Les braves de Pryck
A notre arrivée à la ferme, tout le monde nous accueillit chaleureusement. Beaucoup d'ouvriers avaient atteint un certain âge, et voir de jeunes mains à la rescousse devait les soulager. Nous fîmes la connaissance de monsieur Larsen et de sa fille, Pryck. Le premier était quelqu'un de très occupé qui se déplaçait souvent. Otto et moi n’avions pas vraiment eu l'occasion de lui parler pendant la première année. Pryck, elle, ne travaillait pas à la ferme. Son père avait parfaitement compris l'importance de l'éducation et la possibilité qu'offrait la fédération d'élever au rang de nobles de simples fermiers comme il l'était. Les lois étaient flexibles d’un clan à un autre et permettaient toutes sortes de modernités. Alors, pourquoi lui n’en tirerait pas d’avantage ? Aussi, Pryck recevait l'éducation de plusieurs tuteurs et on ne la voyait qu'en fin de la journée, lorsqu'elle félicitait ses "braves", comme elle les appelait.
Elle était par défaut chargée de superviser l’exploitation, mais c’était plutôt Amos, le doyen parmi les paysans, qui nous donnait des ordres. Il était bien plus sévère qu’elle et portait toujours un sale regard sur moi.
De temps à autres, Pryck nous donnait des chocolats et des permissions d’aller à la ville comme si nous étions des enfants. Elle était d'une grande générosité mais pouvait être bien naïve, surtout face à quelqu'un comme Otto.
Il appréciait les travaux de la ferme, qui lui permettaient selon lui de devenir plus complet, mais la servitude l'insupportait.
Alors, il profitait de la moindre occasion pour lui faire croire à une maladie, une course ou une chose importante à faire. Pryck lui accordait systématiquement ce qu’il voulait.
Moi, je ne me plaignais pas spécialement, même quand Amos durcissait le ton avec moi. En même temps, lorsque je fatiguais, Fayora était toujours là pour m'encourager, me bercer, me pousser à continuer. Je repensais souvent à ce que j'avais dit à Jotdvergr. Sur l'effet que me faisait ma vie. Pourquoi continuer, alors ? Je n'en savais rien. Quelque chose d'étrange commençait à germer en moi. Deux choses plutôt, deux choses très contradictoires. J'aimais la vie, et je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elle ne servait à rien.
Était-ce de vivre en collocation avec un autre esprit qui provoquait en moi ce conflit ? Je l'ignorais. Toujours était-il que je continuais, un jour après l'autre, à donner le meilleur de moi-même.
A la fin de la première année, l'une des fermes de monsieur Larsen fut offerte en dot à un riche bourgeois de Sonas qui venait d'épouser son autre fille. Aussi, il fit de notre domaine son lieu de vie. Dans les premiers jours où il s’installa, il me fit convoquer dans son bureau. Seul, sans Otto.
- Tu t'appelles Esvet, c'est bien cela ? m’avait-il dit d'une voix lancinante, sans détacher son regard des feuilles qui trainaient sur son bureau.
L'odeur du fromage mélangée à celle du parfum embaumait la pièce, c’était la marque des propriétaires ambitieux aux origines modestes.
- Oui, monsieur.
- Tout le monde m'a parlé de toi. Tu donnes du courage aux autres, paraît-il, et tu fais le travail de deux hommes.
- Je fais seulement ce que j'ai à faire, monsieur.
- C'est très bien. Et tu es lettré, je crois.
- Oui, monsieur.
- Tu connais ma fille, Pryck ?
- Oui, monsieur.
- Elle est un peu dans les nuages, Esvet. Un peu trop, à mon goût. Je vais être franc avec toi, je veux que tu l'assistes, en mon absence.
- Vous êtes sûr, monsieur ? Je ne suis pas certain que...
L'homme leva enfin les yeux et dévisagea le sauvage civilisé que j’étais : un grand balafré aux cheveux noirs qui portait encore la veste en cuir d’un Leanbarak. J’avais même un peu de barbe au menton. J’étais le portrait craché d’un pillard ou d’un mercenaire prêt à en découdre. Pourtant, il n’avait pas peur.
- J'ai toujours besoin de tes bras, Esvet. Tu continueras à travailler avec les autres. Seulement, je vieillis, je le sens. Je ne peux plus être partout. Mais, ma fille, c’est important. Elle porte en elle le printemps.
