Yshver le Pisteur

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Yshver était le nom de l'homme qui m'avait fait captif, m'emmène à l'Ouest. Ca dure des semaines, mais il pense que l'on va dans la bonne direction. Sur la route, il m'explique qu'il compte se servir de moi comme d'un cochon truffier.

Apparemment, quand mon oeil a reçu un coup net de la part de Fayora, quelque chose s'est passé avec le Coeur de Caldis. Il m'aurait donné la possibilité non seulement de la "voir", mais aussi de ressentir bien des choses qui n'appartenaient pas au monde visible. Je ne l'ai jamais vraiment remarqué avant qu'il ne me le dise.

Et ce type, ce Kassden, il pourrait apparemment altérer la vision d'un homme, lui faire voir des choses qui n'existent pas et ce genre de fantaisies. C'est ce qu'il nous aurait fait, à Fayora et moi pour que nous nous entretuions.

Et donc, puisqu'ils estimaient ne pas pouvoir se battre contre ce genre d'ennemis, ils avaient besoin de moi. Sauf que leurs conneries, j'en avais rien à foutre. Dès que j'en aurais l'occasion, je me ferais la malle pour aller retrouver Otto. Ensemble, on pourrait aller le chercher, ce fameux coeur. On s'en servirait pour éclater la gueule d'Yshver et sa bande de clochards.

Je vengerais à la fois mon père, mes hommes, et je remettrais le Coeur là où il était. Une fois que ce serait terminé, plus jamais je ne retournerais à la ferme. Je vagabonderais avec Otto comme au bon vieux temps.

Peut-être même que, si l'envie m'en prenais, j'irais chercher Pryck pour qu'elle vive avec nous. Je lui ai promis de faire ce que je pouvais.

Sauf que s'échapper n'est pas une mince affaire, je ne sais comment, mais la troupe d'Yshver ont un moyen de me retrouver. Ils étaient même au courant des trucs bizarres qui m'arrivaient avant moi.

Surtout que si je la joue comme ça, ils retrouveront Pryck et les autres et les mettrons à mort. En gros, dès l'instant où je serais parti, ce sera une course contre la montre.

Chaque jour, je planifie plusieurs itinéraires pour voir lequel me ferait gagner le plus de temps. Je me pose toutes les questions nécessaires : Que dois-je faire si je ne trouve pas Otto là où je le pense ? Pryck m'a-t-elle écouté ? Combien de temps faudra-t-il à Yshver pour me retrouver ?

Je prête attention à chaque détail, j'essaie de comprendre chaque membre de la troupe mais Yshver leur interdit de réveler quoi que ce soit avant que nous soyions arrivés. Au bout d'une semaine, je dois me rendre à l'évidence : Je n'ai aucun moyen de prévoir ce qui va se passer. Si je pars, je n'aurais qu'à faire confiance à mon instinct, et rien de plus.

Je demande à Fayora ce qu'elle ferait, mais elle est toujours muette. C'est bien ma veine, tiens. J'attends quoi, alors ? Je suis la joyeuse troupe des connards jusqu'au repaire du grand méchant loup ?

- C'est bien vrai, tout ça ?

- Quoi ?

- Toutes ces choses, qui se passent dans ma tête.

- Pourquoi ce serait faux ?

- Tu m'as compris, je crois. Les choses que je vois, je les vois pas vraiment. Je les sens, plutôt. Je peux pas les toucher, ni les entendre. Avant que tu ne viennes m'en parler...

- Tu te demandais si t'étais dingue, c'est ça ?

- Ouais, plutôt.

- Alors que si ta soeur était là, on serait fixés ? Si je pouvais la voir, la toucher, tu serais sûr que tout ça serait réel.

- Peut-être bien, oui.

- Laisse-moi te montrer quelque chose.

Il me semble qu'une fine couche de lumière l'enveloppe. Peut-être est-ce simplement la lumière des torches qui s'est mise à briller plus fort. C'est irréel. Il expire comme si deux personnes partageaient ses poumons.

- Il t'a vu, me dit-il.

- Qui ?

Soudainement, je sens souffler en moi un vent de mystère. Je le vois sans le voir. L'orphelin de lui-même. Celui qui ne sait pas qui il est. Je vois qu'il sait qui je suis, et que je sais qui il est. Je vois qu'il m'a laissé vivre et m'a fait dont d'un second coeur.

Je me mets à pleurer sans pouvoir m'arrêter.

- C'était ce type ? C'était Kassden ?

- Si tu le dis, me répond Yshver.

