L'échafaud
La transition avec le rêve précédent fut abrupte. Je me trouvais à présent dans la peau d'une nouvelle personne, sur une place publique vaste et cernée de hauts immeubles. Je ne voyais guère plus : tout autour de moi se pressaient des centaines de gens venus assister à un spectacle que j’attendais impatiemment, sans savoir de quoi il s'agissait. Me faufilant par-ci par-là, je parvins à me rapprocher du centre de la foule et devant moi surgit alors une estrade de bois. Non, pas une estrade : un échafaud. Plusieurs personnes s'y trouvaient ; le bourreau tout d'abord, avec de grosses bottes à boucles et le visage dissimulé sous une cagoule, une sorte de prêtre qui criait à qui voulait bien l'entendre la culpabilité des condamnés. Et les condamnés eux-même bien entendu, au nombre de quatre. Après que la foule aie scandé de nombreuses fois : "A mort ! La corde ! A mort ! La corde !" Le bourreau rempli son office et, actionnant un levier, fit s'ouvrir sous les pieds des malheureux les trappes qui les retenaient jusque là dans le monde des vivants. Leurs nuques se brisèrent net et s'en fut terminé. Une partie de la foule commença à se disperser et je profitais de ces mouvements houleux pour me dégager de cette sinistre assemblée. Je repris ma route au travers du dédale de la ville et parvins à ma destination initiale, celle que j'avais complètement oubliée le temps de l'exécution : l'Université de Nalavas. J'étais attendu là-bas pour aider des confrères à juger une affaire épineuse. Lorsque je parvins dans le minuscule amphithéâtre, m'attendaient déjà le doyen, le directeur ainsi qu'une demi-douzaine de mes collègues. Je remarquais aussitôt que je considérais chacune de ces personnes comme les meilleures dans leur domaine. Je tiquai, mais me retint de piper mot et gagnai ma place en silence. Dès que je fus assis, le directeur fit un rapide compte et se leva.
— Messieurs, je compte sur votre entière discrétion concernant l'affaire qui nous amène ici aujourd'hui. Vous ne devez en parler à personne pour le moment. Je me chargerais moi-même de communiquer nos conclusions aux autorités concernées.
Après cette courte introduction, il fit entrer dans la salle une femme d'âge mûr, forte mais élégante, ainsi qu'un jeune homme que je reconnu aussitôt comme étant l'un de mes anciens élèves. J'avais ouï dire qu'il était devenu un grand spécialiste des Grands Secrets, bien que son parcours universitaire ne dénota aucune prédisposition à cela. Lui et la femme furent placés au centre de l'amphithéâtre, sur une estrade qui me rappela un court instant l'échafaud de la grand-place. Commença alors le récit le plus incroyable et le plus inquiétant que j'entendis de toute ma vie.
Je ne relaterais pas une seconde fois les événements qui menèrent à cette audition ; vous aurez aisément deviné qu'il s'agissait de la jeteuse de sorts Madame et du jeune spécialiste des grands secrets. Je vivais toutefois dans mon rêve ce récit et le débat houleux qui s'ensuivit. Malheureusement, ce débat m'échappe, car à ce moment le personnage que j'incarnais se trouvais submergé d'inquiétude, d'angoisse même, et ce qui l'entourait devint étrangement flou et distant alors qu'il se plongeait dans de profondes réflexions. De plus, mon rêve fut ce jour-ci interrompu par la sonnerie de mon réveil. Mais la nuit suivante, un nouveau rêve vint me visiter et il reprenait exactement là où il s'était interrompu la veille. A une différence notable : je n'étais plus dans la peau du même professeur. Je me trouvais dans un autre corps et les sensations qui m'assaillirent alors me parurent étranges...
Je mis toutefois un moment à comprendre pourquoi : j'habitais un corps de femme. C'est là l'expérience la plus troublante que j'ai expérimenté durant ces rêves. Étrangement, la façon dont cette femme percevais le monde, les gens et les situations, me sembla assez différente de ce que je suis habitué à percevoir en tant qu'homme. Je ne saurais trouver les mots exacts pour le décrire. Quoiqu'il en soit, cette femme dont j'habitais l'esprit et le corps assistait au débat sans y prendre part. Elle réfléchissait, tout en prêtant attention à chaque parole prononcées par ses collègues. Alors que le volume des discussions augmentait, elle se leva et demanda le silence, puis prit la parole :
— Mes très chers collègues, nous savons tous ici ce que nous devons faire : mener une enquête auprès de tout les magiciens, tout les jeteurs de sorts, sorciers, conjurateurs, conservateurs, bref, auprès de toute personne susceptible de posséder l'un des Volumes Noirs Interdits. Nous devons nous assurer qu'il s'agit là d'un cas isolé. Dans le cas contraire, cela signifierais le commencement d'une nouvelle ère de terreur.
— Et pour eux ? demanda alors le professeur dans la peau duquel je me trouvais la nuit précédente. Que décidons-nous ?
— Ils me semblent de bonne foi. La preuve en est qu'ils sont venu nous avertir. Mais, je recommande pour ma part de tout de même mener une enquête, afin d'être... Sûrs. Ils n'auraient sans doute jamais pu nous parler avant. Le Tome le leur aurait interdit.
Plusieurs personnes acquiescèrent. Le jeune homme et Madame, au centre de l'amphithéâtre, adressèrent un signe de tête reconnaissant. Un vieil homme, très vieil homme, prit la parole à son tour, d'une voix chevrotante mais déterminé :
— Nous devrions prendre toutes les précautions qui, je crois, s'imposent. Nous devons prévenir les autorités : le gouvernement central du Haut-Duché, mais aussi notre bon Duc. Les Epsilom possèdent dans leur manoir un certain artefact qu'il nous faut examiner au plus vite.
En entendant cela, je vis plusieurs personnes tressaillir. Moi-même, fut parcouru, ou parcourue, d'un frisson désagréable, un mauvais pressentiment. Dans mon esprit flotta un nom : le Nécromancien. Mais je chassai aussitôt cette idée : trop impossible, trop effrayante. Et le rêve prit fin.
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