Tout ce que je te demande, c’est de la faire sortir de sa niaiserie. Penses-tu pouvoir le faire ?
- Oui, monsieur.
Il ne me manquait plus que d'être roi ou prince et j'aurais expérimenté tous les échelons de la société. J'avais été fils de chef, recrue, vagabond, paysan et j'étais devenu contremaître.
Je me rendis compte lors de nos échanges que Pryck n'était en fin de compte pas si idiote, il lui manquait seulement un peu de conscience de la réalité. Elle était d'une grande générosité et pouvait même s'avérer de bon conseil. Elle était intelligente.
En un rien de temps, elle comprit où se trouvait l'équilibre entre gentillesse et fermeté. Je ne savais pas si j’avais été bon professeur ou elle bonne élève, mais vu le résultat que cela avait produit, je me suis mis à trouver dommage qu’elle doive se marier. Je trouvais qu’elle aurait fait un excellent maître du domaine.
Trois années plus tard, monsieur Larsen remarqua le travail accompli et me convoqua pour me féliciter. Il me dit qu'il était déjà au crépuscule de sa vie et qu'il devait se préparer à passer le flambeau. Il n'avait pas eu de fils, seulement des filles, et il ne connaissait personne d'assez digne de confiance pour lui léguer des terres. Personne à part moi.
Peut-être que la vieillesse l'obligeait à se précipiter, peut-être qu'il avait un pressentiment, mais il me proposa d'épouser Pryck.
- Est-elle au courant ? lui demandai-je.
- Oui, Esvet. Cela fait bien quelques semaines.
Quelques semaines ? Elle ne m'en avait même pas parlé. Je ne savais vraiment pas quoi en penser. Je sentais que Fayora était émue en moi. Elle voulait que je dise oui, mais ça ne faisait que m’énerver.
- Monsieur Larsen, je crois que vous savez ce qu'Otto et moi attendons de vous. Nous sommes venus travailler ici pour obtenir un domaine sur les terres de Jotdvergr. Vous le savez, n'est-ce pas ?
- Qu'est-ce qui t'empêcherais de disposer des miennes en plus des tiennes ? Tu aurais un plus grand domaine que ce que j'aurais pu espérer de mon vivant.
- C'est que je n'y aspirais pas vraiment, monsieur Larsen.
- Alors à quoi aspirais-tu, hein ? s’affola-t-il. Je t'offre deux cents hommes, bon sang, ma fille, et tout ce que j'ai construit. Est-ce mon rang qui te dérange ?
- Pas du tout.
- Alors, réfléchis-y. Mais décide-toi vite. Avant que je ne change d'avis.
Sur la route du dortoir, je croisai Pryck. Elle me sourit, et quand elle vit l'expression de mon visage, elle comprit que je savais et pensa que j'avais répondu "non".
- T'aurais pu me le dire, Pryck, lui dit-je.
Elle se décomposa et alla s’enfermer dans sa chambre.
"Ce n'est pas tellement une manière de parler", me dit Fayora.
- Fous-moi la paix, avais-je ragé.
Pryck avait dû entendre ce que je disais à Fayora, la pauvre.
La porte du dortoir était grande ouverte et il me tardait de dormir un peu pour y voir plus clair. J'y trouvai Otto en train de préparer ses bagages.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demandai-je.
Il eut l'air un peu étonné.
- Ben, c'est pas ce que t'as dit le grand chef ? On va bientôt pouvoir se tirer, alors je range mes affaires !
- Attends, quoi ?
- On a payé notre dette, Esvet. C'est un émissaire qui est venu me le dire aujourd'hui. On est restés quatre ans dans ce bled, tu te rends compte ? Quatre ans ! Et maintenant, on se casse. Putain, qu'est-ce que j'ai hâte.
- Arrête de jurer, comme ça.
- Mmh, ouais. S'tu veux.
J'ai peiné à trouver le sommeil. Tant d'années passées à ne penser à rien et voilà que j'avais une seule nuit pour faire un choix. C'était Otto ou Pryck. Merde, quoi.
Je n'ai rien dit de toute la journée du lendemain. J'ai vu qu'Otto continuait à se préparer et il a vu que moi, je ne me préparais pas. Il a compris.
