiver.

- Non, non, tu l'as raté ! hurla le gueram.

Deux autres hommes sortirent de derrière les arbres avant de dégainer leurs couteaux. Le type me regardait droit dans les yeux.

- Ecoutez-nous, Esvet, continuait-il. On ne va pas vous faire de mal, on veut que vous nous suiviez, c'est tout.

Aujourd'hui, j'aurais sûrement agi différemment, mais à l'époque, je sortais à peine du Leanbarakin. Dès que j'ai vu le premier type sortir de son trou, j'ai sorti mon couteau et je l'ai lancé à toute vitesse pour qu’il vienne se loger dans son crâne.

J'ai couru vers la fille et je lui ai brisé la nuque alors qu'elle me suppliait de ne pas le faire. C'est là que le premier gars s'est mis à vraiment s’énerver et à me poursuivre avec son pote.

Alors, j'ai sorti mon arme secrète. J'avais longtemps travaillé dessus et j'allais enfin pouvoir m'en servir. Une vessie de lapin remplie à ras bord de cette poudre qui servait à projeter des feux dans le ciel, avec une petite touche maison. Une ficelle en sortait, et je pouvais y mettre le feu au moindre frottement avec une surface rugueuse. Je l'ai fait glisser sur la roche pour l'allumer et je leur ai balancé. Le petit gars a volé en miettes et l'autre s'est retrouvé projeté de l'autre côté de la forêt. Inutile de dire que je me suis taillé à toute vitesse.

Bordel, j'avais plus qu'à espérer qu'il ne me retrouve pas. Difficile à dire. En même temps, je ne savais même pas comment il avait pu tomber sur moi à l'origine. J'ai couru comme un dératé et j'ai passé la journée entière à essayer d'effacer ma trace. Le soir, je me suis arrêté près de l'un de ces grands lacs semés dans tout le pays.

J'hésitais à enlever mon bandeau. Est-ce que c'était ce qui les avait permis de me retrouver ? Toutes ces choses pas naturelles qui s'étaient produites, et si ils avaient un moyen de les sentir de loin ?

Qu’est-ce que je racontais ? Impossible. Je me disais qu'ils avaient sûrement fait comme avec les enfants : ils avaient joué sur d'étranges sentiments et les avait transformés en superstitions. Non. C'était sans doute vrai. Non. C'était sans doute faux. Il fallait que je tranche en enlevant ce bandeau.

J'ignore comment vous l'expliquer, mais lorsque je me suis retrouvé face à ma sœur, je n'étais pas du tout fixé sur le problème. Le fait est que je ne la voyais pas. Je ne l'entendais pas, et j'ai même essayé de la toucher, sans succès. Et pourtant, elle était là et je savais que c'était elle. Enfin, je ne le savais que lorsque j'ouvrais l'œil dont l'utilité m'avait été volée.

C'est assez étrange, en fait. De se retrouver devant quelque chose et de ne toujours pas savoir si il existe.

- Fa ? je lui ai demandé.

Je sentis qu'elle ouvrait sa bouche pour me répondre, et qu'elle me disait "bonjour". Je concevais ses larmes. J'éprouvais son visage dans mon esprit. Elle y vivait encore, depuis toutes ces années.

Pour y voir un peu plus clair, j'allais d'abord devoir partir du principe que je n'étais pas fou. Je compris alors à l'expression de son âme que ce qui nous arrivait n'avait rien d'habituel, et que nous ne devrions pas nous parler en ce moment même.

Je sentais ses regrets de ne pas avoir pu prendre soin de moi, de ne pas pouvoir passer sa main dans mes cheveux pour voir quelle taille j'avais atteint.

Mais elle sentait tout, elle aussi, elle voyait que je ne lui en voulais pas, et elle fut en paix.

Je compris que, d'une manière ou d'une autre, ce qui se produisait était bel et bien lié au Coeur et à ce qu'il s'était passé entre nous.

Mais il était hors de question que je rebrousse chemin pour aller questionner le gaillard dont je venais de tuer toute l'équipe. D'abord, je devais m'en tenir à ma mission. Après cela, il faudrait que j'en parle à Otto. Lui seul comprendrait.

Tout ceci se déroula en l'espace d'une seconde. Je jetai aussitôt mon bandeau dans l'eau avant de reprendre la route. Fayora était avec moi maintenant, toujours.

Elle pouvait susurrer à mon cœur tout ce qu'elle voyait et que je ne voyais pas. C'était ma deuxième paire d'yeux, en remboursement de celui que j'avais perdu.

Au bout de quelques jours, nous avons fini par atteindre la cité de Jodtvergr. Il n'y avait pas à dire, c'était une ville qui n'avait pas encore les plus hauts standards Deighite, mais qui se portait très bien.

D'aucuns diraient que le "palais" n'était pas à la hauteur du reste de la ville, mais j'appréciais la rusticité des lieux. Il ne s’agissait que d’une grande hutte de bois qui se distinguait à peine du reste de la ville.

Comme quoi, ces Jotdvergr n’avaient pas oublié que les terres que nous foulions étaient parcourues par une violence extrême et que la barbarie dont nos ancêtres avaient fait preuve les dominaient encore : tout pouvait brûler à tout instant, et celui qui s’attachait au superflu plutôt qu’à l’essentiel était foutu.

