La patrouille
Durant le rêve suivant, qui me survint deux nuits plus tard, j'incarnais cette fois un soldat, un hôte que je n'avais encore jamais visité. Il se tenait sur une passerelle de fer et observait un camarade du corps de mécanique et de magie qui s'acharnait sur un gros moteur depuis dix bonnes minutes. Il ruisselait de sueur, avait les bras couverts de graisse et pestait contre la totalité du monde.
— Je te laisse une minute, je vais voir où ils en sont en cabine.
— Mouais... grommela l'autre.
Je détournai les yeux, regardai un instant la passerelle sur laquelle je m'engageai aussitôt. Jetant un œil en contrebas, j'observais alors les grandes plaines se situant à l'est des duchés. Nous étions à bonne altitude, six ou sept-cent mètres. Soudain, mon hôte se figea et une inquiétude vague commença à enfler en lui, étreignant ses entrailles. Et bien entendu, cela me fut aussitôt transmis comme si c'était l'une de mes propres sensations.
Au loin, il y avait un vaste cercle dans le paysage, comme un cratère météorique, gris et mort, apparemment dépourvu de la moindre végétation. Mais cet élément de paysage, mon hôte s'en moquait : il l'avais déjà vu maintes fois. Non, ce qui le dérangeais le plus, c'était la grande structure qui s'y dressait à présent. Oh, il y avait bien une vieille tour au centre du cratère du Nécromancien, mais la vieille tour carrée en ruines avait disparut et il s'élevait à la place une forteresse, encore inachevée, mais bien réelle. Le soldat se rua en cabine, ouvrit la porte avec fracas et se mit à vociférer aux deux hommes chargés du pilotage de changer de cap sur le champ.
— Qu'est-ce qui te prends ? T'es malade ? rétorqua le pilote, offusqué qu'un simple soldat s'adresse à lui de la sorte, malgré une certaine complicité qui s'était établie entre eux. Reprends-toi, mon vieux !
Plus apeuré que furieux, mon hôte se dirigea à grand pas vers son supérieur, le saisi par le col et le força a regarder par le hublot tribord.
— Regarde donc !
A la vue du cratère, le pilote ne sembla pas comprendre tout de suite. Deux ou trois secondes plus tard, ses yeux s'agrandirent, sa peau prit une teinte pâle et maladive.
— On ne peut pas changer de cap, on dérive. Où en es Reïn avec le moteur ?
Le dénommé Reïn arriva dans la cabine à ce moment précis, la mine inquiète, l'air défait.
— J'espère que vous aviez pas un rendez-vous : le moteur est mort et j'ai pas de quoi le réparer. Bah quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit les gars ? demanda t-il en voyant le regard effrayé de ses trois camarades.
— On dérive vers le cratère. Et y'a du mouvement là bas.
Reïn ouvrit grand les yeux, ressorti de la cabine pour regarder plein sud.
— Par les grands ! s'écria t-il. Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
— Si on s'approche trop, on est foutus ! Voilà ce que c'est que ce truc ! On est ici pour observer les mouvements de troupe, pas pour survoler le repaire du patron des morts !
— La ferme, Monty ! me cracha le pilote à la figure. Je préviens quelqu'un par radio, c'est une info précieuse. Reïn, t'as assez de jus pour une transmission ?
— Ouais !
Les hommes s'activèrent.
— Monty, va prévenir les deux gusses à l'arrière : pas de moteur, ils doivent se démerder pour nous propulser plein nord !
Je quittai la cabine en courant, déterminé, gagnai l'arrière du dirigeable, m’engouffrai dans le compartiment moteur et descendit dans la pièce ou se trouvait nos deux piles.
— Il est comment ? demandais-je à l'homme que je trouvais là.
— Ça peut aller, pourquoi ? Le moteur est réparé ?
— Non, faut faire sans. Reïn dit qu'il lui manque des pièces. Mais on n'as plus le choix, on dérive en plein sur le vieux cratère. Ça bouge, là en bas.
Le visage du militaire prit une teinte terreuse.
— D'accord, je le sort du cercueil et on s'y met.
Je regardais alors une sorte de gros caisson en fer. Il était doté d'un hublot unique au travers duquel on ne voyait rien d'autre qu'une vague lueur bleutée et un peu de fumée ou de vapeur. Je ne m'attardais pas et remontais. En atteignant la passerelle, je jetai un œil en bas. Nous étions plus près à présent, trop près. Notre dirigeable fit alors une embardée et je faillit être projeté par dessus bord. M'accrochant à la rambarde, je cherchai frénétiquement la source de ce désagrément malvenu. Je le vis alors : une sorte de monstruosité ailée, semblable à une chauve-souris géante particulièrement repoussante et partiellement décomposée. En même temps que mes yeux se fixaient sur elle, une odeur pestilentielle m’assaillit les narines. Je dégainai mon arme et fit feu, sans même réfléchir. La balle toucha le monstre, mais il ne sembla même pas s'en apercevoir et fit mine de frapper le ballon avec l'une de ses pattes griffues. Reïn surgit soudain de la cabine, fit un geste rapide d'une main et appliqua l'autre contre le montant métallique du ballon ce qui éjecta aussitôt la créature qui s'enfuit en sifflant affreusement et en dégageant une fumée acre. Elle vola un peu plus loin avant de tomber comme une pierre.
Les deux hommes sur la passerelle échangèrent un regard. Le ballon fit une nouvelle embardé et commença à pivoter vers le nord.
— Il s'y sont mis, nous avons une chance !
Reïn paraissait soulagé, mais dans l'esprit que j'occupais, il y eut un autre sursaut de panique, provoqué par un nuage sombre et grouillant qui se rapprochait rapidement.
— Reïn, j'espère qu'il te reste de quoi repousser ça, fit mon hôte en désignant la masse de créatures ailées en approche.
Le visage du mécanicien se durcit, je fut soulagé de voir plus de détermination que de peur, mais je me dirigeais quand même à l'arrière par précaution, non pas pour me cacher mais pour m'emparer du gros calibre qu'on y gardait.
J'aurais aimé connaître sur le champ la suite de cette histoire, mais le réveil me tira du sommeil sans ménagement au moment précis où je m’emparais d'un gros fusil à double canon.
Annotations