Je sentais qu'il enrageait de devoir partir tout seul, mais je savais aussi que ça lui passerait. De toutes façons, je passerais forcément le voir un jour ou l'autre.
J'obtins de plus grandes responsabilités au sein de l'exploitation. Je reçus même la visite de Jotdvergr en personne, qui me félicita pour avoir choisi de rester. Je ne préférais pas parler du mariage à monsieur Larsen, bien qu'il me relançât tout le temps. Je lui disais que cela se ferait un jour ou l'autre, mais pas maintenant.
Pryck ne m'en parlait évidemment pas, comme si aucun de nous n’était au courant. Depuis que l'idée du mariage était dans nos têtes, j'avais l'impression d'être en apnée à chaque fois que nous étions seuls. Pourtant, je sentais qu'elle voulait passer du temps avec moi. Elle me demandait de lui apprendre à manier l'épée et le couteau, à faire du feu ou à éplucher les pommes de terre...
J'y prenais du plaisir, il n'y avait pas de souci, mais je n'arrivais pas à ressentir quoi que ce soit d'autre pour elle. A chaque fois que j'y réfléchissais et que j'arrivais à cette conclusion, Fayora hurlait en moi et me disait que Pryck m'aimait, qu'elle n'avait simplement pas le courage de m'avouer que bla bla bla... Je ne l'écoutais plus. Et je n'avais pas le temps pour ceux qui n'avaient pas de courage.
Pourquoi étais-je resté, si c’était pour subir ça ? Pourquoi n’avais-je pas tout simplement pris le large avec Otto ? Sans doute parce que je ne voulais pas servir à rien. Ici, je savais ce que je faisais et pourquoi, et ça m’empêchait de me poser trop de questions.
Un jour, puisqu'il fallait bien que ça arrive, monsieur Larsen tomba malade. Pryck vint me chercher dans l'après-midi pour que j'aille le voir. Bien sûr, son état s'était lentement dégradé depuis que je le connaissais, mais aujourd'hui, il semblait bien plus fatigué qu'à l'accoutumée. Comme si dix ou quinze ans l'avaient soudainement rattrapé.
- Esvet.
- Monsieur Larsen.
- Tu vas épouser Pryck. Tu vas épouser ma fille.
- Monsieur, je-
- Je dois pouvoir compter sur toi Esvet, je n'ai pas besoin...
Il cracha des glaires noirâtres dans un bol que venait d'apporter une servante.
- Je n'ai pas besoin que tu tournes autour du pot, aujourd'hui.
- Oui, je comprends, monsieur.
- Est-ce que tu comptes faire de ma fille une Nurvuaidh ? Je partirais bientôt, je le sens.
- Je ne me suis jamais présenté à vous sous ce nom.
- Et pourtant, je sais qui tu es. Tu es le fils du chevalier Alexander.
Merde. Il était donc au courant. C'est là que nous commencions à comprendre, Fayora et moi. Ce n'était ni par charité, ni grâce à mon travail qu'il comptait faire de moi le nouveau propriétaire. Il voulait rejoindre ma lignée par crochet. Celle vers laquelle je n’avais pas pu me résoudre à retourner.
Je ne saurais dire pourquoi, mais cela me dégoûta. Je voulus lui dire que je n’avais aucun héritage, que ma lignée s'était éteinte avec mon père, mais je ne le fis pas, par orgueil.
- J'épouserais votre fille, monsieur. J'épouserais Pryck.
Les larmes de l'homme qui se trouvait devant moi me rappelaient toute la souffrance qu'il avait dû falloir pour arriver à cet instant. J'avais presque honte de lui voler tout ce qu'il avait construit. Surtout vu ce qui allait se passer ensuite.
- Merci. Merci, Esvet, dit-il avant qu'une quinte de toux ne le reprenne.
Je sortis un instant. Bordel, je n'avais jamais eu l'impression d'avoir raison et tort à la fois. J'allais faire ce que l'on attendait de moi de toutes mes forces et, en même temps, je n'en avais pas envie. Mon cœur était froid mais mon âme, ardente.
"Calme tes pensées", me dit Fayora.
Je la fis taire. J'en avais assez, de l'entendre.
Pryck sortit les larmes aux yeux de la chambre de son père. Je l'entendis se rapprocher de moi, petit à petit. Elle voyait ô combien j’étais perturbé et me caressa le dos de la main.