Mon analyse s'avéra juste lorsque j'appris que l'aïeul d'Otto, Hermann Jotdvergr, ne faisait jamais construire quelque chose qui ne puisse être abandonné en une heure. J'aurais bien aimé connaître ce grand sage.

Je croyais qu'il eut été plus difficile d'accéder à Donan Jotdvergr, chef du clan. Mais il me suffit d'attendre le début des séances de doléances. Personne ne passa devant moi et personne n'attendit après moi. Peut-être cet homme était-il craint.

Fayora me fit remarquer que l'entrée n'était surveillée que par quelques soldats dont on voyait à l'apparence hirsute qu'ils étaient mercenaires et peu compétents. On pouvait dire qu’en tout cas, Donan n’était pas paranoïaque. Peut-être était-il, comme moi, trop inconscient ?

Lorsque je pénétrai dans la salle, mes deux cerveaux - le mien et celui de Fayora - tentèrent de saisir à quel genre d'homme nous avions affaire.

- Je vous rends grâce, Donan Jotdvergr, lui dis-je en ignorant les coutumes de son clan, et vous demande votre attention.

- Parle, jeune homme, me dit-il.

- Je m'appelle Esvet. Mon ami et moi avons construit une modeste bicoque sur l'une de vos plages et nous aurions espéré que vous puissiez nous la céder.

- Qui es-tu ?

- Esvet, seigneur.

- Je ne veux pas de ton nom, tu me l'as déjà donné. Qui es-tu ?

Ah oui, je vois, il cherchait à connaître mon rang.

- Mon nom vient de Caldis, seigneur. Je suis lettré, et j'ai appris les armes.

A ces mots, Donan saisit la coupe dans laquelle il buvait son vin et me le projeta au visage. C'est la peur de Fayora qui me fit l'éviter, et ma détermination qui me fit continuer à regarder l'homme dans les yeux.

- Es-tu vraiment sourd, Esvet, ou simplement idiot ? hurla-t-il.

Pour la première fois de ma vie, je commençais à m’affoler. Je ne comprenais pas ce que l’on attendait de moi. L’homme, qui portait une bague à chaque doigt avait les yeux injectés de sang et avait presque l’air de vouloir me tuer.

- Je suis fils du chevalier Alexandr.

Il se calma.

- Tu n'as pas compris ma question.

- Je suis né châtelain de l'Ordre de Deighe, continuais-je, espérant tomber sur une réponse qui le satisfasse.

- Je ne te demande ni ton nom, ni ton rang, ni de quel sang tu es issu. Je te demande qui tu es.

- Seigneur, je crains de ne pas comprendre votre question, abandonnais-je.

- Alors je vais te l'expliquer, châtelain de Caldis, me dit-il en se levant de son trône. Crois-tu qu'il te soit possible d'acquérir ici le moindre grain de sable en n'étant personne ?

- Non, Seigneur.

Il s'approcha et me fixa sous tous les angles. Il scruta ma veste en cuir et compris qu'il s'agissait d'un uniforme de Leanbarakin. Je sentais qu'il voyait à la fois en moi le chevalier que je n'avais jamais été, le militaire que je devais devenir et le vagabond que j'étais devenu.

- Tu as raison. Alors, pars. Fiche le camp.

C'était déjà fini. Il avait gagné alors même que je n'avais même pas pu lui présenter quelque arrangement que ce soit. Je le vis aller se rasseoir et, avant que je ne quitte la pièce, je fus pris d'une rage contre lui et contre moi-même.

- Je n'ai pas peur de vous, dis-je.

Il se redressa sur son siège, là où il avait visiblement commencé à ruminer. Il ne m'avait pas entendu.

- Je te demande pardon ?

- Je n'ai pas peur de vous, seigneur Donan.

Quelque chose changea dans ses yeux. La déception avait quitté son regard.

- Et pourquoi ça ?

- Parce que ma vie n’a aucune importance.

Il me regarda fixement, alors que je commençais à regretter ce qui était sorti un peu trop vite de ma bouche.

- Tu vois, ce n'était pas compliqué, Esvet. On peut discuter.

Je pus repartir sans problème, mais le seigneur Donan ne m'avait pas pour autant offert la liberté. En même temps, on ne devenait pas sujet d'un clan comme ça. Il fallait prouver sa valeur. Puisque le gouvernement considérait notre cabane comme une exploitation agricole, il fallait que nous servions les Jotdvergr dans le même domaine.

On nous proposa alors de travailler pour le compte de monsieur Larsen, qui possédait plusieurs fermes dans la région. Si nous le servions avec loyauté, nous aurions droit à nos terres.

J'étais assez content de l'idée, mais c'est Otto qui fut un peu plus difficile à convaincre. Il me répétait sans cesse que nous étions en train de sacrifier notre liberté et me trouvait lâche pour avoir accepté. Personnellement, je préférais devoir travailler pour le compte d'un homme qui allait me récompenser. Là, j'avais l'impression de gagner ma liberté plutôt que de la voler.

Otto finit par accepter, peut-être parce qu'il craignait d'être seul. Mais il me promit de partir si Jotdvergr venait à manquer à sa parole. Nous étions d’accord.

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