Yshver le Pisteur
Il m’arrive de rêver, de temps à autres. C’est souvent la même chose. Je me promène dans les montagnes que j’ai gravi et dans les vallées que j’ai descendues. Je suis seul. Parfois, je m’arrête pour me reposer mais je finis toujours par me sentir mal si je reste trop au même endroit. Vient ensuite un moment où je trouve une caverne pour m’abriter. Je m’y engouffre et me rends compte qu’elle est plus profonde qu’elle n’en avait l’air. L’air y est nauséabond, je ne sais pas comment je le sais dans un rêve, mais je le sais. Je sais même exactement ce que ça sent.
Les entrailles de la grotte puent la viande avariée.
Et puis, je finis par tomber sur les autres, ils sont agglutinés autour d’un feu. Tatahm, Pryck, monsieur Larsen, papa, maman, les instructeurs, ils sont tous là, sauf Otto. Lui, il ne fait pas partie du rassemblement, il est parfois même à mes côtés.
En face, la grotte continue de descendre et, toujours sans que je sache comment, je sais que là-bas, il y a une meilleure odeur.
Mais je refuse de passer de l’autre côté.
Cette nuit, j’ai rêvé que je passais près du feu en évitant d’être remarqué par les autres. En m’approchant, je vis ce qu’il y avait de l’autre côté et j’essayais de m’en approcher. Mais je ne pus m’empêcher de regarder dans le feu.
Et pendant que tous riaient et chantaient, je vis ce qui cuisait. Un homme qui portait une veste de Leanbarakin teintée de pourpre et qui attachait ses cheveux pour ne pas qu’ils gênent la vision de son unique œil. C’était moi.
Mais son visage était celui d’Amos, il me regardait et me disait « vagabond ».
Alors, une fois de plus, je me suis éloigné, j’ai quitté la grotte, et je me suis réveillé.
Pourquoi est-ce que j’ai si peur d’être avec les autres, alors que je les aime ? Pourquoi est-ce que j’ai si peur de leur laisser de la place ?
Peut-être est-ce parce que c’est mon récit. Pas le leur. Ils ne peuvent pas le comprendre. Ils me détesteraient s’ils savaient comme je suis égoïste.
Yshver est le nom de l'homme qui m'a fait captif, il m'emmène à l'Ouest. Ça dure des semaines, mais il pense que l'on va dans la bonne direction. Sur la route, il m'explique qu'il compte se servir de moi comme d'un cochon truffier.
Si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit, quand mon oeil a reçu un coup de la part de Fayora, quelque chose s'est passé avec le Coeur de Caldis. Il m'aurait donné la possibilité non seulement de la "voir" elle, mais aussi de ressentir ce qui n’appartenait pas au monde visible. Je ne l'ai jamais vraiment remarqué avant qu'il ne me le dise.
L’homme que nous cherchions, Briston Kassden, avait accès au même genre de pouvoir. Selon Yshver, il pouvait altérer la vision d'un homme, lui faire voir des choses qui n'existent pas. C'est ce qu'il avait fait, à Fayora et moi pour que nous nous entretuions.
Personne ne peut se battre contre quelqu’un comme ça, c’est pour ça qu’ils ont besoin de moi. Sauf que leurs conneries, j'en n’ai rien à foutre. Dès que j'en aurai l'occasion, je me ferai la malle pour aller retrouver Otto. Ensemble, on pourrait aller le chercher, ce fameux coeur. On s'en servirait pour éclater la gueule d'Yshver et de sa bande de clochards.
Je vengerais à la fois mon père, mes hommes, et je remettrais le Coeur là où il était. Une fois que ce serait terminé, plus jamais je ne retournerais à la ferme, ni en caserne. Je vagabonderais avec Otto comme au bon vieux temps.
Peut-être même que, si l'envie m'en prends, j'irai chercher Pryck pour qu'elle vive avec nous. Je lui ai promis de faire ce que je pouvais, après tout.
Sauf que, s'échapper, c'est pas une mince affaire, la troupe d'Yshver ont un moyen de me retrouver, où que je sois. Ils ont un temps d’avance sur moi parce qu’ils sont au courant de tous les trucs bizarres qui échappent au commun des mortels.
M’évader sans un plan solide, c’est prendre le risque qu’ils retrouvent Pryck et les autres et les mettent à mort.
Chaque jour, je planifie plusieurs itinéraires pour voir lequel me ferait gagner le plus de temps. Peut-être qu’après tout, je peux essayer d’être plus rapide qu’eux. Je me pose toutes les questions nécessaires : Que dois-je faire si je ne trouve pas Otto là où je le pense ? Pryck m'a-t-elle écouté ? Combien de temps faudrait-t-il à Yshver pour me retrouver ?