« Qu'est-ce que tu fais Pryck, bon sang ? Je vais mourir, un jour, moi aussi. Pourquoi est-ce que j'ai l'air d'être le seul à le comprendre ? Tu me débectes. » me dis-je.
Elle se rapprocha pour m'enlacer, mais je ne voulais pas de son amour.
- Il y a du travail, dis-je en me détachant d'elle.
Ce qui devait arriver arriva, et monsieur Larsen mourut. Alors même que je n'étais pas encore marié avec Pryck, il me désigna comme son héritier.
On m'encouragea à porter des fringues de bourgeois, mais je ne supportais pas tout à fait ça. Je gardai un foulard au cas où il fasse froid et je demandai à mes hommes de teindre en rouge ma veste brune. Et oui, j'ai moi-même un certain sens du style.
J'avais promis à monsieur Larsen d'épouser sa fille, alors j’ai pris sur moi et je me suis dit que c'était surtout une question administrative. Pryck était une gentille fille, elle me laisserait sans doute assez libre pour que je puisse m'occuper de mes affaires.
Le jour de mon mariage, elle portait une grande robe à fleurs verte et blanche qui avait dû coûter une fortune. Ses cheveux blonds et frisés lui tombaient sur les épaules et j'avoue, à ce moment-là, que je la trouvais très belle. Moi, j'étais presque habillé comme d’habitude. Ma servante, Aunn, avait cependant insisté pour me coiffer et me tailler la barbichette.
On m'amena de belles bottes bien cirées, un plus grand foulard et une ou deux bagues que je devais porter pendant la cérémonie. Apparemment, c'était ce qui se faisait chez les Jotdvergr. Une sorte de notaire commença un discours dans une langue bien désuète et enchaîna en langue commune :
- Portez, mariés, l'espérance d'une vie unie. Que votre vieillesse soit pareille à votre jeunesse. Une perpétuelle rencontre. Ceignons les amours par l'acier.
L'homme vint nous attacher les hanches ensemble avec une sorte de grande ceinture de fer qui nous fit nous coller l'un a l'autre. Pryck m'enlaça, je fis de même. C'était le protocole.
- Resserrons les promesses par les cordes.
Quatre servants et trois notables de la région prirent des cordes et commencèrent à nous enrouler dedans. Un tour, deux tours, trois tours. Nous étions plaqués l'un contre l'autre et je sentais Pryck devenir brûlante, comme si elle avait de la fièvre.
- Scellons l'alliance par les anneaux.
Alors que nous pouvions à peine bouger, je sentis sa main contre la mienne. Discrètement, alors même que l'on ne pouvait presque pas nous voir dans l'entrelacs de fer et de corde, nous nous fîmes passer l'un à l'autre l'anneau que nous tenions dans nos mains.
On nous enleva les cordes, puis la ceinture de fer, mais nous étions toujours l'un contre l'autre.
- Toute vie rencontre une autre vie...
Pryck approcha son visage du mien, et m'embrassa.
- ...pour renaître, et revivre.
Le soir même, j'expérimentai pour la première fois le sommeil à deux dans le même lit. Ce n’est pas spécialement agréable, et même carrément craignos quand on n'a pas l'habitude. Je ne comptais plus le nombre de matins où je voulais tuer le coq quand il chantait parce que j'avais reçu des coups de pieds toute la nuit.
Je sentais que Pryck s'attendait à quelque chose venant de moi pour ce qui était du devoir conjugal, mais ses tentatives furent infructueuses. Ce n'était pas qu'elle ne me plaisait pas, mais j'avais la constante impression d'avoir mieux à faire. Dormir, par exemple, pour me remettre d'une précédente nuit de coups de pieds.
Il faut dire que j'appréciais de plus en plus mon train de vie. J’avais plus de travail, c'est sûr, mais je gérais plusieurs centaines d'ares de terrain et recevais parfois la visite d’émissaires de Jotdvergr pour me féliciter. Finalement, je me demandais si Otto n’avait pas tort. D'accord, je payais l'impôt et je déléguais, mais j’étais heureux.
Et pourtant, je savais que quelque chose clochait, au fond de moi. Quelque chose me gênait et je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus.
Je demandais parfois à Fayora ce qu’elle en pensait, mais elle ne me répondait plus. J'avais dû la vexer, je pense.