- Qu'est-ce que tu m'as fait, bordel ?

- J'ai ramassé ce que tu as laissé tomber et je te l'ai rendu.

Je retiens mes larmes.

- Qui es-tu ?

- Je suis celui qui emprunte les chemins effacés. Je perçois la sueur et le sang tombés. Ma vie, je la passe à suivre les traces que laissent les coeurs. Je suis Yshver, le Pisteur.

Je commence à comprendre ce qu'il est. Il fait partie de "ceux-là". Ceux dont font partie Otto, Jotdvergr et ce Kassden. C'est l'un des "autres".

- Et toi, Esvet ? Qui es-tu ?

Je ne sais pas quoi lui répondre.

Les jours suivants, je saisis ce qu'il avait de particulier. Comme il le dit lui même, c'est un pisteur. Lorsqu'il arrive quelque part, il se met à penser et des échos lui parviennent. Le vent l'amène dans un sens ou dans un autre et peu importe le temps que ça lui prend, il arrive toujours là où il doit aller.

Parfois, il me fait signe pour que je vienne voir quelque chose avec lui. J'ouvre mon oeil et je perçois quelque chose de particulier, comme autrefois avec Fayora. Quand nous sommes d'accord, nous savons que nous sommes sur la bonne piste.

Comme moi, son don ne se manifeste pas clairement, il doit interpréter cette chose qui lui arrive et sur laquelle on ne pourrait pas mettre de mot, sentir ce qui est un signe et ce qui n'en est pas, suivre son instinct. Et pourtant, cette chose est bel et bien là.

Je me demande à combien de gens ça peut arriver. Combien de personnes l'ignorent toute leur vie ?

Plus le temps passe, et plus je réalise à quel point le monde peut être vaste et curieux. Je commence à percevoir le danger qui nous attend. Alors qu'on est au coin du feu, je le dit à Yshver.

- J'ai envie de t'aider.

- Ah oui ? Et qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ?

- J'en sais rien. Je crois que c'est ce que je dois faire, c'est tout.

- Ce n'est pas plus mal. Je n'aurais pas l'impression de te forcer la main.

- Mais je veux qu'on y aille sans tes hommes.

- Ah, oui, d'accord. Tu crois que je vais marcher là-dedans ?

- Tu l'as vu toi-même. Les deux fois où on s'est rencontrés, il y a eu des morts et des blessés. Embarquer ceux que nous aimons là-dedans, c'est de la folie.

- Mes gars sont entraînés. Ils savent qu'il y a plus que ce qu'ils voient.

- Yshver, entraînés ou pas ça ne change rien. Imagine si on tombe sur un truc gros poisson ? Si on tombe sur un gars un peu trop balèze pour nous.

- Attends, je t'arrête une minute. Qu'est-ce que tu crois ? Que parce qu'on a tous les deux des dons, on est frères ? Redescends un peu de tes grands chevaux, gamin. On n'est pas pareils. Et moi, je t'accompagnerais pas sans une garde pour m'assister.

- Quoi, tu as peur de te retrouver seul avec moi ?

- Je cèderais pas à tes provocations minables, Esvet.

Un long silence s'installe. J'avoue que je ne sais pas trop quoi répondre. S'il ne veut pas m'écouter, je ne vois pas ce que je peux faire d'autre. Après tout, ce ne sont pas mes amis ou ma famille qui sont en jeu.

- Alors fait-moi le topo, chef. Dis-moi à qui on a affaire.

- Tu l'as vu, l'autre jour.

- Pas assez. Je veux que tu me dises contre qui on se bats. Qui est-il ?

Yshver semble hésiter à me réveler cette information. Mais après tout, il fallait bien que je sache, moi aussi.

- Il ne le sait pas lui-même, Esvet. Briston Kassden s'est réveillé un jour sans savoir qui il était. Ca lui a fait peter les plombs, dans un sens. Et il n'y a que les mercenaires qui veulent de ce genre de types.

Je bois ses paroles.

- C'est fou de voir comment un homme qui n'a aucune attache peut se battre farouchement. En un rien de temps, il a pu monter sa bande et elle était sacrément solide, tu sais. Briston, ça aurait pu devenir le nouvel Abelford, le nouvel Imperio, même. Et puis il a entendu parler du Coeur. En fait, on nous avait commissionné pour le récupérer, mais Briston en avait rien à foutre. Quand il a su que le machin pouvait réveler à un homme ce qu'il était vraiment, il s'est précipité.

