Souvenirs

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Je venais d'arriver en ville, tout fraîchement sorti de l'Université de Nalavas, armé de mon arrogance de jeune diplômé. Je rendais visite à un ami et ce fut chez lui que tout se joua. Que de simple étudiant, certes brillant mais pas premier de sa promotion, je devais devenir l'éminent jeune spécialiste reconnu par tous. Car ce fut chez lui que je rencontrai une étudiante de deuxième année, la plus belle et la plus brillante fille qu'il m'ait été donné de rencontrer. Nous fument présenté l'un à l'autre et ce fut le coup de foudre. Uniquement pour moi. La belle Runia ne s'intéressa jamais à moi, pas comme je l'aurais souhaité en tout cas. Quoi qu'il en soit, nous sympathisâmes tout de même et, quelque jours plus tard, elle me présentait à sa mère : elle me parlait sans arrêt d'elle comme de la meilleure jeteuse de sorts de toute la capitale. J'appris bientôt que ces assertions se trouvaient être des plus exactes. Sa mère m’accueillit chaleureusement, ravie d'avoir sous son toit quelqu'un avec qui parler de sa passion : elle n'entretenait que peu de relations avec les autres sorciers, mages et conjurateurs des environs qu'elle jugeait trop étroit d'esprit. J’eus l'occasion d'apprendre par la suite qu'elle n’exagérait pas.

D'autres souvenirs me revinrent, des souvenirs de mes rendez-vous avec Runia et sa mère et, fatalement, celui du jour où elle me permit de consulter son Grand Livre pour la première fois. C'est une chose rare que d'avoir l'occasion de lire le Grand Livre d'un confrère, car il s'agit d'entrer dans sa sphère la plus privée, dans ses secrets les plus inavouables. Elle prit soin de choisir les pages pour moi. En dehors de sa fille et de moi-même, personne ne l'avait jamais vu. Plus tard, Edouard Naile (l'homme maigre et sinistre), fut ajouté à ce cercle très fermé. Mais ce qui me marqua le plus ce jour là, fut la déplaisante sensation qui m'assaillit dès mon entrée dans son sanctuaire. Lorsque je fis part à Runia de ce sentiment, elle m'avoua à demi mot qu'un volume interdit se trouvait également dans le sanctuaire de sa mère, mais qu'elle-même ne l'avait jamais vu et qu'elle ne voulait pas le voir. Jamais.

D'autres souvenirs encore : par trois fois je consultais le Grand Livre. Je commençais à me faire un nom dans le milieu et mes recherches allant toujours plus avant, je fus plusieurs fois amené à prendre connaissance du contenu d'ouvrages rarissimes. De demandeur de conseils, je devins peu à peu conseiller et bientôt, je fus amené à réviser l'intégralité du Grand Livre de Madame. J'appris à cette occasion le prénom de mon hôtesse. Connu d'elle-seule et de sa fille. Je ne me risquerais pas à le reproduire ici. Runia l'appelait toujours "mère", toute autre personne se devait de l'appeler "Madame". Ce fut juste après que je proposais à Madame de participer à la protection de son sanctuaire, en raison de cinq grands secrets qu'il contenait et que je n'avais trouvé nulle part ailleurs. Elle refusa poliment, m'expliquant qu'elle préférait que les secrets de son sanctuaire soient connus d'elle seule. En terme de sortilèges, cela se comprend et je ne voyais à l'époque aucune menace plus grande que celle d'un jaloux voulant obtenir quelques connaissances supplémentaires. C'est également à cette occasion que je lui avouais mon sentiment de malaise lorsque je me trouvais dans son sanctuaire, dû sans doute à un volume interdit dont Runia m'avait confié l'existence. Bien qu'encore jeune, j’étais déjà devenu une sommité en matière de Grands Livres et de Tomes interdits. Je demandai à voir le livre. Elle me le présenta, mais je n'eus pas le courage de l'ouvrir. Ou plutôt, je résistai cette fois à la terrible tentation d'en parcourir les pages.

Tout se décida encore un peu plus tard. Après avoir assisté à une conférence, à l'Université de Nalavas, je revenais à la capitale et trouvais une grande agitation dans le bar de Madame. Pas dans la salle, où les éternels ripailleurs s'adonnaient comme toujours à leurs jeux, mais dans le sanctuaire : Madame avait eu un malaise. Après l'avoir menée jusqu’à sa chambre, Runia l'avait questionné sur les raisons de ce malaise : sa mère affirmait avoir été soufflée comme une chandelle par un vent sinistre provenant de la cache où se trouvait le Volume Noir. Alarmée, Runia surmonta son aversion de l'ouvrage et voulu s'en débarrasser. Mais elle ne parvint jamais à le sortir du sanctuaire, ni à le brûler ni à le détruire d'une quelconque façon. Alors que je me rendais justement chez elle pour la prévenir de mon retour en ville, sa première action fut de me supplier de soulager le monde d'un des volumes interdits. Je me rendis donc dans le sanctuaire et pris le livre dans mes mains tremblantes. J'ignore combien de temps exactement je restai là, sans bouger, le livre dans les mains. Mais un chose est sûre : je finis par le consulter. Lorsque j'en ouvris les pages, je tombai aussitôt sur des expériences abominables, commises forcément par les plus maléfiques des sorciers. Ma soif de connaissance des grands secrets fut apaisée pour un long moment. Le Tome Noir était ni plus ni moins un recueil des plus terribles pratiques de sorcellerie : un volume interdit authentique traitant de nécromancie.

Je revins alors au moment présent.

— Nous devons prévenir les autorités.

— Que nous possédions un ouvrage interdit ? Que tu as consulté ! fit Runia, au bord de la panique. Sa sincère inquiétude me toucha.

— Nous pourrons toujours nous appuyer sur le fait que nous ne sommes jamais parvenus à le sortir d'ici, ni à le détruire malgré de nombreuses tentatives. Le pouvoir maléfique de cette chose est trop grand. Nous ne pouvons pas le laisser se balader dans les mains de quelqu'un qui possède visiblement déjà des connaissances plus vastes que les nôtres. Runia, tu sais que j'ai raison.

Nous le savions tous.

— D'un autre côté... commença Edouard.

— Oui, quoi ? demanda Madame, pressante.

— Nous ne sommes pas parvenu à percer les secrets du voleur...

Je compris aussitôt où il voulait en venir. Nous nous considérions tout quatre comme le plus puissant cercle de sorciers de la capitale, peut-être du pays. Les érudits de l'Université Centrale, de l'Académie ou de la Noblesse ne feraient pas mieux que nous. Mais j'entrevis alors une autre possibilité : l'Université de Nalavas. Ce domaine de la famille Nalavas, aujourd'hui sous la férule d'une branche cousine, les Epsilom, regroupait les meilleurs sorciers, mages, conjurateurs et ensorceleurs. Et les Epsilom comptaient parmi leurs ancêtres un chevalier, du nom de Liam Epsilom, qui fut celui grâce à qui le monde ne sombra pas sous les ombres du Nécromancien. Ils disposaient sans doute eux aussi de secrets utiles.

— Nous devons prévenir les autorités, répétais-je. Ils sauront quoi faire, à Nalavas.

Edouard détestait l'idée, mais convint que nous n'avions pas le choix. Runia et sa mère en convinrent également. Nous tremblions tous les quatre à la perspective des conséquences de nos aveux.

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