Un type venait souvent pour essayer d'acheter mes terres. C'était un riche propriétaire du clan Dalman qui récupérait chaque jour un peu plus du le territoire des Jotdvergr. Avec la fédération, ce genre de choses était légal. Ses offres avaient beau être alléchantes, je préférais savoir que mon monde restait entre mes mains.
Une nuit d'hiver, je fus réveillé par une odeur de brûlé. Je sortis de la maison et je vis que tout le domaine était en flammes. La terre était retournée et dévastée.
C’était ici et maintenant que je m’en rendais compte. Tout était utile jusqu’à ne plus l’être. Tout était vivant jusqu’à ne plus l’être. Tous les liens finissaient par être brisés. Tous les édifices s’effondraient un jour ou l’autre.
Quand on réalise que tout n’est que du vent et de la poussière, que nous reste-t-il à faire ?
Pour se poser ce genre de questions, je pense qu’il faut avoir longtemps creusé. Pour celle-ci en particulier, il faut déjà en connaître la réponse.
Devant moi, plusieurs centaines d’hectares de bois et de champs brûlent. Mais je sais qu’au fond, tout n’était déjà que de la cendre.
J’vais pas dire que ça ne me pique pas un peu le cœur, parce que ça m’a pris un moment pour arriver là où j’en suis. Sauf que quelque part, ça veut dire que je vais reprendre la route. Et ça, c’est vraiment, vraiment une bonne chose.
Je revois ce type. Le costaud des îles aux cheveux longs. J’hésite à aller m’y frotter, et puis je vois l’état des hommes au dehors :
La plupart des hommes sont morts, nus avec des outils plantés dans tout le corps. Les autres pleurent ou s'arment.
Je prends ma rapière et je descends pour en découdre. Je dis à Pryck de se cacher, mais elle refuse.
- Ce sont mes braves, Esvet, me dit-elle. Nos braves. Si tu ne me laisse pas venir avec toi, je te tue.
Jamais elle n’a fait preuve d’un tel sang-froid. Je la laisse venir, et alors que je confronte le type, elle se rue sur les blessés pour essayer de faire quelque chose. Presque tous ceux que nous avons connus et aimés sont à présent des cadavres.
Je comprends le sens de ce sentiment qui me travaille depuis tant d’années. Ce cœur froid et cette âme ardente. Cet amour et ce désintérêt de la vie. Si tout a de l’importance jusqu’à ne plus en avoir, il faut aussi que je conçoive que tout est futile jusqu’à avoir de l’importance. Sans m’expliquer ce curieux paradoxe, je l’intègre naturellement en moi, comme un peu de sucre vient se dissoudre dans le vinaigre pour changer sa saveur. Je n’y réfléchis pas, c’est là, c’est tout.
Je sais ce que je dois défendre, quand, et pourquoi.
- On est quittes, maintenant, me dit le gaillard devant ce paysage désolé.
J'ai pas le temps de l'écouter, je dégaine et lui entaille la gueule. Il sort un énorme sabre et se met à distance de repos.
- Putain, on peut vraiment pas discuter avec toi, qu'il me dit en essuyant le sang sur son front. La blessure que je viens de lui infliger est trop superficielle.
- T'es qui, à la fin ? Qu'est-ce que tu me veux ?
- Tu sais ce que je veux, me dit-il alors que ses larbins continuent de trucider les gars que je côtoie tous les jours.
- Arrête, putain, dis-leur d'arrêter. Tu te rends pas compte de ce que tu fais.
- Tu faisais moins de manières, la dernière fois.
- Sale ordure… je me suis défendu, moi, jamais je t’aurais attaqué en pleine nuit. T’as pas d’honneur ?
- Tu crois que le monde s'arrête la nuit ? Que les monstres se reposent ? Non, et tu le sais. Sinon, les hommes n’auraient pas bâti de maisons de pierres pour se protéger du loup. Tu t'es vraiment embourgeoisé.
Mes gars se font laminer, je sais même pas si il en reste un debout. J’essaie de transpercer l’homme, mais il esquive et m’envoie un coup de poing qui aurait pu me décrocher la mâchoire. Je perds connaissance l’espace d’une seconde et je me casse la gueule dans la neige. Alors, à terre, j’aperçois Pryck qui cherche à défendre notre maison, le seul bâtiment à ne pas être en feu. Un des mercenaires veut s’en prendre à elle.