Je prête attention aux détails, j'essaie de comprendre chaque membre de la troupe mais Yshver leur interdit de me parler avant que nous soyons arrivés.
Au bout d'une semaine, je me rends à l'évidence : Je n'ai aucun moyen de prévoir ce qui va se passer. Si je pars, je n'aurais qu'à faire confiance à mon instinct et rien de plus.
Je demande à Fayora ce qu'elle ferait, mais elle est toujours muette. C'est bien ma veine, tiens. J'attends quoi, alors ? Je continue de suivre la joyeuse troupe des connards jusqu'au repaire du grand méchant loup ?
Alors, pendant un repas, je tente le tout pour le tout et je décide de poser mes questions au grand chef.
- C'est bien vrai, tout ça ?
- Quoi ? dit-il, surpris.
- Toutes ces choses qui se passent dans ma tête.
- Pourquoi ce serait faux ?
- Tu m'as compris. Les choses que je vois, je les vois pas vraiment. Je les sens, plutôt. Je peux pas les toucher, ni les entendre. Avant que tu ne viennes m'en parler...
- Tu te demandais si t'étais dingue, c'est ça ?
- Ouais, on peut dire ça comme ça.
- Alors que si ta sœur était là, on serait fixés ? Si je pouvais la voir moi aussi, ou si tu pouvais la toucher, tu serais sûr que tout serait réel.
- Peut-être bien, oui.
- Laisse-moi te montrer quelque chose.
Il me semble qu'une fine couche de lumière l'enveloppe. Peut-être a-t-on remis de l’huile sur l’une des torches ? En même temps, je ne peux pas dire que ce soit vraiment de la lumière. C'est irréel. Il se gorge de ce rayonnement, puis il expire comme si deux personnes partageaient ses poumons.
- Il t'a vu, me dit-il.
- Qui ?
- Laisse-moi te montrer, chuchote-t-il en posant sa main sur mon épaule.
Soudainement, je sens souffler en moi un vent de mystère. Je le vois sans le voir. L'orphelin de lui-même. Celui qui ne sait pas qui il est. Je vois que lui, par contre, sait qui je suis. Je vois qu'il m'a laissé vivre et m'a fait don d'un second cœur.
Je retire la main d’Yshver et me mets à pleurer sans pouvoir m'arrêter.
- C'était ce type ? C'était Kassden ?
- Si tu le dis, me répond Yshver.
- Qu'est-ce que tu m'as fait, bordel ?
- J'ai ramassé ce que tu as laissé tomber et je te l'ai rendu.
Je retiens mes larmes.
- Qui es-tu ?
- Je suis celui qui emprunte les chemins effacés. Je perçois la sueur et le sang tombés. Ma vie, je la passe à suivre les traces que laissent les cœurs. Je suis Yshver, le Pisteur.
Je vous ai dit un plus tôt qu’à part le fantôme de Fayora, je n’avais jamais rien vu d’anormal. Ce n’était pas exact. Au cours de ces années, j’ai peu à peu compris qu’il existait en ce monde deux genres d’hommes.
Une grande partie des gens appartenaient à ce monde et s’y trouvaient liés parce qu’ils n’avaient tout simplement rien de mieux. Ils aimaient la vie, craignaient la mort et vivaient selon ces simples principes. Et puis, il y en avait quelques-uns, une poignée tout au plus, chez qui je voyais la marque de quelque chose qui dépassait les limites de ces deux règles.
Je ne savais pas que mon œil pouvait repérer ces choses, je pensais qu’il s’agissait de mon instinct. Mais maintenant, je n’avais plus aucun doute.
Je sais qu’Yshver fait partie de « ceux-là », aux côtés d’Otto, de Jotdvergr et de ce Kassden. C’est l’un des « autres ».
- Et toi, Esvet ? Qui es-tu ?
Je sèche mes larmes. Cette fois-ci, j’ai la réponse complète à cette question. Je ne mesure pas encore tout ce que cela signifie, mais je sais que c’est et que ce sera toujours ce que je répondrais.
- Le Vagabond.
Les jours suivants, je saisis l’étendue du pouvoir d’Yshver. Lorsqu'il arrive quelque part, il se plonge dans le silence. Il se met à penser et des échos lui parviennent. Le vent l'amène dans un sens ou dans un autre et peu importe le temps que ça lui prend, il arrive toujours là où il doit aller.