- Ouais, de tuer Alexander, et ma mère, et ma soeur.

- Il n'avait rien contre toi, Esvet. Il a même trouvé un moyen de t'épargner. Mais pour en revenir à ce que je disais, il l'a eu, ce Coeur. Sauf qu'il ne lui a pas apporté ce qu'il voulait.

- Il n'a pas retrouvé la mémoire ?

- Non. Ce truc a réveillé des choses chez certains d'entre nous. Moi, c'est comme ça que j'ai eu mes dons. Lui, ça l'a rendu vide. Il a commencé à utiliser ses dons sur nous, juste pour nous faire souffrir. Il disait qu'il avait besoin de faire ça, pour savoir quel genre d'homme il était. Et un jour, il a poussé un gars à se tuer. C'est là qu'il est parti avec le Coeur.

- Et qu'est-ce qu'il peut faire, lui ? Qu'est-ce que c'est, ses dons ?

- Il touche à tes souvenirs.

C'est là que j'ai compris ce qu'il s'était passé, ce jour là, avec Fayora. Ca semblait si improbable. Il avait fait quelque chose à ma mémoire et j'avais déraillé.

- C'est pas une mince affaire, alors.

- Non, comme tu dis.

Nous passâmes plus d'une année à traquer Kassden, mais chaque fois que nous nous rapprochions, il se déplaçait. Nous sentions qu'il brouillait les pistes. J'essaie plusieurs fois de partir mais c'est dans ces moments que Fayora revenait dans mon coeur.

- Comment me libéreras-tu, si tu pars maintenant ? me dit-elle.

Je ne sais pas vraiment ce qu'elle veut dire par là.

Un soir, nous progressons dans une épaisse forêt de pins quand une forte lumière rouge nous apparaît soudainement. Deux de nos hommes tombent, frappés par des objets de métal qui semblent sortir de nulle part. Alors qu'Yshver cherche à identifier ceux qui nous attaquent, on me saisit par la main et me pousse à courir. Je ne comprends pas ce qu'il se passe dans les détails, mais je me dis que mes jours dans la troupe d'Yshver sont enfin terminés. La forme verdâtre et moi courrons le plus vite possible en essayant d'échapper aux mercenaires puis celle-ci m'entraîne dans un terrier de blaireaux où elle me somme de rester.

Je reconnais cette voix.

Le soir venu, nous sortons, elle et moi.

C'est Pryck. Elle a bien changé. Ses cheveux sont plus courts et broussaileux mais d'un blond toujours aussi clair. Elle ne porte plus qu'une côte de mailles légère sur sa chemise et un pantalon en cuir de caserne.

- Ils sont partis.

- Pas pour longtemps, Yshver va nous retrouver.

- Yshver, c'est le grand aux cheveux longs ?

- Ouais, c'est ça.

Elle se racle plusieurs fois la gorge et déglutit.

- Esvet.

Je suis épaté par ce qu'elle est devenue. Je n'ai pas eu à la regarder longtemps pour comprendre qu'elle fait aussi partie des "autres", maintenant. Ses bras et ses épaules ont été dessinéS par un monde qu'elle avait dû accepter.

- Pryck.

Elle me frappe soudainement de toutes ses forces dans le ventre. Je perds l'équilibre et tombe à la renverse. Elle me saute dessus et me frappe encore et encore, jusqu'à tomber de fatigue à côté de moi.

- Désolée, j'en avais besoin, me dit-elle, essouflée.

J'essuie le sang sur ma bouche et l'aide à se relever. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais j'ai envie d'elle, à ce moment.

- Je... Bref, enfin... Il faut que je t'explique, Pryck. Concentre-toi.

Pour la première fois de ma vie, je raconte tout à quelqu'un d'autre. De Caldis à Yshver, en passant par la caserne, le vagabondage et la ferme.

- Alors tu veux retourner avec ce type ? Avec Yshver ?

- Ouais. Je crois que rien ne sera vraiment fini sans qu'on fasse ce qu'on doit faire, lui et moi.

- Alors, je viens.

Je regrette amèrement de ne lui avoir trouvé aucun courage.

- D'accord.

Elle me serre dans ses bras et, pour la première fois, je lui rend son étreinte.

- T'aurais pas eu le choix, de toutes façons. Tu es mon mari, je te rappelle.

Je la tiens par la main et nous nous guidons à travers la forêt. On retrouve la trace d'Yshver assez vite. Je vois son visage déchiré par la déception et lui lance :

- Alors ? Le pisteur a été pisté, on dirait ?

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