- D'accord, d'accord, je lui dis. T'as ma parole, je vais t'aider. Dis-leur de s'arrêter, bon sang.
Le gars pousse un hurlement bestial, je me demande d'ailleurs s'il est complètement humain ou croisé avec un fauve. Tout le monde s'arrête de bouger.
- Va dire au revoir à ta femme, me dit-il en ramassant ma rapière.
Je regarde un peu partout pour voir ce qu'il reste de chez moi et ce n'est pas grand-chose. Je demande à ceux qui restent de rentrer chez moi, auprès de Pryck. C’est là que je le vois. Le vieil Amos. Son corps entier est calciné et sa mâchoire est presque entièrement à découvert. Ses paupières ont fondu et dévoilent à présent deux grands yeux vides, exorbités. Mais il n’est pas mort. Il tient sur ses deux jambes et me pointe du doigt. Il me hait, je le sens au plus profond de mes deux cœurs. Il articule quelque chose que je suis le seul à entendre.
- Le vagabond.
Puis il tombe en avant, dans un mélange d’eau, de neige et de boue qui aurait atténué sa douleur si ce n’était pas la mort qui l’avait fait.
Je reste figé jusqu’à ce que mon ennemi ne me somme de me dépêcher. J’entre dans la maison où tout le monde s’est retrouvé et où Pryck console une petite fille qui vient de perdre son père.
Elle me voit entrer.
- Esvet, me dit-elle alors que son regard est devenu vide et froid.
- Pryck. Ca va aller.
- Ils vont te tuer ?
- Non. Je te le promets.
- D’accord. D’accord, me dit-elle en retenant ses larmes et en tremblant.
- Pryck, il va falloir que…
- Je ne veux même pas savoir qui ils sont, ni pourquoi ils ont fait ce qu’ils ont fait. Je ne sais pas ce que ça me ferait penser de toi. Ce n’est pas le moment d’en parler.
Je ne sais pas quoi lui dire, j’ai l’impression de voir une tout autre femme depuis que l’incendie s’est déclaré.
- Qu’est-ce que tu vas faire ? lui dit-je.
Elle ne me répond pas.
- Pryck ?
- Prendre tout ce qu'il reste. Les bêtes, l'argent, les réserves... Les partager à ce qu'il reste de nos gens. J’irais voir le Dalman qui vient souvent ici, et je lui vendrais nos terres, s’il y trouve intérêt.
- Bien. Oui, on va faire comme ça, Pryck. Une fois que ce sera fait, part pour Caldis avec l'argent. Je ne sais pas qui est au pouvoir là-bas, mais tu y rencontreras sans doute Emilie Caldis, ma grand-mère. Si elle est toujours de ce monde. Elle pourra vous aider.
- Et toi ? Quand nous rejoindras-tu ?
Je ne sais pas trop quoi lui dire. Je la regarde dans les yeux et ce qu’elle cherche à contenir depuis tout à l’heure explose. Elle se met à pleurer. Elle comprend.
- Je reprends la route.
- Je te reverrais ?
- Je ferais ce que je peux.
- Ne me dit pas ça. Dis-moi qu’on se retrouvera.
Je l’ai promis à son père sur son lit de mort.
- Je ferais ce que je peux.
Le grand mercenaire entre dans la maison. Il n'y a plus qu'un homme, une dizaine de femmes et notre couple.
- Bon alors, tu te dépêches, Esvet ?
Toi alors, viendra un jour où je te ferais manger tes propres yeux. Tu vois pas que je parle à ma femme ?
- Tu vas y arriver, Pryck ?
Elle sèche ses larmes peu à peu.
- Je vais tenir le siège, jusqu’à la relève.
C’est drôle. J’ai l’impression de ne réaliser qui elle est que maintenant. Nous nous approchons, nous nous enlaçons et nous nous découvrons enfin. J’ai mal de l’avoir traitée comme ça, de ne pas avoir écouté Fayora.
Je me détache de Pryck qui sanglote silencieusement et nous commençons tous les trois à nous éloigner. Elle m’accompagne jusqu’au pas de la porte. Je jette un œil sur le corps d’ Amos dont plus aucune vapeur ne s’échappe et je repense à ce qu’il a dit. Je me retourne vers Pryck une dernière fois.
- Si tu croises la route de Jotdvergr, lui dis-je, tu lui diras que je sais qui je suis.
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