Parfois, il me fait signe pour que je vienne voir quelque chose avec lui. J'ouvre mon oeil et je perçois quelque chose de particulier, comme autrefois avec Fayora. Quand nous sommes d'accord, nous savons que nous sommes sur la bonne piste.
Comme moi, son don ne se manifeste pas clairement, il doit interpréter cette chose qui lui arrive et sur laquelle on ne peut pas mettre de mot, sentir ce qui est un signe et ce qui n'en est pas, suivre son instinct. Personne d’autre que nous ne peut comprendre de quoi nous parlons. Pourtant, ces choses sont bel et bien là.
Je me demande à combien de gens ça peut arriver. Combien de personnes ignorent toute leur vie qu’ils sont comme nous ?
Plus le temps passe, et plus je réalise à quel point le monde peut être vaste et curieux. Je commence à percevoir le danger qui nous attend. A mesure que mes yeux s’ouvrent, j’oublie l’idée de m’échapper. Alors qu'on est au coin du feu, j’essaie d’être le plus honnête possible avec Yshver.
- J'ai envie de t'aider.
- Ah oui ? Et qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ?
- J'en sais rien. Je crois que c'est ce que je dois faire, c'est tout.
- Ce n'est pas plus mal. Je n'aurais pas l'impression de te forcer la main.
- Ne crois pas que ça fait de moi ton ami. Je te punirais un jour, mais pas maintenant.
- Ce que t’es susceptible.
- Je crois qu’ensemble, on peut trouver Kassden. Mais je veux qu'on aille à sa rencontre sans tes hommes.
- Ah, oui, d'accord, tu te fous de ma gueule. Tu crois que je vais marcher là-dedans ?
- Tu l'as vu toi-même. Les deux fois où on s'est rencontrés, il y a eu des morts et des blessés. Embarquer ceux que nous aimons là-dedans, c'est de la folie.
- Mes gars sont entraînés. Ils savent qu'il y a plus que ce qu'ils voient.
- Entraînés ou pas ça ne change rien. C’est notre histoire, pas la leur, ils ont pas à être embarqués face à un truc pareil.
Yshver se met à rire hystériquement.
- Attends, je t'arrête une minute, là. Notre histoire ? Ces gars, je les connais depuis que je suis gamin. Tu crois que parce qu'on a tous les deux des dons, on est frères ? Redescends un peu de tes grands chevaux, gamin. On n'est pas du tout pareils.
- Comment quelqu’un qui vit dans ce monde-là peut ne pas comprendre ce qui nous attends ?
- Je changerais pas d’avis, tu te fatigues.
- C’est que t’as peur de te retrouver seul avec moi ?
- Je cèderais pas à tes provocations minables, Esvet.
Un long silence s'installe. J'avoue que je ne sais pas trop quoi répondre.
- Comme tu voudras. Mais ne viens pas te plaindre après la bataille.
S'il ne veut pas m'écouter, je ne vois pas ce que je peux faire de plus. Après tout, ce ne sont pas mes amis ou ma famille qui sont en jeu.
- Alors dis-moi à qui on a affaire.
- Tu l'as vu, l'autre jour.
- Pas assez. Je veux que tu me dises contre qui on se bat. Qui est-il ?
Yshver semble hésiter à me révéler cette information. Mais après tout, il faut bien que je sache, moi aussi.
- Il ne le sait pas lui-même. Briston Kassden s'est réveillé un jour sans aucun souvenir. Ça lui a fait péter les plombs, dans un sens. Et il n'y a que les mercenaires qui ramassent ce genre de types.
Je bois ses paroles.
- C'est fou de voir comment un homme qui n'a aucune attache peut se battre farouchement. En un rien de temps, il a monté sa bande et elle était sacrément solide, tu sais. Briston, ça aurait pu devenir le nouvel Abelford, le nouvel Imperio, même. Et puis il a entendu parler du Coeur. On nous avait commissionné pour le récupérer, mais Briston n’en avait rien à foutre, de la prime. Quand il a su que ce machin pouvait révéler à un homme ce qu'il était vraiment, il s'est précipité.
- Ouais, de tuer Alexander, ma mère, et ma soeur.
- Il n'avait rien contre toi, Esvet. Il a même trouvé un moyen de t'épargner. Mais pour en revenir à ce que je disais, il l'a eu, ce Coeur.
- Et il n'a pas retrouvé la mémoire ?
- Non. Ce truc a réveillé des choses chez certains d'entre nous. Moi, c'est comme ça que j'ai eu mes dons, mais lui, ça l'a rendu vide. Il a bien développé des pouvoirs étranges, mais la mémoire ne lui est pas revenue. Il a commencé à utiliser ses dons sur nous, juste pour nous faire souffrir. Il disait qu'il avait besoin de faire ça pour savoir quel genre d'homme il était. Et un jour, il a poussé un de nos gars à se tuer. J’ai voulu mettre un terme à cette histoire, et c'est là qu'il est parti avec le Coeur.
- Et qu'est-ce qu'il peut faire, ce gars ? Qu'est-ce que c'est, son don ?
- Il touche à nos souvenirs. Il les efface, les remodèle, en ajoute.
Je comprends ce qu'il s'est passé, ce jour où j’ai tué Fayora. Ca semble si improbable. Il a modifié ma mémoire et celle de Fayora pour que nous croyions jusqu’à la dernière minute que nous étions entrain de nous battre.
- C'est pas une mince affaire, alors.
- Non, comme tu dis.
Nous passons, Yshver et moi, plus d'une année à traquer Kassden, mais chaque fois que nous nous rapprochons, il se déplace. Nous sentons qu'il brouille les pistes. Je me dispute souvent avec Yshver et j’essaie plusieurs fois de partir mais c'est dans ces moments que Fayora revient dans mon cœur.
- Comment me libéreras-tu, si tu pars maintenant ? me dit-elle.
Je ne sais pas vraiment ce qu'elle veut dire par là.
Un soir, nous progressons dans une épaisse forêt de pins quand une forte lumière rouge nous apparaît soudainement. Deux hommes tombent, frappés par des objets de métal qui semblent sortir de nulle part. Alors qu'Yshver cherche à identifier ceux qui nous attaquent, on me saisit par la main et me pousse à courir. Je ne comprends pas ce qu'il se passe dans les détails, mais je me dis que mes jours dans la troupe d'Yshver sont enfin terminés. La forme verdâtre et moi courrons le plus vite possible en essayant d'échapper aux mercenaires puis celle-ci m'entraîne dans un terrier de blaireaux où elle me somme de rester.
Je reconnais cette voix.
Le soir venu, nous sortons, elle et moi.
C'est Pryck. Elle a bien changé. Ses cheveux sont plus courts et broussailleux mais d'un blond toujours aussi clair. Elle ne porte plus qu'une côte de mailles légère sur sa chemise et un pantalon en cuir de caserne.
- Ils sont partis.
- Pas pour longtemps, Yshver va nous retrouver.
- Yshver, c'est le grand aux cheveux longs ?
- Ouais, c'est ça.
Elle se racle plusieurs fois la gorge et déglutit.
- Esvet.
Je suis épaté par ce qu'elle est devenue. Je n'ai pas à la regarder longtemps pour comprendre qu'elle fait aussi partie des "autres", maintenant. Ses bras et ses épaules ont été dessinés par un monde qu'elle a dû accepter.
- Pryck.
Elle me frappe soudainement de toutes ses forces dans le ventre. Je perds l'équilibre et tombe à la renverse. Ca ne me fait pas si mal, mais le choc me surprend. Elle me saute dessus et me frappe encore et encore, jusqu'à tomber de fatigue à côté de moi.
- Désolée, j'en avais besoin, me dit-elle, essoufflée.
Je remarque un peu de sang sur ma bouche, je l’essuie et l'aide à se relever. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais j'ai envie d'elle, à ce moment.
- Je... Bref, enfin... Il faut que je t'explique, Pryck. Concentre-toi.
Pour la première fois de ma vie, je raconte tout à quelqu'un d'autre. De Caldis à Yshver, en passant par la caserne, le vagabondage et la ferme.
- Alors tu veux te battre aux côtés de ce type ? Yshver ?
- Ouais. Je crois que rien ne sera vraiment fini sans qu'on fasse ce qu'on doit faire, lui et moi.
- Alors, je viens.
Je regrette amèrement de ne lui avoir trouvé aucun courage par le passé. Pourtant, si je l’avais fait, elle ne l’aurait pas trouvé.
- D'accord.
- T'aurais pas eu le choix, de toutes façons. Tu es mon mari, je te rappelle.
Je la tiens par la main et nous nous guidons à travers la forêt. On retrouve la trace d'Yshver assez vite. De derrière un arbre, je vois son visage déchiré par la déception. Je lui laisse un mot pour lui dire de me retrouver, seul, pour finir ce que nous avons commencé.
Pryck et moi partons, nous devons nous préparer pour la fin.
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